5.1.6. Les difficultés liées à la guerre

En juin 1938, la municipalité renouvelle pour trois ans son contrat avec la ‘Firme Fresson’ et lui verse une somme de 32.000 $ par an. En 1939, le docteur Velliot sollicite une augmentation des honoraires versés au cabinet et une majoration de 2.400 $ lui est accordée, soit une rémunération annuelle de 34.400 $ pour le cabinet, alors qu’il souhaitait obtenir 42.000 $. 967 En 1942, le docteur Velliot met en avant la baisse de sa clientèle privée et l'augmentation des effectifs municipaux pour justifier son rattachement à la municipalité en tant que ‘fonctionnaire’, la fonction municipale lui apparaissant alors plus stable et plus rémunératrice, mais l'administration refuse : « le docteur Velliot fait valoir que sa clientèle particulière a diminué. Il resterait à vérifier que le départ de nombreux étrangers en est la seule raison. En tout cas, on ne voit pas pourquoi l'administration municipale aurait à en supporter la conséquence. » 968 L’année suivante, le médecin se plaint à la municipalité que « le traitement des médecins est devenu insuffisant et les sommes payées sont dérisoires en regard des services assurés » ; 969 il reproche au conseil de ne pas lui octroyer l’indemnité de famille et autres avantages dévolus aux employés municipaux, tels que la caisse de prévoyance, les congés payés, les voyages, les indemnités de logement ; à quoi la municipalité rétorque que les contrats des employés leur interdisent toute activité professionnelle en dehors de leur fonction municipale, ce qui n’est pas le cas des médecins de la Firme, et qu’elle ne peut donc prendre en compte cette demande ; 970 par contre, suivant l’augmentation du personnel municipal, la municipalité augmente les honoraires de la Firme dont les médecins soignent l'ensemble des employés municipaux qui, en 1942, représentent sept mille sept cents employés et leur famille, dont mille sept cents Européens, mille quatre cents Indochinois et quatre mille cinq cents Chinois ; quant au nombre des auxiliaires de police, en majorité russes, il a doublé durant la guerre. La municipalité décide donc de verser, à compter du 1er juillet 1942, 3.500 $ par mois à la Firme, soit une somme annuelle de 42.000 $, pour les soins aux employés municipaux ; la Firme reçoit en outre 7.000 $ par mois au titre des opérations chirurgicales ; pour sa part, le docteur Velliot dispose d’une licence gratuite d'automobile et l’administration couvre les frais de son abonnement téléphonique tandis que l'administration lui verse 1.200 $ par mois pour son poste de médecin-chef du Pavillon d'Isolement ; 971 le docteur Malval reçoit un salaire de 739 $ par mois pour son travail à la maternité de l'hôpital Sainte Marie et 500 $ par mois pour son poste d’enseignant à la Faculté, versés cependant de manière sporadique en raison « de la ruine de la Mission Catholique et de la destruction de ses propriétés (qui) entraînent de graves conséquences financières pour l’Aurore. Le Père Recteur envoie une circulaire à tous les professeurs pour leur demander des sacrifices sur leur traitement accepté avec une grande générosité. » 972 Les difficultés financières touchent aussi la communauté française, ce qui amène le docteur Malval à accueillir chez lui le docteur Raynal dont la maison a été réquisitionnée par les Japonais ; il n’est guère possible pour la municipalité d’accorder des avantages supplémentaires aux médecins, malgré l’ampleur de leur travail.

‘Firme’ Fresson, nombre de visites et accouchements effectués par le Dr Malval
Années Visites Accouchements
1938 (6 mois) 519 2
1939 1100 20
1940 1191 31
1941 996 30
1942 930 33
1943 715 27
1944 821 45
1945 646 62
1946 147 21
Total 7065 270

L’emploi du temps des médecins est chargé : après ses heures d’enseignement à l’hôpital Sainte Marie, ses visites à l ‘Infirmerie et à la prison municipale, le docteur Malval assure les consultations à la Firme de 11 à 13 heures, où il reçoit les employés municipaux et leur famille, les agents de la police ainsi que leur famille et les employés des entreprises françaises. La majorité des patients bénéficient de la gratuité des soins car plusieurs entreprises françaises ont passé des contrats avec la Firme. A travers les rapports du docteur Malval, nous remarquons que la fréquentation est en baisse après 1941 à mesure que les Français quittent la ville. 973

