Dans les villes françaises du XIXème siècle les principales institutions pour les pauvres sont les hôpitaux qui soignent les malades indigents, ainsi que les hospices qui accueillent les personnes âgées, les infirmes, les filles-mères et les enfants abandonnés. Les hôpitaux sont financés par le département et par des aides locales et privées. Suivant le courant des philosophes rationalistes du siècle des Lumières, les républicains tentent de limiter l’importance de l’assistance en provenance des structures religieuses mais ils n’ont pas les moyens financiers de rivaliser avec les congrégations 878 ; il y a donc continuité entre les institutions d’assistance de l’Ancien Régime et celles du XIXème siècle 879 où la charité catholique traditionnelle se manifeste surtout dans le nord. 880 Les sœurs se souciant autant du salut des âmes que du traitement médical, l’hôpital est réglé par un code moral strict imposé aux enfants comme aux adultes. 881
Cette atmosphère liée à la présence majoritaire des Sœurs au sein de l’hôpital se retrouve à l’hôpital français de Shanghai, les décisions prises étant soumises en priorité à des considérations religieuses. La Mère Montvert, par souci de prosélytisme, met l’accent sur l’aide aux patients chinois et se montre réticente à réserver des lits d’hôpitaux aux indigents russes ; de son côté la police se plaint de l’attitude des religieuses qui refusent l’accueil des mendiants ou des alcooliques trouvés dans la rue, d’où les nombreux conflits entre la municipalité française qui veut se débarrasser des signes extérieurs de désordre et le personnel médical qui souhaite travailler selon ses propres critères.
A partir de 1930, la municipalité française finance l’hôpital Sainte Marie, celui de la Confraternité orthodoxe russe et le Mercy Hospital, avec pour objectif de devenir autonome par rapport au SMC pour la médicalisation des résidents étrangers de la Concession française. En effet, les hôpitaux gérés par le SMC sont imprégnés par le savoir-faire et la culture économique des anglo-saxons tandis que, loin de prendre des initiatives, le CAM agit en fonction des mesures médicales prises par sa voisine et s’affranchit tardivement de ses infrastructures. C’est que le dynamisme économique et les qualités de gestionnaires des anglo-saxons tiennent à des pratiques religieuses différentes : les catholiques manifestent un mépris de l’argent, contrairement aux protestants inspirés, dans leur lecture de la Bible, par la ‘Parabole du Bon serviteur’ fondatrice du capitalisme ; ils n’ont aucune honte à faire fructifier l’argent et rendent grâce à Dieu des bénéfices engrangés.
Pour les Chinois, habitué à ce que le malade reçoive les soins à domicile, dans son environnement naturel, le concept d’hôpital est contraire au bon sens: concentrer en un même lieu des individus déséquilibrés par la maladie provoque un déséquilibre encore plus grand; la distinction entre sain et malsain, avec la création de ‘ghetto’ pour les malades, représente un frein à la guérison. Si les Chinois comprennent le bien fondé et la nécessité de mettre à l’écart les contagieux, ils se sentent humiliés par les critiques des Occidentaux qui ne prennent pas la peine de leur expliquer leur méthode et imposent des règles qui leur paraissent injustifiées, car, dans leur logique, réunir les malades contagieux revient à les condamner à mort. En outre, ces occupants étrangers pleins de suffisance, qui ont apporté dans le pays les germes de certaines maladies, ne s’intéressent pas à leur médecine pourtant millénaire mais se servent de la conjoncture catastrophique pour démontrer l’infériorité des pratiques chinoises et marquer leur mépris.
Dans le même ordre d’idée, l’attitude psychologique est aussi fondamentale dans le cas du traitement des fous ; la façon dont on les considère révèle l’évolution d’une société, son degré d’humanisme, et c’est une question qui demeure très actuelle. Nous enfermons nos semblables car il est difficile d’accepter cette part de nous-mêmes révélant faiblesse et dépendance, impuissants que nous sommes à gérer ces expressions de notre être, en conséquence de quoi ils nous dérangent ; s’il est urgent de trouver de nouvelles approches de la maladie mentale et de nouvelles méthodes de traitement, la priorité est d’améliorer les conditions d’accueil des patients. La vulnérabilité des malades mentaux s’accentue durant les périodes de crise où, considérés comme des fardeaux, ils ne reçoivent plus l’attention qui leur est due.
