4.4.3. Les difficultés liées à l’administration du Mercy Hospital

La manière dont le Mercy Hospital est géré suscite de nombreuses critiques de la part de l’administration française et de l’administration anglo-saxonne. Pour le docteur Jordan, ‘Commissionner of Public Health’, l’administration de l’hôpital n’est pas compétente ; dès l’ouverture, les Sœurs entrent en conflit avec le directeur Lu Baihong sur des questions de pratique médicale en milieu psychiatrique et la psychiatre de l’hôpital, le docteur Halphen, rencontre également de nombreuses difficultés à convaincre le directeur que l’aspect médical prime sur l’aspect religieux.

Les missionnaires mettent en place la médicalisation, établissant des rapports sur les différents malades 847 dont certains, outre les troubles psychiques, souffrent de malnutrition, de tuberculose, d’épilepsie, de la maladie de Parkinson ; leur état de santé est déterminé grâce à un laboratoire au sein de l’hôpital qui permet d’effectuer des analyses d’urine et de sang. En 1937, l’hôpital compte huit médecins, dont un étranger, neuf Sœurs et onze Frères, quarante infirmières chinoises et quatre vingt dix assistants chinois, pour environ quatre cents malades.

Dès l’ouverture de l’hôpital, les missionnaires, expérimentés dans le traitement des malades mentaux, sont confrontés aux déficiences des installations, portes sans serrures et fenêtres sans grilles, mais Lu Baihong refuse de prêter attention à leurs demandes d’installer du matériel de sécurité et de protection. Ils ont donc le plus grand mal à gérer les premiers malades qui arrivent en juillet 1935 ; durant la nuit, certains malades déambulent dans les couloirs et sautent dans le jardin par les fenêtres. Suite à la mort d’une malade retrouvée noyée près de l’hôpital, Lu Baihong accepte de mettre des serrures aux portes des pavillons et des barreaux de protection aux fenêtres, cette affaire ayant terni l’image du nouvel hôpital. 848 Le personnel médical continue malgré tout d’être confronté à la violence des malades, que ce soit des patients gravement atteints ou de plus calmes en proie à des crises. 849 Lu Baihong pense que le calme et la beauté du site, et surtout le travail des religieux, suffisent et il n’envisage pas les techniques plus récentes dans le traitement des maladies mentales, comme l’hydrothérapie ou l’électrothérapie. 850

Face à ces dysfonctionnements, le docteur Jordan préconise de poursuivre les subventions à la section psychiatrique de l’hôpital Orthodoxe Russe et d’y envoyer les malades étrangers jusqu’à ce que les conditions d’accueil au Mercy Hospital s’améliorent : « certaines faiblesses au sein de l’administration ont rendu difficile cette décision, sinon impossible d’envoyer des patients, habitués à une hospitalisation au sein de structures modernes au Mercy Hospital. » 851 Selon Jordan, outre le manque d’encadrement médical, les problèmes du Mercy Hospital tiennent à l’inexpérience de la direction, « empêtrée dans des théories philanthropiques peu réalistes. » 852 Au début de l’année 1936, les docteurs Rabaute et Jordan envisagent une coopération pour changer l’organisation déficiente du Mercy Hospital ; il est urgent d’établir un Conseil d’administration et de choisir un administrateur compétent dans la gestion d’un hôpital psychiatrique, d’augmenter le nombre de médecins spécialistes, d’infirmiers et d’infirmières, ainsi que de personnel pour le nettoyage de l’hôpital ; il est également nécessaire de renforcer les grilles des fenêtres et d’y installer des moustiquaires métalliques. 853 Lu Baihong s’attache à faire preuve de bonne volonté dans ses rapports avec les administrations étrangères et accède à leurs demandes ; il accepte la formation d’un comité et la présence d’un gestionnaire spécialiste des hôpitaux psychiatriques, et s’engage à recruter des médecins chinois ayant reçu une formation en psychiatrie ; les travaux portant sur les grilles et les moustiquaires sont engagés ; l’hôpital sera également pourvu d’appareils hydrothérapiques commandés en France. 854

Le Conseil, présidé par le fondateur Lu Baihong secondé de deux représentants de la municipalité chinoise de Shanghai, est formé en janvier 1937 et se compose de onze membres : deux représentants de la municipalité française, le Révérend Père E.Moulis et un conseiller chinois, deux représentants du SMC, M.Massey et M.Bannett, deux conseillers du SMC, deux représentants de l’Action catholique de Shanghai, deux membres désignés par Lu Baihong, dont le vice-président du conseil qui assiste le président dans toutes les affaires et exerce ses fonctions par intérim en cas d’absence ; le second est le Frère Braun, un surintendant qui s’occupe de toutes les affaires de l’hôpital. Un comité médical consultatif est également constitué, au sein duquel siègent les docteurs Rabaute et Jordan ; ce dernier constate, après la première réunion du comité en juin 1937 : « Je suis enclin à considérer qu’à moins de convaincre les responsables de l’hôpital de changer leurs méthodes, il est peu probable que ce comité pourra être utile. » 855 De fait le comité s’avère inefficace, le déficit et les dysfonctionnements de l’hôpital perdurent.

