5.2.1. L’exercice de la médecine dans la Concession française

La réglementation du 18 février 1936 exige des médecins et professionnels de la santé qui travaillent dans la Concession française d’acquérir une licence renouvelable tous les cinq ans ; son application suscite des protestations de la part des ‘médecins empiriques’ -nom donné aux praticiens de médecine chinoise par les services municipaux- qui invoquent la cherté de la procédure, les frais d’enquête étant à leur charge, ainsi que le coût d’une patente d’établissement classé pour ceux qui exercent dans un cabinet privé : soit des frais d’enregistrement de dossier entre 2 et 5 $, alourdis d’une amende en cas de retard de paiement. Il est en outre impossible aux médecins de fournir l’ensemble des documents demandés par la municipalité, livret de famille, carte d’identité et certificat délivré par la municipalité du Grand Shanghai les autorisant à exercer la médecine traditionnelle chinoise. 978 De surcroît, les médecins ne peuvent plus s’associer avec un pharmacien ni vendre eux-mêmes leurs préparations médicinales comme ils le faisaient auparavant, pratique désormais passible d’une amende, 979 et ne doivent conserver dans leur cabinet que les médicaments de première nécessité, ce qui grève leurs revenus et implique un changement immédiat dans leur méthode de travail.

Une licence est donc délivrée à partir de 1931 et, pour assurer l’application des nouvelles mesures, les inspecteurs du service sanitaire établissent, dans leur secteur respectif, la liste des médecins, dentistes, sages-femmes, vétérinaires qui la possèdent ; ils contrôlent l’état sanitaire du cabinet et distribuent dès le 18 février 1936 un exemplaire en chinois des nouveaux règlements. Les hôpitaux font également l’objet de la surveillance des inspecteurs qui dressent la liste du personnel médical, vérifient les anciennes licences et l’état sanitaire des établissements et remettent au directeur un exemplaire des nouveaux règlements. 980 Les archives consultées ne contiennent pas de statistiques sur le nombre d’infractions enregistrées annuellement, mais il existe de nombreux dossiers sur des pharmacies, hôpitaux ou cabinets qui doivent payer une amende ou cesser leur activité. Les enquêtes des services sanitaires sont, pour la plupart, réalisées sur lettre de dénonciation et sur plaintes de clients chinois ou étrangers. En décembre 1935, par exemple, les services sanitaires découvrent, suite à un courrier, qu’un cabinet médical de la Concession française n’est pas géré par le détenteur de la patente professionnelle mais par un ami sans diplôme, tandis que le médecin enregistré au service d’hygiène travaille en fait dans la Concession internationale et permet, grâce à ce subterfuge, à une autre personne d’exercer la médecine au sein de son cabinet. 981 Une autre plainte d’un particulier incite les services d’hygiène à vérifier la compétence d’un médecin qui, effectivement, ne possède pas de licence et doit payer une amende de 20 $. 982 Une lettre anonyme dénonce une sage-femme non enregistrée qui a ouvert un cabinet à l’angle de l’avenue Edouard VII (Yanan dong lu) et de la rue Palikao (Yunnan nan lu) et une maternité dans la Concession internationale : outre une amende de 10 $, elle doit fermer son local professionnel sur ordre municipal, les infrastructures étant insalubres. 983 Suite à une lettre de protestation contre un médecin installé boulevard Montigny (Xizang nan lu), les services sanitaires se rendent sur les lieux désignés et découvrent que le médecin ne possède pas les diplômes requis pour obtenir une patente professionnelle ; il doit payer une amende de 5 $ et ferme son cabinet. 984 Un autre médecin possède bien une patente professionnelle pour son cabinet médical rue Eugène Bard (Zizhong lu), mais le loue à un commerce de pâtes alimentaires tandis qu’il a installé une table de consultation sur le trottoir, pratique inacceptable pour laquelle il doit payer une amende de 2 $ et reçoit l’ordre de s’installer dans une maison. 