4.4. Les municipalités étrangères et le traitement des maladies mentales

A son arrivée, le premier représentant diplomatique français, Charles de Montigny, dépense une grande énergie dans la défense des droits français en Chine : animé de vifs sentiments nationaux, il s’attache à créer à Shanghai un territoire français autonome, valorisant auprès du gouvernement et des milieux d’affaires les avantages commerciaux qu’offre la Chine. Cependant , ses efforts ne trouvent guère d’écho en France ; après cinquante ans de présence dans le pays, le commerce français fait encore pâle figure en comparaison du dynamisme économique des Anglais, la population française de la Concession étant surtout constituée, durant les premières décennies, de marins et de militaires ; la deuxième catégorie de Français en nombre est représentée par le personnel municipal, anciens marins convertis ou Français ayant répondu à une annonce publiée en France. Des commerces de service et de divertissements sont également ouverts par des Français, dont certains prospèrent à Shanghai, comme la Compagnie des tramways, d’électricité et d’eau ou la Compagnie des messageries maritimes. A mesure que les concessions se modernisent, se dotant de l’électricité, de l’eau potable, d’infrastructures hospitalières et sécurisant leur territoire par une police qu’elle finance et gère, la composition démographique de la communauté occidentale évolue ; la transformation des infrastructures hospitalières en est le reflet. Par exemple, une maternité est ouverte en 1922 à l’hôpital Sainte Marie, dotée des dernières technologies, comme un service radiologique. L’absence de certaines cliniques spécialisées révèle les priorités de la municipalité en matière médicale dans le même temps qu’elle est un élément symptomatique de la composition démographique de la population occidentale : l’hôpital Sainte Marie manque ainsi d’un service de pédiatrie et de gériatrie ; dans son rapport du 26 août 1942 adressé aux services administratifs, le docteur Palud évoque la nécessité de créer un service de pédiatrie : « D’une urgence très grande demeure la nécessité d’un service pour enfants, totalement inexistant pour les étrangers à Shanghai » 831 , cependant les enfants européens ne sont pas assez nombreux pour justifier la fondation d’un tel service ; l’inexistence de personnes âgées parmi la communauté occidentale de Shanghai explique également l’absence d’un service de gériatrie. La municipalité française ne crée en fait de nouveaux services que lorsqu’ils peuvent être utiles en priorité à la population européenne ; elle souhaite limiter sa politique sociale à une œuvre d’assistance publique qui offre des arguments de bonne conduite et n’a aucune intention d’offrir des services complets à la population chinoise ; ce qu’elle entreprend lui semble déjà suffisant et elle ne veut pas attirer à elle la misère du monde.

Le traitement en psychiatrie suit cette logique. Au début du siècle, fonder un hôpital psychiatrique pour soigner des malades chinois, dans un souci d’assistance publique ou de mission civilisatrice, serait apparu aux yeux des responsables étrangers comme une absurdité, une vision totalement irréaliste ; c’est au contraire pour répondre à des impératifs pressants qu’un hôpital psychiatrique est créé dans les années 30 par les municipalités étrangères de Shanghai, avec l’aide de Lu Baihong : il a pour unique objectif de faire face au problème posé par les réfugiés russes dont la situation dramatique se traduit pour certains par l’alcoolisme, le suicide, les troubles psychologiques. L’hôpital psychiatrique occupe une fonction de régulation mais aussi d’exclusion en écartant de la voie publique les personnes susceptibles de mettre en danger la vie d’autrui ainsi que la leur. Les municipalités étrangères se sentent responsables de ces personnes car elles résident dans les Concessions mais, ayant perdu leur représentation politique officielle, relèvent des autorités chinoises qui ne disposent d’aucun moyen pour faire face à ce type de problème ; les administrations étrangères sont mises devant le fait accompli en janvier 1927 lorsque la cour chinoise fait savoir au SMC que la responsabilité des malades russes lui incombe et qu’il doit les accueillir dans des structures adaptées. Si, dans la création de l’hôpital psychiatrique, les impératifs de sécurité publique sont prédominants, on peut également déceler dans les documents un intérêt humanitaire de la part de certains responsables et médecins étrangers ; le regard a évolué depuis le XVIIIème siècle où la folie est devenue maladie mentale 832 dont la médecine a fait un champ de connaissance, transformant l’asile en un lieu d’exercice de soins psychiatriques. Les médecins étrangers en charge de la santé publique à Shanghai souhaitent y exercer la psychiatrie moderne avec des infirmiers spécialisés et non revenir à l’enfermement des fous surveillés par des gardiens. Les docteurs Jordan et Rabaute souhaitent une médicalisation des patients russes selon des techniques et des traitements modernes afin de soulager leur souffrance morale et atténuer leurs troubles psychologiques.

