5.1.4. L'infirmerie

La présence du Corps d’Occupation Français, qui a pour fonction de protéger la Concession française, incite la municipalité à créer une infirmerie pour limiter les hospitalisations à Sainte Marie et réduire le coût des soins médicaux ; d’abord située au Camp de Koukaza, elle est transférée en 1918 près du champ de tir dans des locaux neufs ; en 1927, un typhon la détruit en partie mais elle y est maintenue jusqu’en mai 1928 où l'écroulement du plafond sur les malades oblige les pouvoirs publics à prendre des dispositions. Une nouvelle infirmerie est construite en 1930 route Delastre (actuellement Taiyuan lu) ; 951 elle reçoit les agents chinois et indochinois qui ont besoin de repos ou doivent être soignés pour des maladies sans gravité. Les frais médicaux liés aux maladies vénériennes dont sont atteints de nombreux agents, ainsi que les frais de nourriture sont à leur charge ; de 1916 à 1929, 45.264 journées d'infirmerie d’agents indochinois à 1,50 $ par jour représentent un bénéfice de 65.896 $ pour la municipalité ; pour les Chinois, 20.868 journées à 0,60 $ par jour rapportent 12.520 $, ce qui assure à la municipalité un revenu de 78.416 $. A partir de 1929, la municipalité paie tous les frais des agents indochinois et chinois. Elle recrute alors un médecin chinois, assistant du directeur, pour soigner le personnel chinois ; il reçoit un salaire de 200 $ par mois ; pour le docteur Velliot cette mesure est positive : « le personnel chinois vient progressivement à la médecine européenne, la nomination d'un médecin chinois satisfera à la fois leurs désirs de soins et leur amour propre national. » 952

Face à l’augmentation du nombre des agents de police indochinois, la municipalité recrute également des employés indochinois à l’infirmerie. Ainsi, le chef infirmier tonkinois qui a commencé en 1917 sous la direction du docteur Ricou, travaille dix-huit ans au service de la municipalité, dont quatorze au service médical ; devant son désir de se retirer en Indochine, la municipalité lui remet, pour son départ, la médaille d'argent municipale en raison de ses « loyaux et bons services ». 953 A partir d'avril 1938, la durée du congé administratif attribué au personnel indochinois est fixée à trois mois, après quatre ans de séjour à Shanghai, le voyage restant à la charge de l'employé. 954

Dans les rapports sur l’infirmerie apparaissent de nombreuses dissensions entre Tonkinois et Chinois, que ce soit entre le personnel de l'infirmerie ou entre les employés soignés. Une enquête des services municipaux est diligentée à la suite d’une bagarre lors d’une partie de jeux, le 31 juillet 1938, un des joueurs ayant remis un faux billet à un de ses adversaires gagnants ; la sanction pour les agents en traitement à l’infirmerie qui ont participé au jeu est de six jours de garde et de 3 $ de retenue sur leur salaire. 955 Le 11 août 1938, un infirmier chinois signale au chef-infirmier Le Roux qu’un infirmier tonkinois organise des ‘jeux d'argent’ pour une quinzaine de malades tonkinois, dénonciation qui entraîne la révocation de l'employé suivie de menaces adressées à l'infirmier chinois.

Pour le docteur français, le service doit être réorganisé car le personnel, manquant de compétence et trop peu nombreux pour une moyenne journalière de quatre vingt-cinq malades hospitalisés (pour la plupart des agents de police) et une centaine de consultations d’agents malades chaque matinée.

De 1935 à 1938, les agents auxiliaires russes sont passés de cent trente à trois cent soixante, les gardes tonkinois de cinq cents à neuf cents, les agents chinois de mille quatre cents à deux mille cent, 956 et l'infirmerie reçoit une quinzaine d'agents russes par jour en raison de la formation d'un corps de police russe ; le directeur de l'infirmerie sollicite l'emploi de deux infirmiers russes pour aider le personnel mais la municipalité n'en engage qu'un, en 1938, avec un salaire mensuel de 140 $, ainsi qu’un infirmier tonkinois payé 30 $ par mois et un infirmier chinois avec une solde de 37,20 $ par mois. L’infirmier tonkinois, âgé de 19 ans, est le fils d'un brigadier tonkinois de la police, et, élève d’une école franco-annamite, il a passé son certificat d'études primaires en 1938 ; il parle et écrit le français et le chinois ; en raison de sa faible corpulence, l’administration précise qu’il est engagé en tant qu’auxiliaire à l'essai pour un an. 957

Un autre cas est celui d’un employé chinois de 29 ans engagé le 3 janvier 1930 en tant qu’employé de bureau à l’Infirmerie ; il a suivi dans le même temps les cours de français de l’École municipale pendant un an seulement et, face aux besoins de l’Infirmerie, il est recruté comme élève infirmier en 1938 ; il conserve sa titularisation et sa solde de bureau pendant un an, tout en travaillant comme élève infirmier à l’essai. 958

Les documents recueillis ne me permettent pas d’effectuer une étude complète du fonctionnement de l’Infirmerie mais certains éléments intéressants ressortent des dossiers consultés. L’Infirmerie apparaît comme essentielle pour la municipalité française qui réalise des économies en y soignant la majorité des agents de la police ; les agents français, lorsqu’ils sont envoyés à l’hôpital Sainte Marie, sont soignés en première et deuxième classe, la troisième classe étant réservée aux agents chinois, indochinois et russes ; à partir de 1935, les agents chinois et indochinois sont hospitalisés dans le pavillon des indigents. La politique de santé de la municipalité française est donc marquée par une discrimination raciale entre les employés ; le contexte colonial de l’époque fonctionne sur la reconnaissance de la supériorité supposée de certaines nations et pour les responsables français, il est tout simplement impensable de traiter sur un pied d’égalité les Chinois, les Indochinois, les réfugiés russes et les Français. Le salaire et les avantages sociaux varient selon la nationalité de la personne, ce qui bien entendu représente un avantage pour la municipalité ; en recrutant des personnes localement, elle est en mesure d’augmenter ses effectifs tout en réservant les postes à responsabilité à des Français recrutés en métropole. La municipalité limite les frais d’hospitalisation des employés indochinois, russes et chinois. L’observation de l’Infirmerie fait également ressortir les conflits constants qui émaillent les relations entre les Chinois et les Indochinois, perturbant son bon fonctionnement.

Notes
951.

AMS, U38 1 93, U 38 1 109, Rapport de Gilis, Infirmier au Service médical. Le document ne porte pas de date. Il doit être de 1930.

952.

AMS, U38 1 95 (5), Lettre de Velliot aux services municipaux, avril 1929.

953.

AMS, U38 1 97 (3), Lettre de l’Infirmier M. Gilis à M. Verdier, directeur général des Services municipaux, mars 1931.

954.

AMS, U38 1 97 (2), Ordonnance Consulaire du 16 mars 1938.

955.

AMS, U38 1 97 (2), Lettre du Sous-directeur adjoint, M. Lambalot au Directeur-adjoint, Chef de la garde, le 4 août 1938.

956.

AMS, U38 1 95 (5).

957.

AMS, U38 1 97 (2), Dossier sur le personnel de l’Infirmerie établie par l’administration française.

958.

AMS, U38 1 97 (2), Dossier sur le personnel de l’Infirmerie établie par l’administration française.