985 . Les dessins du docteur Malval restituent l’atmosphère des rues de Shanghai, et en particulier la présence de médecins chinois y exerçant leur métier au contact des passants, la plupart, selon le docteur Malval, dans un quartier situé près du centre de la Concession : « la gent médicale a sa zone d’élection, un secteur limité vers le centre de la ville française. Loin du port qui est à l’Est, et des verdures résidentielles disséminées au couchant, quartier relativement tranquille en comparaison de l’avenue Joffre, artère voisine, grondante de trafic. […] Quartier strictement indigène, où la vie chinoise est au naturel. […] A l’époque du Nouvel An Chinois, animation intense, jovialité générale. Et plus que jamais, l’étranger évite ce quartier, au moment même où nos médecins du trottoir font leurs plus belles recettes. […] C’est ainsi qu’entouré de sa pharmacie, le médecin attend, consulte, traite. Le prix de la consultation est toujours débattu et fixé d’avance. Somme infime qui paie le remède plus que le prescripteur. » 986 Les documents ne mentionnent pas de règlement interdisant la pratique de la médecine dans la rue, bien que des contrôles soient effectués et des sanctions prises comme dans le cas précédent. Un autre médecin empirique, qui exerce dans un lieu très modeste, fait l’objet d’une plainte envoyée à la municipalité, 987 sa pratique ne correspondant pas aux exigences imposées par les services sanitaires : il ne possède ni diplôme, ni installations adaptées, ni enseigne. Les lettres anonymes viennent souvent de médecins qui souhaitent nuire à un concurrent ou qui, par éthique, refusent de voir un collègue ternir l’image de la médecine chinoise ; par exemple, les services d’hygiène rapportent que, sur dénonciation anonyme qui semble provenir d’un concurrent vue l’exagération des accusations, ils contrôlent un médecin empirique qui exerce sans patente professionnelle ; il paie l’amende et décide de quitter la concession : « Le plaignant anonyme est vraisemblablement un médecin concurrent qui a parlé d’avortement dans l’espoir d’une punition plus sévère envers le nommé Tsu Zong Cai, ce dernier âgé de 74 ans. » 988 Un autre médecin empirique exerçant sans licence à son domicile rue Ningbo, où loge aussi sa famille, est dénoncé pour non-conformité des lieux avec l’exercice de la médecine et doit s’acquitter d’une amende de 15 $. 989 Un de ses collègues, possédant, lui, un cabinet adéquat, mais n’ayant pas payé la patente, se voit pénalisé de 20 $. 990 Seules quelques dénonciations apparaissent non fondées et sont sanctionnées par les inspecteurs. La police aussi joue le rôle d’informateur auprès des services d’hygiène : un agent du Poste Pétain leur amène ainsi une femme chinoise d’une trentaine d’années dont l’habitation avenue Haig (Huashan lu) porte une affichette rouge signalant qu’elle aide les femmes souhaitant avorter ; les lieux étant insalubres et l’avortement illégal, la jeune femme, qui d’ailleurs ne possède pas de diplômes, reçoit l’ordre de cesser ses activités, à charge des agents du Poste Pétain de s’assurer qu’elle respecte cette décision. 991 Comme, en temps de guerre, un certificat de vaccination est obligatoire pour se déplacer hors de la ville de Shanghai ou lors des contrôles effectués par les militaires japonais, un hôpital chinois en fournit à la demande sans effectuer les vaccinations ; ce trafic mis à jour, la direction doit payer une amende de 60 $ et mettre un terme à cette pratique, mais la délivrance de ces documents se poursuivant, la fermeture de l’hôpital est ordonnée en février 1939. 992 Au contraire de ces nombreux cas, les dossiers relatifs aux médecins étrangers en infraction sont rares ; cela tient sans doute au fait qu’ils sont en moins grand nombre dans la Concession (222 en 1933 contre 866 médecins chinois), et au système médical particulier qui offre la gratuité des soins aux employés des entreprises et des municipalités étrangères, permettant aux expatriés ainsi qu’à leur famille de consulter des médecins patentés ; si un problème survient, il est géré par les responsables administratifs, les inspecteurs s’intéressant peu à la pratique et aux compétences des médecins étrangers par manque de temps et en l’absence de lettre de dénonciation.

