4.4.4. Les conséquences de la guerre sino-japonaise sur l’hôpital

Le bombardement de Shanghai par les Japonais, le 13 août 1937, désorganise le fonctionnement du Mercy Hospital ; médecins et personnel chinois quittent l’hôpital qui se trouve dans une zone de combat, au carrefour des routes de Shanghai et Nanjing que les avions japonais ne cessent de bombarder pendant trois mois. Selon les Sœurs, c’est grâce à la protection divine que le Mercy Hospital est épargné. 863 Le 9 novembre 1937, les Japonais prennent Shanghai et le 12 ils engagent une bataille avec l’armée chinoise dans le secteur où se situe l’hôpital ; alors que les Sœurs et les Frères ne pensent pouvoir survivre, personne n’est touché à la fin de l’engagement mais les armées japonaises sont victorieuses et leurs autorités autorisent les missionnaires à porter secours aux soldats chinois blessés, à les soigner au sein de l’hôpital et à enterrer les morts. Cependant les ressources alimentaires sont limitées et l’hospitalisation des blessés chinois ravive les difficultés.

Les bombardements japonais provoquent aussi l’arrivée de réfugiés des villages avoisinants cherchant refuge à l’hôpital ; les Sœurs doivent assurer la nourriture d’au moins mille deux cents réfugiés à la fin octobre et leur nombre atteint trois mille les mois suivants, sans compter les trois cents malades à nourrir tous les jours ; elles parviennent malgré tout à assurer trois repas par jour pour les malades et deux pour les réfugiés. Quand elles commencent à s’inquiéter de l’épuisement des stocks, un événement heureux se produit ; une des Sœurs raconte : « We were hungry but God sent us food in many ways, like that one time when sampans going to Shanghai to sell rice, found that the Japanese army had advanced so far up that they gave their rice to us for the patients. » 864

Fin décembre 1937, la situation se stabilise à Shanghai mais Lu Baihong est assassiné le 26 décembre 1937 pour avoir défié les ordres du gouvernement nationaliste de Jiang Jieshi qui interdit toute coopération avec les Japonais ; or il avait accepté, pour poursuivre ses actions philanthropiques et superviser ses hôpitaux, de devenir membre d’un comité formé par les Japonais ; sa mort est fortement ressentie dans toutes ses œuvres charitables dont le Mercy Hospital. Le docteur Rabaute remarque qu’après l’occupation de la région par les troupes japonaises et le décès de Lu Baihong, les conditions d’hospitalisation des aliénés se sont considérablement aggravées ; l’absence de psychiatres et de médecins, tous réfugiés à Shanghai, l’arrêt des services publics (eau et électricité), l’absence de chauffage et d’approvisionnement en produits alimentaires, entraînent des conditions de vie précaires. La gestion de l’hôpital repose entièrement sur les religieux, ce qui accentue le sentiment d’isolement. Le docteur Jordan approche les autorités japonaises pour solliciter le rétablissement des lignes électriques et l’approvisionnement de l’hôpital ; elles acceptent et, à partir de janvier 1938, les administrations étrangères obtiennent des laissez-passer pour amener des malades à l’hôpital, dont l’accès était auparavant bloqué, mais le docteur Rabaute se montre réticent à y envoyer des malades : « Les malades y sont trop mal, tout au moins les étrangers, pour que nous continuions à recommander cet établissement, dont nous avions toujours déconseillé l’adoption. » 865 Toutefois, le manque de structures à Shanghai ne lui permet pas de suivre cette ligne de conduite.

En février 1938, le fils de Lu Baihong prend la suite des affaires de son père et lui succède à la tête du Mercy Hospital ; il précise que deux cent vingt malades y ont été envoyés depuis les hostilités d’août 1937, dont la plupart sont pauvres et hospitalisés gratuitement. 866 Le docteur Jordan, remarque qu’ « une des conséquences de la situation de crise est que nous serons obligés, dans un acte de charité et d’auto-protection, de prendre en charge temporairement une grande part de la responsabilité dans cette question qui auparavant revenait au gouvernement de Shanghai. Notons qu’un hôpital psychiatrique de ce genre est d’une criante nécessité. » 867 L’organisation de l’hôpital s’est traduite par une gestion chaotique et un déficit constant ; la direction doit trouver des sources de financements afin de rééquilibrer le budget ; par exemple, les malades envoyés par la municipalité de Shanghai peuvent être considérés comme des réfugiés et bénéficier ainsi des subventions venant de la taxe volontaire prélevée sur les entrées des spectacles, des bars ou ‘dancings’ en tant que contribution aux réfugiés de guerre. 868 Le docteur Jordan préconise un changement dans l’organisation du Conseil d’administration de l’hôpital, l’objectif étant de prendre le contrôle, en écartant la plupart des membres du comité, pour créer un véritable comité de supervision qui mette en œuvre une politique de gestion efficace.