A Shanghai, les municipalités étrangères ne pensaient pas être confrontées à la maladie mentale et ne commencent à s’en préoccuper que lorsque le problème a pris une telle ampleur qu’il devient impossible de l’ignorer. Une solution appropriée aurait été de développer la section psychiatrique de l’hôpital Orthodoxe Russe et de recruter plusieurs psychiatres pour le Mercy Hospital, mais les deux municipalités se sentent peu concernées dans l’amélioration de structures dont l’objet ne les valorise pas. Aussi laissent-elles s’installer de nombreux dysfonctionnements, leurs conceptions thérapeutiques et administratives ne concordant pas avec celles du directeur Lu Baihong ; le docteur Jordan va jusqu’à lui reprocher de se rendre trop souvent à l’hôpital, ce qui ne serait pas sa place, 882 et il critique ses directives médicales, arguant que Lu Baihong n’a pas de formation en psychiatrie. Les Sœurs Maryknoll, face au constant déficit budgétaire, décident de quitter une œuvre qui ne répond pas aux espoirs d’évangélisation qu’elles y ont placés et amène plus de désagréments que de bienfaits. Pour leur part, les services d’hygiène publique des concessions, avec leur souci d’efficacité administrative et de rentabilité économique, ne savent que critiquer Lu Baihong et la municipalité chinoise, sans prendre en compte leurs propres limites : manque de moyens mis en œuvre pour faire fonctionner une institution moderne, impuissance à trouver des solutions adéquates. Dans le même temps, le pouvoir des psychiatres est extrêmement étendu, ils bénéficient d’une grande liberté de diagnostic et peuvent décider de l’internement des malades. 883 L’hôpital psychiatrique, qui peut représenter le cas échéant un refuge contre les violences environnementales, permet aux pouvoirs publics d’écarter de la société des individus présentant à leurs yeux un danger sans, pour autant, chercher à les soigner, ce qui révèle les faiblesses de l’institution psychiatrique face à la maladie mentale. Les hôpitaux psychiatriques profitent de l’aura qui entoure la science et la médecine à Shanghai durant la période républicaine, et reçoivent des donations en provenance des municipalités étrangères cherchant à se valoriser, ainsi que de certains notables chinois et de membres de la mafia qui veulent se refaire une image de respectabilité 884 .
Serge Paugam, La société française et ses pauvres , Paris, Quadrige/Puf, 2002, p 87.
Timothy Smith, ‘The politics of public assistance in Lyon, France, 1815-1920’, p 19 : « Au XIXième siècle, les hôpitaux ressemblent peu à des institutions médicales. Surtout, il existe une persistance obstinée de la charité religieuse. Même dans la ‘ville rouge’ de Limoges, l’Eglise possède une grande influence jusque dans les années 1890. Neuf congrégations de religieuses sont installées dans la ville, il y a ceux qui travaillent dans les hôpitaux (jusqu’à ce qu’ils soient laïcisés), à la prison, et ceux qui gèrent des écoles pour les enfants pauvres. De nombreuses organisations créées par les classes supérieures continuent d’aider les pauvres et de leur enseigner le catéchisme et les vertus du mariage. »
Bonnie Smith, Ladies of the Leisure Class : The Bourgeoises of Northern France in the Nineteenth Century , Princeton, Princeton University Press, 1981.
Timothy Smith, p 73 : « Le patient se retrouve dans un véritable couvent avec des règles et règlements internes qui n’ont pas fondamentalement changé depuis le milieu du XVIIième siècle. De 5 heures du matin, où même les malades gravement atteints sont réveillés, jusqu’à huit heures du soir, le rythme quotidien de l’hôpital est réglé par les cérémonies religieuses. Discipline, loyauté, soumission et non la compétence, sont les critères pour recruter le personnel. Les frères et sœurs religieuses qui représentent 80% du personnel doivent renoncer au monde extérieur et se dévouer aux patients. Il vivent dans les hôpitaux et ne reçoivent qu’un maigre salaire. »
AM.S., U1 16 591 (1), Lettre du ‘Commissioner of Public Health’, le docteur Jordan, au secrétaire du SMC, le 8 octobre 1936 : « it will have to be said sooner or later, and that is that M. Lo Pa Hong should be given a gentle hint that the Director or Patron of Hospitals does not normally in other countries give orders and generally interfere with the management of patients in the institutions of which he is patron. Through an unbounded enthusiasm for charitable work he tends to give orders as to the treatment of patients, and spends far too much of his time at the Hospital.”
Hugh L. Shapiro, ‘The View From a Chinese Asylum : Defining Madness in 1930s Peking’, Ph.D. Cambridge, Massachusetts, Harvard University, 1995, p 386.
Hugh L. Shapiro, ‘The View From a Chinese Asylum’, p 74.