La réglementation prend en compte la diversité des nationalités chez les professionnels de santé : les diplômes doivent être certifiés conformes par le consulat dont les médecins dépendent ; la Concession française en compte de nationalité anglaise, américaine, allemande, autrichienne, brésilienne, coréenne, hongroise, italienne, japonaise, norvégienne, polonaise et russe, permettant à chaque patient de s’adresser à un médecin appartenant à son pays d’origine. Beaucoup de médecins russes ont élu domicile dans le centre de la Concession française, en particulier sur l’avenue Joffre (Huahai zhong lu), l’avenue du Roi Albert (Shanxi nan lu), la route Vallon (Nanchang lu) et la rue Cardinal Mercier (Maoming nan lu). Les praticiens d’origine russe, réfugiés non reconnus par l’autorité consulaire de l’URSS, doivent remettre à la municipalité française leur diplôme certifié par la Société des médecins russes de Shanghai et contresigné par trois de ses membres ; une attestation de capacité professionnelle délivrée par cette Société et garantie par trois de ses membres est également valable. En 1936, selon la liste des médecins français et étrangers établie par les services sanitaires, quarante-sept médecins russes exercent leur profession dans les limites de la Concession (vingt-trois d’entre eux ont ouvert leur cabinet sur l’avenue Joffre). 993 Les services sanitaires ont, en outre, enregistré soixante-quatre dentistes russes, dont trente-quatre travaillent sur l’avenue Joffre. 994 Les sages-femmes sont en majorité de nationalité russe : dix-huit sur un total de vingt et une enregistrées, les trois autres étant de nationalité française, polonaise et coréenne. 995

Une pratique qui interpelle les services d’hygiène est celle des oculistes empiriques indiens qui doivent prouver, comme les autres médecins, leur capacité à exercer leur discipline ; il est toutefois décidé d’établir un nouveau règlement qui leur soit réservé et adapté à leur situation mais le conflit de 1937 empêche l’élaboration de ce texte. Toutefois, la municipalité ne souhaite pas interdire ces praticiens dont la présence est intéressante du point de vue de l’imposition ; de plus, leur clientèle est principalement d’origine indienne, familière de cette médecine. 996

Entre 1937 et 1941, durant les hostilités, l’enregistrement des médecins est interrompu et les autorités des concessions ne reconnaissent plus que les diplômes délivrés par la St John’s University et par l’université l’Aurore, ainsi que ceux avalisés par les autorités chinoises. Le bureau de l’Hygiène, rétabli en avril 1941, reprend l’enregistrement des médecins et exige des autorités françaises qu’elles publient un avis pour inviter tous les professionnels de la santé exerçant dans la Concession à se faire inscrire auprès de la municipalité chinoise, demande peu appréciée par les responsables français qui la considèrent comme une démarche politique dont le but est de s’immiscer dans la gestion de la concession. 997

Durant la guerre se pose aussi le problème des ressortissants de nations en guerre contre la France, comme l’Allemagne ; la municipalité décide de leur interdire la pratique de la médecine ou toute autre activité professionnelle au sein de la Concession, les réfugiés juifs originaires de ces pays étant également considérés comme des citoyens ennemis. En juin 1940, les autorités françaises décident que les nouvelles demandes seront rejetées, tandis que les demandes de renouvellement d’autorisations enregistrées avant les hostilités seront acceptées, compte tenu du fait que la Concession française est neutre et que les droits acquis doivent être respectés. 998 De janvier à juin 1940, la police réalise deux cent soixante-quatre enquêtes pour ouvertures d’établissements commerciaux et reçoit cent trente-quatre demandes de médecins, pharmaciens ou vétérinaires de nations ennemies, réfugiés juifs et non juifs, dont cinquante-cinq allemands, quarante-cinq autrichiens, seize tchécoslovaques, douze polonais ; 999 face au refus des autorités françaises d’enregistrer leurs demandes, de nombreux établissements s’installent sans autorisation. Le Service des Finances de la municipalité fait remarquer leur situation irrégulière et paradoxale : leur activité n’étant pas officiellement reconnue, aucune taxe ne peut leur être imposée et ils ne peuvent faire l’objet d’aucune expulsion ni interdiction de travailler. 1000 Sur ces remarques, le consul donne l’instruction d’entériner les irrégularités tolérées jusqu’alors 1001 mais de transmettre à la police toute nouvelle demande de patente ou de licence professionnelle d’un citoyen ennemi pour qu’une enquête soit menée sur la personne en question afin de vérifier ses opinions politiques et sa moralité. 1002 La municipalité relève l’impossibilité de recueillir de telles informations ; aussi, seuls les dossiers de personnes sur lesquelles la police possède des renseignements conséquents, ou qu’elle considère comme dangereux ou douteux, sont-ils transmis au consul, afin qu’il délibère sur leur cas ; 1003 pour les autres, la police autorise leur établissement dans la Concession si l’enquête ne relève rien de suspect. Le directeur des services d’hygiène appuie cette décision qui favorise la concurrence. 1004 Les considérations politiques s’effacent devant l’impossibilité des services de police et d’hygiène d’interdire l’installation d’un grand nombre de professionnels de la santé ressortissants de pays en guerre contre la France.

