Chapitre 5. L’exercice de la médecine française à Shanghai

Après la révolte des Taiping, les hommes d’affaires étrangers voient, en l’afflux de réfugiés chinois dans les concessions, le moyen de réaliser des profits dans le secteur de l’immobilier; quant aux municipalités, elles gèrent leur installation et bénéficient, après quelques années de flottement, du prélèvement de diverses taxes et impôts ; elles effectuent bien des aménagements urbains dont profite dans le même temps la population chinoise, mais ne considèrent pas comme leur rôle d’assurer un service médical ou éducatif envers les indigènes.

Au début du XXème siècle, la population chinoise est réticente à suivre les directives d’un pouvoir considéré comme colonial, c’est-à-dire imposé par la force et ignorant des coutumes locales ; elle est organisée autour de structures traditionnelles comme celles des guildes et des associations régionales, ainsi que des sociétés secrètes, dont les élites établissent les infrastructures nécessaires pour aider leurs membres dans les divers domaines de la vie quotidienne. A la suite des conflits avec l’Association Régionale de Ningbo, nous avons vu que la municipalité française avait renoncé à imposer des mesures sanitaires autoritaires ; mais dans les années 20 et 30, les associations régionales ne sont plus en mesure de répondre aux nombreux bouleversements économiques et urbains que connaît la ville ; la municipalité est amenée à prendre le relais tandis que la population chinoise s’est familiarisée avec la médecine scientifique et les mesures d’hygiène publique par le biais de la presse et des campagnes d’information menées par les trois pouvoirs politiques de Shanghai, et réagit plus favorablement aux mesures prises par la municipalité française.

Dans le domaine médical, la politique de la municipalité française change radicalement lors de la fondation du gouvernement nationaliste de Nanjing, qui exerce des pressions politiques sur les municipalités étrangères ; à l’indifférence succède l’autoritarisme : tout un arsenal réglementaire est déployé, très contraignant pour les médecins et pharmaciens chinois de médecine traditionnelle ; tandis que les médecins occidentaux et chinois de formation se conforment rapidement et facilement aux règlements de la municipalité française.

La médecine à Shanghai, alliant diverses traditions médicales, est à l’image de la pluralité ethnique de la ville. La médecine occidentale, en raison de sa reconnaissance officielle par les organisations internationales comme la SDN, et forte de sa position dominante dans les colonies, est considérée comme la seule médecine efficace par les pouvoirs politiques, et adoptée par le gouvernement nationaliste lors de la fondation du ministère de la Santé en 1928 au détriment de la médecine traditionnelle. Cependant, sous la pression des praticiens chinois qui ont fondé pour se défendre une association nationale, et en raison de l’impossibilité d’étendre à l’ensemble du pays la médecine scientifique, le gouvernement chinois doit abandonner son projet d’éradication de la médecine chinoise. Dans les années 30, les trois pouvoirs politiques de Shanghai agissent selon les principes de la médecine scientifique dans le domaine médical et sanitaire : vaccinations de masse sur l’ensemble de la ville, repris par les Japonais qui, formés à la médecine allemande, poursuivent l’œuvre des puissances occidentales.

Nous retraçons dans ce chapitre l’évolution de la médecine française à Shanghai : au départ, la municipalité française considère qu’il est nécessaire de dominer la scène médicale pour contrecarrer l’influence des autres nations occidentales, comme celle des États-Unis ou de l’Angleterre ; comme dans le domaine social, les projets envisagés sont mis en place tardivement et ne reçoivent pas les financements nécessaires. Puis, le service médical de la municipalité se modernise parallèlement à la croissance économique et à l’augmentation de la population locale, et profite de la présence des médecins français qui enseignent à l’Aurore ; la population française et les employés municipaux en sont les principaux bénéficiaires ; pour la population chinoise, accéder à ce confort suppose soit d’être très riche pour payer soins et hospitalisation, soit très pauvre pour répondre aux critères de sélection de la politique d’assistance publique qui donnent accès aux soins gratuits ; un homme chinois a d’ailleurs plus de chances de bénéficier de ce programme qu’une femme qui doit attendre 1941, date de construction du pavillon réservée aux indigentes chinoises à l’hôpital Sainte Marie.

La confrontation entre les deux médecines ne se manifeste pas que dans sa pratique : la médecine occidentale, clinicienne et de laboratoire, forte des avancées scientifiques de la fin du XIXème siècle, est enseignée dans les sept facultés médicales fondées à Shanghai qui enregistrent une énorme concentration de diplômes obtenus par des médecins de formation occidentale ; certains sont attirés par la prospérité des concessions, propice à l’ouverture d’un cabinet privé, et par le cadre privilégié qu’offre la présence de laboratoires étrangers et chinois. Familiarisés avec la culture occidentale, ils peuvent apprécier le gouvernement étranger, la médecine apparaissant alors comme un instrument au service du pouvoir et assurant sa légitimité. Cet aspect politique a prédominé dans la perception des communistes et, avec la forte concurrence entre les professionnels de la santé, le changement de régime de 1950 a sonné le glas des personnes formées auprès des Occidentaux qui ne se sont pas exilées.