Le docteur Rabaute relève des problèmes graves : en août 1937, le médecin s’inquiète du décès d’un aliéné russe survenu le 18 août après avoir été blessé à la tête dans la même nuit par un autre malade, qui n’a été notifié à l’administration municipale que le 25 août par une lettre de l’Institut médico-légal indiquant comme cause de la mort une commotion cérébrale ; Lu Baihong justifie ce retard par le déclenchement des hostilités sino-japonaises. Pour le docteur Rabaute, cet événement démontre que les malades dangereux pour eux-mêmes et pour autrui ne sont pas assez surveillés, et que le laxisme aggrave la situation qui peut nuire à l’image de l’administration municipale française et lui créer des difficultés : « Le Mercy Hospital ne remplira jamais effectivement les engagements qu’il a pris à l’égard de l’administration municipale. » 856 Le 26 octobre 1937, deux mères d’aliénés russes internés souhaitent que leurs fils soient déplacés du Mercy Hospital à la section psychiatrique de l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe où ils se trouvaient avant l’ouverture du nouvel hôpital ; ces demandes confirment les craintes du docteur Rabaute sur les mauvaises conditions d’internement des malades mentaux  et sur l’éloignement de l’hôpital qui limite les visites des familles. Il rédige toutefois une note pour informer les familles qui ne souhaitent pas faire soigner leurs malades au Mercy Hospital, qu’elles devront prendre elles-mêmes en charge les frais d’hospitalisation dans l’hôpital de leur choix, car il s’agit d’admettre que « du fait de son éloignement, du fait de l’administration spéciale qu’on y fait, du fait également de l’inobservation fréquente de certaines clauses de la convention, le Mercy Hospital a une mauvaise réputation auprès des familles des malades. Il faut faire part d’un autre côté de l’exagération ou des convenances personnelles dont il n’est pas possible de tenir compte dans chaque cas. » 857

Au Mercy Hospital, les malades européens se retrouvent dans un environnement étranger à leur culture et à leur langue ; or, certains sont atteints de délires aigus ou chroniques dont l’obsession première est la peur des Chinois; et ne peuvent donc être soignés par un personnel chinois ni se trouver dans un pavillon occupé par des Chinois. Dans l’ensemble, les malades ont davantage besoin d’un suivi psychologique pour les aider à reconstruire leur personnalité que d’un suivi médical, mais l’hôpital s’apparente davantage à une structure d’enfermement pour aliénés. Pour le docteur Rabaute, les mesures à prendre consistent à conserver les structures préexistantes, limiter l’envoi d’aliénés étrangers au nouvel hôpital, ou, si cela s’avère indispensable, garantir leur prise en charge par les infirmiers étrangers. 858 Le docteur Kasakoff, lui aussi, considère que les conditions de vie au Mercy Hospital ne sont pas adaptées aux malades européens : les chambres n’y sont pas chauffées, la nourriture est composée de riz et de légumes, la langue dominante est le chinois, le travail psychologique est absent ; 859 il regrette que le SMC et le CAM y envoient les malades étrangers au lieu de financer un meilleur équipement de la section psychiatrique de l’hôpital russe.

Mais les arguments des médecins ne sont pas pris en considération par les responsables administratifs français 860 qui décident d’envoyer tous les malades russes au nouvel hôpital. De ce fait, la subvention annuelle de 10.000$, auparavant octroyée à l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe par la COIP, est désormais allouée au Mercy Hospital où trente lits gratuits sont réservés pour l’administration française. Le CAM maintient toutefois une subvention de 5.000$ pour soigner certains malades mentaux dans la section psychiatrique de l’hôpital Orthodoxe russe ; 861 mais en 1937, la municipalité décide de mettre un terme définitif au contrat avec l’hôpital russe, un choix regrettable en raison de la mauvaise réputation du Mercy Hospital où les familles étrangères refusent d’envoyer leurs malades 862 et en raison des difficultés causées par la guerre sino-japonaise.

Notes
847.

Jean-Paul Wiest, Maryknoll in China , Orbis Books, Maryknoll, New-York, 1988, p 158.

848.

Jean-Paul Wiest, Maryknoll in China , Orbis Books, Maryknoll, New-York, 1988, p 158.

849.

Jean-Paul Wiest, Maryknoll in China , p 158.

850.

AMS, U1 16 591 (2), Rapport du docteur S.Jordan et du docteur Halpern du 11 mai 1938 sur le fonctionnement du Mercy Hospital.

851.

AMS, U38 5 1158, Lettre du Commissionner of Public Health du SMC, Jordan au directeur de l’hygiène et l’assistance publique, le docteur Rabaute, le 23 mars 1936.

852.

AMS, U38 5 1158, Lettre du Commissionner of Public Health du SMC, Jordan au directeur de l’hygiène et l’assistance publique, le docteur Rabaute, le 23 mars 1936.

853.

AMS, U38 5 1158.

854.

AMS, U38 5 1158, Lettre de Lu Baihong à M.Verdier, directeur des Services municipaux, le 8 juin 1936.

855.

AMS, U1 16 591 (1), Lettre du Commissionner of Public Health au secrétaire du SMC, le 15 juin 1937.

856.

AMS, U38 1 170, Lettre du docteur Rabaute au directeur des services municipaux, le 28 août 1937.

857.

AMS, U38 1 170 ; Lette du docteur Rabaute au directeur des services municipaux, le 26 octobre 1937.

858.

AMS, U38 5 1618, Lettre du docteur Rabaute aux Services municipaux, le 26 juillet 1934.

859.

AMS, U1 16 591 (2), Lettre du 9 mars 1936 du docteur Kasakoff au docteur Jordan.

860.

AMS, U38 1 170, Lettre du docteur Rabaute du 26 octobre 1937.

861.

AMS, U38 5 1618, Comité du 23 décembre 1935.

862.

AMS, U38 1 170, Lettre du docteur Rabaute du 26 octobre 1937.