Notes
978.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Rapport sur la presse, articles portant sur la protestation des associations de médecins empiriques contre la municipalité française, le 23 juillet 1936.

979.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre de Verdier, directeur des services municipaux au Consul général de France à Shanghai, le 18 février 1937, Rapport des inspecteurs sanitaires au directeur du service de l’hygiène et de l’assistance publique relatif au contrôle des cabinets de consultations médicales, le 10 février 1937.

980.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Note de service du 29 avril 1936, du docteur Rabaute, directeur de l’hygiène et de l’assistance au chef inspecteur d’hygiène, sous directeur-adjoint.

981.

AMS, U38 5 1490, Lettre du 22 décembre 1935, Lettre de dénonciation.

982.

AMS, U35 5 1490, Plainte contre un médecin, le 19 avril 1936.

983.

AMS, U38 5 1490, Lettre du 15 mars 1938, et Rapport des services d’hygiène du 30 mars 1938.

984.

AMS, U38 5 1490, Lettre du 8 septembre 1938 contre un médecin et Rapport des services d’hygiène.

985.

AMS, U38 5 1490, Rapport du docteur Palud, le 16 septembre 1938.

986.

Archives privées de Louis Malval, Illustrations et commentaires du docteur Malval.

987.

AMS, U38 5 1490, Rapport du chef inspecteur d’hygiène, le 24 septembre 1938.

988.

AMS, U38 5 1490, Rapport des services d’hygiène, le 19 mars 1940 sur plainte du 15 mars 1940.

989.

AMS, U38 5 1490, Compte-rendu d’enquête, le 24 juin 1940.

990.

AMS, U38 5 1490, Enquête du 3 juin 1941.

991.

AMS, U38 5 671, Rapport du chef inspecteur d’hygiène, le 11 octobre 1941.

992.

AMS, U38 5 671, Lettre du directeur des services de police au directeur général des services municipaux, le 6 février 1939.

993.

AMS, U38 5 735, Liste des médecins français et étrangers enregistrés à la direction des services d’hygiène et d’assistance publique, année 1936.

994.

AMS, U38 5 742, Liste des dentistes français et étrangers enregistrés à la direction des services d’hygiène et d’assistance publique français pour l’année 1936.

995.

AMS, U38 5 737, Liste des sages-femmes enregistrées à la direction des services d’hygiène et d’assistance publique français pour l’année 1936.

996.

AD.N., Série A Noire, n°37, Cabinet du conseiller juridique le 26 juin 1937, C.Gattand, conseiller juridique de la Concession française au directeur général des services municipaux concernant la situation des occulistes indiens dans la concession. Lettre de Lachman Singh, occuliste à la municipalité française, le 28 juin 1937.

997.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°36, Lettre du directeur du département d’hygiène de Shanghai à la municipalité française du 19 janvier 1942. Lettre du secrétariat général au Consul général de France du 26 janvier 1942. Article du China Daily News, le 5 février 1942. Rapport des services de police, du 5 mars 1942.

998.

AMS, U38 5 738. Lettre de Henri Brionval, employé du service des Finances au Directeur des Finances, le 17 septembre 1940.

999.

AM.S., U38 5 738.

1000.

AMS, U38 5 738, Lettre de Henri Brionval, employé du service des Finances au Directeur des Finances, le 17 septembre 1940.

1001.

AMS, U38 5 738, Rapport de P. Vigne sur les sujets ennemis, le 9 décembre 1940.

1002.

AMS, U38 5 738, Rapport de P. Vigne sur les sujets ennemis, le 9 décembre 1940.

1003.

AMS, U38 5 738, Rapport de H. Bouffandeau, du Consulat général de France à Shanghai, le 31 décembre 1940.

1004.

AMS, U38 5 738, Lettre de Y. Palud, directeur des services d’hygiène et d’assistance publique au Consul général de France à Shanghai, le 21 décembre 1940.