En 1938, les Sœurs de Maryknoll sont sollicitées par les administrations étrangères pour prendre complètement en charge l’hôpital et de ce fait assurer les dépenses mensuelles qui s’élèvent à 5.000$ ; en outre, les réparations sont évaluées à 70.000$ et les intérêts d’un prêt contracté par les fondateurs de l’hôpital se montent à 15.000$. En juillet 1938, face à l’impossibilité des fondateurs et administrateurs chinois de financer plus longtemps l’hôpital, l’administration est confiée au Père Verdier, représentant de la Mission du Jiangnan, qui contribue au maintien de l’hôpital en avançant les fonds nécessaires à son entretien et en comblant les déficits ; les municipalités étrangères de Shanghai apportent toutefois la majorité des fonds et remboursent les avances effectuées par la mission. En novembre 1938, ne pouvant prendre une telle responsabilité, les Sœurs décident de partir et sont remplacées par les Sœurs Franciscaines du Luxembourg.

Le conflit sino-japonais entraîne un exode de la population qui laisse de nombreux malades sans répondant pour acquitter les frais d’hospitalisation. Bien que la nouvelle gestion soit toujours déficitaire, le déficit est comblé chaque année par les deux municipalités étrangères sous forme de secours exceptionnels, et en 1940 la municipalité chinoise participe à cette assistance. 869

MERCY Hospital, dépenses, déficits, recettes et subventions
MERCY Hospital, dépenses, déficits, recettes et subventions

Le coût moyen par journée d’un malade peut être calculé à partir du nombre de journées de malades assurées par l’hôpital ; les chiffres rapportés par l’administration du Mercy Hospital peuvent être corroborés en les comparant aux dépenses divisées par le nombre de journées de malades pour les années 1938 à 1942, quand ce nombre est connu, ce qui est le cas de 1939 à 1941. 870

MERCY Hospital, coût moyen par journée de malade
MERCY Hospital, coût moyen par journée de malade

La municipalité française estime le prix de revient d’un malade hospitalisé au Mercy Hospital à 1,17$ par jour en 1939 alors que le prix de revient des malades payants, est de 1,80$. Si ce calcul est exact, compte tenu des sommes versées au titre des malades envoyés par la municipalité française et des subventions attribuées annuellement, il devrait cependant être majoré des secours ‘exceptionnels’ versés par la municipalité tous les ans pour apurer le déficit, qui fait passer le coût de 1,17$ à 1,47$ comme le montre la courbe ci-dessus. A l’évidence, le prix de la journée est malgré tout très raisonnable quand on le compare aux autres hôpitaux financés par la municipalité française.

Les municipalités étrangères sont partagées sur l’attitude à adopter : le maintien de l’hôpital est certes nécessaire mais leur soutien financier permanent encourage l’administration chinoise dans son irresponsabilité. Lors d’une réunion entre les deux services de santé publique, le docteur Palud, successeur du docteur Rabaute, suggère au docteur Jordan la possibilité d’assurer le fonctionnement du Mercy Hospital en écartant toute participation chinoise, de façon à garder l’intégralité des droits de propriété et de gérance de l’hôpital ; le docteur Jordan, s’il accepte l’idée d’un contrôle administratif, refuse d’écarter toute coopération avec l’administration chinoise car ce serait accepter indéfiniment l’entretien des malades étrangers. 871

En 1939, le personnel de l’hôpital a changé ; il n’y a plus qu’un seul docteur pour treize infirmiers et assistants et vingt-deux infirmières et assistantes ; l’ensemble du personnel est chinois, à l’exception des religieux d’origine étrangère. La présence d’un médecin unique confirme qu’il s’agit plus d’un centre de rétention, certes médicalisé, que d’un hôpital psychiatrique moderne.

MERCY Hospital, personnel au 01/02/39
MERCY Hospital, personnel au 01/02/39

En février 1940, le Père Verdier annonce aux administrations étrangères que le déficit de 1938 est comblé grâce aux secours de la COIP et du SMC qui ont réparti la charge du déficit ainsi que l’entretien de l’hôpital proportionnellement au nombre de malades envoyés : sur les 1.900 dollars par mois de déficit, 1.150 dollars sont versés par le SMC et 750 dollars environ par la municipalité française et la COIP. 872 L’action catholique et la municipalité chinoise du Grand Shanghai, qui avaient contribué à la fondation de l’hôpital et s’étaient engagées à participer financièrement proportionnellement aux malades envoyés, sont incapables de payer ; en 1940 la municipalité chinoise verse toutefois une somme unique de 10.000 dollars qui contredit en partie l’image d’irresponsabilité que les municipalités étrangères veulent donner de la municipalité chinoise.