Le premier hôpital à appliquer les principes de la psychiatrie moderne occidentale en Chine est le ‘Peking Union Medical College’ (PUMC) qui met en pratique l’enseignement de la faculté de médecine de la ‘Johns Hopkins University’. Fondé en 1921, il commence son programme de psychiatrie en 1922 ; tout en soignant un nombre important d’indigents, cette institution permet surtout d’accueillir les patients de classes sociales élevées, entrepreneurs, diplomates, toute l’élite politique et intellectuelle et les étrangers résidants en Chine. 833 Avec le PUMC qui s’investit dans des recherches en psychiatrie pour développer sa méthodologie en Chine, la Fondation Rockefeller est parvenue à créer le meilleur hôpital du pays. 834

Par ailleurs, comme l’indique Matthew Thomson, durant l’entre-deux-guerres les préoccupations concernant les désordres mentaux s’accroissent. 835 la volonté de préserver la paix en améliorant la santé mentale des populations explique l’intérêt des nations occidentales en faveur des recherches psychiatriques. Un mouvement international, plus particulièrement dominé par les États-Unis, se dessine ainsi autour des questions d’hygiène mentale, qui entraîne l’internationalisation des méthodes de travail et l’émergence d’une nouvelle génération de scientifiques et de spécialistes en hygiène mentale décidés à coopérer. Les médecins chinois formés à l’étranger sont imprégnés par ce courant et, animés par une volonté de participer à la recherche internationale, ils appliquent à leur retour l’enseignement reçu. Cependant, comme le relève Thomson, le nationalisme l’emporte sur la coopération et le mouvement international d’hygiène mentale ne parvient pas à maintenir la solidarité et a confiance, facteurs essentiels du progrès scientifique : le cas du Mercy Hospital, traité dans ce chapitre, illustre les divisions persistantes entre les nations qui mettent un frein à la réalisation de projets concertés en matière de santé publique.

En 1936 est créée à Shanghai, par un groupe de médecins spécialisés en maladies mentales, la ‘Mental Hygiene Association’ sous l'égide de la ‘Chinese Medical Association’ ; son siège est établi route Say Zoong (actuellement Changshou lu), sur la Concession internationale et elle a pour objectif d'informer le public sur les maladies mentales en organisant des conférences ou des émissions à la radio et en faisant paraître des articles dans la presse. Le docteur Shen, professeur de psychologie à la St John's University et attaché au SMC, organise, avec le docteur Halpern, des conférences et des échanges avec le public sous forme de débats portant sur la psychologie et l’analyse de cas personnels. L'association dispose de deux cliniques, une depuis 1939 au St Luke’s Hospital et une autre à l'hôpital de la Red Swastika Society, organisation caritative chinoise ; ses membres sont des personnes reconnues à Shanghai, telles le docteur Fanny Halpern et le docteur Hu, ancien professeur de psychologie à l'université de Shanghai, président de l’association ; le poste de secrétaire est tenu par le révérend Jing, secrétaire du YMCA chinois, tandis que le docteur Ma, biochimiste et directeur du ‘Great Eastern Biochemical Research Laboratory’, occupe la fonction de conseiller médical. Les activités de l’association vont se réduire avec les hostilités sino-japonaises 836

Certains médecins chinois formés dans les universités occidentales soutiennent les municipalités des concessions dans leur action sociale. C’est le cas du docteur Li, une étudiante chinoise de Nanjing formée à l'université de Californie auprès du médecin Noel Keys où elle obtient un diplôme en psychologie clinique, qui décide de travailler en faveur des enfants maltraités ou au passé instable. De retour en Chine, elle accepte le poste de psychologue offert par l'Association nationale d'aide à l'enfance, créée par Chang Kai-chek, qui possède cinq institutions situées dans les différentes zones de Shanghai. Le docteur Li crée dans chacune d’elles une section de soutien psychologique accueillant en moyenne trois cents enfants, avec pour chacun constitution d’un dossier médical et psychologique ; sur la Concession française se trouve ‘la Maison d'aide à l'enfance’ rue Lafayette (actuellement Fuxing lu), tandis que ‘l'Infirmerie de l'aide à l'enfance’ est située rue Yangzepoo dans la Concession internationale, les trois autres institutions étant réparties dans la ville chinoise. 837 Le docteur Li ouvre en août 1936 la première clinique psychiatrique pour enfants en Chine ; elle est également membre consultatif de la ‘Mental Hygiene Association’, établie en 1936, gère le bureau de Protection de l'enfance du SMC, et elle est détachée aux services d'hygiène et d'assistance publique de la municipalité française en 1943 pour y créer un service similaire.

Notes
831.

AMS, U38 5 1122, Rapport du docteur Palud du 26 août 1942.

832.

Michel Foucault, L’histoire de la folie , Gallimard, 1972.

833.

Hugh L. Shapiro, ‘The View From a Chinese Asylum : Defining Madness in 1930s Peking’, Ph.D., Cambridge, Massachusetts, Harvard University, 1995, pp 3-5.

834.

Hugh L. Shapiro, ‘The View From a Chinese Asylum : Defining Madness in 1930s Peking’, Ph.D., Cambridge, Massachusetts, Harvard University, 1995, pp 3-5.

835.

Matthew Thomson, Mental Hygiene as an International movement, pp 183-299, in Paul Weindling, ed., International Health Organisations and Mouvements, 1918-1939 , Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

836.

AMS, U38 1 1281, Rapport de la municipalité française sur l’enregistrement de la Mental Hygiène Association, le 14 avril 1943.

837.

AMS, U1 16 996, Article du 18 février 1937 du Journal "China Press", "Mental Clinic Gives Unfortunate Children New Lease On Life."