Nous apprenons aussi que, durant la guerre, de nombreux clients viennent pour obtenir différents certificats, tels des tickets pour denrées alimentaires et des ‘autorisations pour utiliser l’ascenseur’. Durant ces années, « un certain nombre d’oisifs (surtout d’oisives) viennent également chez nous pour papoter à la salle d’attente et s’enquérir de la santé de ‘leur’ médecin ou de son avis sur les événements. » 974 L’après-midi, le docteur Malval assure des cours à la faculté de médecine de l’Aurore et des visites à domicile, ou aux postes de police en cas d’appel car, depuis 1941, il s’occupe du service médical de la police et doit fournir des rapports quotidiens sur les soins prodigués aux agents de la Garde. 975

Si l'on s'en tient à l'article du docteur Richer et aux remarques des responsables municipaux, les médecins de la Firme, cumulant plusieurs fonctions et gagnant des revenus annexes ce que ne peuvent faire les employés de la fonction publique, ont les avantages d'une entreprise privée. Anciens internes des hôpitaux comme le docteur Fresson et le docteur Ricou, anciens chefs de clinique chirurgicale comme le docteur Santelli, médecins coloniaux détachés en mission en Chine pour le compte des Affaires étrangères comme le docteur Malval, ayant établi un rapport de confiance avec la communauté française de Shanghai, les médecins de la Firme ont une position de quasi monopole car la Firme a une bonne réputation. Cette situation est remise en cause avec la crise économique générée par la guerre du fait du départ de nombreux étrangers, leur non-reconnaissance par le gouvernement français après 1945 jetant les employés municipaux dans la précarité et l’instabilité. 976

Dans le domaine médical comme dans les secteurs économiques, une ère de prospérité s’achève ; la guerre, qui entraîne le contrôle de la ville et des entreprises par les Japonais, et la hausse du coût de la vie fragilisent le système d’extraterritorialité des Concessions. La ‘Firme’, qui s’est développée sur l’expansion des entreprises étrangères à Shanghai et des besoins de la municipalité française, ne peut perdurer et cesse son activité avec la rétrocession de la Concession française. Les médecins Malval et Santelli poursuivent leur travail à l’hôpital Sainte Marie et à l’Aurore jusqu’à l’arrivée des communistes en 1949 et, malgré les difficultés causées par le gouvernement communiste, le docteur Santelli revient s’installer à Shanghai où il meurt en 1962, ce qui montre l’attachement de certains médecins pour leur vie en Chine.

Notes
967.

AMS, U38 1 95 (1), Rapport des services municipaux sur le service de santé, le 6 juillet 1942.

968.

AMS, U38 1 95 (1), Note de l'administration, le 6 juillet 1942.

969.

AMS, U38 1 95 (1), Lettre des médecins Velliot et Santelli à la municipalité, le 12 février 1943.

970.

AMS, U38 1 95 (1), Lettre du Consul général de France à Shanghai, au docteur Velliot, le 12 mai 1943.

971.

AMS, U38 1 95 (1), Rapport des services municipaux sur le service de santé, le 6 juillet 1942.

972.

AMS, Q244 11, Bulletin de l’université l’Aurore, Année scolaire 1937/1938, Compte-rendu du 3 septembre 1937.

973.

MAE, Mémoires du docteur Malval, Tome II.

974.

MAE, Mémoires du docteur Malval, Tome II p 100-101.

975.

AMS, U38 1 95 (1), Lettre des docteurs Velliot et Santelli à la municipalité, le 12 février 1943.

976.

Christine Cornet, The Bumpy End of the French Concession and French Influence in Shanghai, 1937-1946, pp 257-276, in Christian Henriot, Wen hsin Yeh, Allison Rottman, eds, In the Shadow of the Risen Sun: Shanghai under Japanese Occupation , Cambridge University Press, 2004.