En 1940, le déficit financier de l’hôpital se poursuit, en raison du renchérissement du coût de la vie qui s’ajoute aux dépenses d’entretien de cent dix malades sans répondant de la part de leur famille ou de la municipalité chinoise. Le 23 décembre 1940, le Père Verdier sollicite auprès des services d’hygiène français le remboursement de la somme de 112.473,22 $ que la mission a avancée pour la gestion de l’hôpital durant l’année, ou l’octroi de subventions car elle manque de moyens financiers pour gérer ses nombreuses œuvres charitables 873  ; le Père Verdier ne peut plus assurer de nouvelles dépenses pour le Mercy Hospital, comme l’achat de riz et demande donc aux deux administrations de verser 150.000 $ sur un compte ouvert au nom du Shanghai Mercy Hospital en vue de rembourser les dépenses d’approvisionnement avancées par la mission et de constituer un fond de roulement pour l’hôpital ; elles acceptent de payer 75.000 dollars dans un premier temps. Le Père Verdier, désormais libéré de la responsabilité financière qui lui incombait, décide de poursuivre son travail mais il exige qu’on n’admette plus que des malades payants et des malades indigents envoyés par le SMC ou l’administration française. En octobre 1941, le nombre de malades passe à quatre vingt-dix ; le maire du Grand Shanghai accepte de verser à ce titre 20.000$, mais seulement après examen de la comptabilité de l’hôpital ; le SMC et la municipalité française versent des avances pour les premiers mois de 1942 tandis qu’elles partageront le déficit de 43.000$ pour 1941, à condition que la municipalité chinoise verse les 20.000$ qu’elle s’est engagée à payer. 874

Durant la guerre, lorsque les combats bloquent l’accès au Mercy Hospital, les malades sont de nouveau envoyés à l’hôpital de la Confraternité orthodoxe russe qui reçoit soixante-sept patients en 1937, et huit toxicomanes sont également admis à la section psychiatrique. Aussi, malgré l’envoi de malades au Mercy Hospital, le nombre de malades mentaux soignés à l’hôpital Orthodoxe Russe ne cesse-t-il d’augmenter. De plus, à la fin des combats les malades, en raison des difficultés de déplacement, doivent séjourner longtemps à l’infirmerie du dépôt de la municipalité française bien qu’elle ne soit pas adaptée : l’approvisionnement en nourriture y est irrégulier et la surveillance des malades insuffisante ; en attendant que l’accès au Mercy Hospital soit possible, les malades sont placés à la section mentale de l’hôpital Orthodoxe Russe. 875

Lorsqu’en 1940 le docteur Kasakoff et la Confraternité orthodoxe russe cessent de diriger l’hôpital de la communauté russe, sa section psychiatrique, qu’il continue de diriger, est transférée au ‘Country Sanatorium’ situé Keswick Road (Kaixuan lu) sur la Concession internationale ; or, en 1943 le ‘Country Sanatorium’ rencontre de nombreuses difficultés financières en raison de la hausse des loyers, du prix de l'électricité, du charbon, des médicaments ; en conséquence le SMC, sur la demande du ‘Commissionner of Public Health’, lui accorde une subvention de 10.000 dollars, stipulant par contrat que le Conseil réserve cinq lits au tarif de 30 dollars par jour et par patient, de 15 dollars seulement si les lits sont inoccupés. 876 C’est ainsi que les difficultés de fonctionnement du Mercy Hospital suscitent l’octroi d’une aide au ‘Country Sanatorium’ pour maintenir une assistance aux personnes souffrant de troubles psychiques.

Notes
863.

Jean-Paul Wiest, Maryknoll in China , Orbis Books, Maryknoll, New York, 1988, pp 159-161.

864.

Jean-Paul Wiest, Maryknoll in China , Orbis Books, Maryknoll, New York, 1988, p 161. ‘Nous avions faim, mais Dieu nous a envoyé de la nourriture de différentes manières, comme cette fois quand des sampans se rendant à Shanghai pour vendre du riz réalisèrent que les armées japonaises avaient avancé si loin qu’ils nous donnèrent leur riz pour les malades.’

865.

AMS, U 38 1 500 (1), Note du docteur Rabaute du 26 janvier 1938.

866.

AMS, U1 16 591 (1), Lettre de Yoh Yingjeng, (fils de Lu Baihong et directeur du Mercy Hospital) le 19 février 1938.

867.

AMS, U1 16 591 (1), Rapport du ‘Commissionner of Public Health’ du SMC du 9 mars 1938.

868.

AMS, U1 16 591 (1), Rapport du ‘Commissionner of Public Health’ du SMC du 28 décembre 1938.

869.

AMS, U38 5 1191, U38 5 1176, U38 5 1177, Rapports comptables du Mercy Hospital. Sur le graphique suivant, pour l’année 1938, seuls les comptes du deuxième semestre y figurent. Nous ne disposons pas d’information sur le fonctionnement du premier semestre. Les comptes de l’ancienne administration s’arrêtent au 31 décembre 1937.

870.

AMS, U38 5 1191, U38 5 1176, U38 5 1177, Rapports comptables du Mercy Hospital.

871.

AMS, U38 5 1191, Note du docteur Rabaute sur la participation du SMC au fonctionnement du Mercy Hospital du 4 avril 1940.

872.

AMS, U38 1 500, Rapport de la municipalité française sur le Mercy Hospital.

873.

AMS, U38 1 171 (2), Lettre du Père Verdier à la municipalité française le 23 décembre 1940.

874.

A.MS., U38 5 1176, Communication du 5 mai 1942 des deux municipalités relative au Mercy Hospital.

875.

AMS, U38 1 500 (1), Rapport du docteur Palud, le 18 février 1938.

876.

AMS, U1 4 626, 627, Rapport du SMC sur le Country Sanatorium.