5.2.2. L’exercice de la pharmacie 

Pour contrôler les pharmacies le gouvernement chinois adopte des règlements inspirés des politiques de santé publique occidentale. Le règlement municipal distingue trois types de pharmacies selon les produits qui y sont vendus : les pharmacies traditionnelles dont les médicaments appartiennent à la pharmacopée chinoise, sont les plus nombreuses dans la concession ; les pharmacies semi-européennes qui vendent aussi bien des produits de médecine chinoise que de médecine européenne mais ne peuvent délivrer que des spécialités connues dont la formule a été déposée, et les pharmacies modernes, liées à la médecine scientifique, qui peuvent préparer des ordonnances et vendre leurs spécialités à condition d’avoir un personnel qualifié. En 1934, la Concession française compte quatre vingt seize pharmacies chinoises, dix-sept pharmacies chinoises qui vendent des spécialités pharmaceutiques d’origine occidentale et chinoise, dix-huit pharmacies de type moderne gérées par des étrangers (trois françaises, douze russes, une japonaise, deux coréennes) et dix modernes tenues par des Chinois ; ainsi quarante-cinq pharmacies européennes ou chinoises vendent des produits pharmaceutiques étrangers, nombre élevé pour une clientèle d’environ cent soixante mille personnes, soit un tiers des habitants, car deux tiers de la population de la concession ont recours aux produits de médecine traditionnelle ; situées sur les artères principales, leur loyer est élevé et elles doivent faire face à la crise économique et aux forts tarifs douaniers qui grèvent leurs bénéfices. 1005 Le docteur Rabaute propose de limiter l’ouverture des pharmacies de type moderne, interdiction qui irait à l’encontre du libéralisme économique en vigueur à Shanghai et pourrait entraîner des procès contre la municipalité française, comme l’indique le conseiller juridique, G. Cattand.

En 1933, le bureau d’Hygiène publique de la municipalité chinoise veut faire appliquer sur l’ensemble de la ville un règlement interdisant la parution d’annonces qui trompent le public en vantant avec exagération les qualités d’un médicament. Selon le docteur Rabaute, le nombre de réclames médicales parues dans la presse est très faible et cette mesure est adoptée par les services sanitaires français de leur propre initiative, et non en raison des pressions de la municipalité du Grand Shanghai. 1006 Mais cette pratique semble plus fréquente que ne le laisse entendre le médecin qui écrit en réaction à l’injonction de la municipalité du Grand Shanghai et, face à la généralisation des annonces dans la presse, la municipalité promulgue, le 28 décembre 1942, une ordonnance consulaire qui interdit aux professionnels de la santé toute publicité dans la presse. 1007 Le docteur Rabaute met l’accent sur les ‘réclames tapageuses’ de certains médecins russes ou de personnes vantant leur talent de thérapeute sans posséder de diplôme, et sur les publicités pour des remèdes ‘miracles’ dont la qualité n’a pas été contrôlée ; il demande donc à la presse russe de ne pas publier les annonces de personnes non enregistrées et d’exiger des médecins autorisés à exercer un maximum de sobriété. 1008 Le Bureau exige également que soit prélevée, par ses services, une taxe sur les ordonnances médicales délivrées dans la Concession française, mesure catégoriquement rejetée par la municipalité française qui refuse toute immixtion de la municipalité chinoise dans les affaires relevant de la concession. 1009

Dans les années 30, la municipalité française doit aussi composer avec les autorités chinoises qui décident de contrôler l’accès de produits narcotiques en Chine : le Bureau de santé publique du gouvernement chinois ne délivre les médicaments de cette catégorie qu’aux pharmaciens enregistrés à Nanjing. Pour éviter l’enregistrement des pharmaciens français auprès du gouvernement chinois et le contrôle de ses inspecteurs dans la concession, le Ministre des Affaires Etrangères propose à l’ambassadeur français en Chine, M. Naggiar, de « demander aux autorités chinoises, en faveur de l’hôpital Sainte Marie, l’autorisation d’importer chaque année, pour le ravitaillement de ses services, un certain nombre de médicaments dont la liste serait fournie à l’avance. » 1010

L’élaboration d’une réglementation sur l’exercice de la pharmacie se heurte surtout à deux difficultés : l’agrément lié à la détention de diplômes et la vente sauvage de médicaments. La nouvelle réglementation sur la pharmacie du 18 février 1936, dont l’article 17 stipule que le propriétaire doit posséder un diplôme de pharmacien, provoque le mécontentement des pharmaciens chinois car, dans la majorité des cas, le magasin appartient à un homme d’affaires chinois qui désigne un pharmacien pour la gérer ; de plus, l’article exige de distinguer les vendeurs de médicaments déjà préparés et les préparateurs possédant un diplôme de pharmacien. Dans la réalité, les pharmaciens chinois préparent eux-mêmes des médicaments sans pour autant posséder de diplôme reconnu par l’État. Ces différences de pratiques médicales ne pouvant être balayées en quelques mois, l’avocat de la municipalité française propose d’assouplir les termes de cet article qui, en entraînant la fermeture de nombreuses pharmacies de médecine traditionnelle, va à l’encontre des intérêts financiers de la municipalité. 1011

Un autre problème se pose avec l’installation dans la Concession française de succursales de pharmacies établies dans la Concession internationale ; le cas se présente avec la société anglaise Waston qui se voit interdire le droit d’ouvrir une succursale par la municipalité, mais l’avocat français, craignant un procès devant la cour britannique, conseille de respecter le principe de libre commerce tout en imposant un pharmacien comme gérant effectif. Chatel, pharmacien français, proteste contre cette politique complaisante de la municipalité craignant qu’avec ce système le pharmacien perde son indépendance par rapport au propriétaire et suggère de limiter le nombre de pharmacies modernes dans la Concession française : « On ne saurait en effet prétendre qu’une personne appointée et n’ayant aucun intérêt direct dans la maison qui l’emploie, gère effectivement la dite maison. Les produits sont achetés et mis en vente par le propriétaire réel, l’employé n’a qu’à exécuter les ordres de son ou ses patrons. Une pléthore de pharmacies a pour conséquence l’abaissement du niveau moral des titulaires, abaissement qui se traduit dans la qualité des produits, la compétence des responsables, et parfois des faiblesses coupables que provoque le besoin de gagner son pain quotidien. » 1012 Pour éviter que le gérant d’une pharmacie soit simplement un employé, exécutant des ordres et ne possédant pas de responsabilité, la municipalité décide de modifier l’article 17 du règlement sur l’exercice de la pharmacie. L’avis des deux conseillers juridiques de la municipalité diverge sensiblement. Tandis que l’avocat C. d’Hooghe veut mettre un frein à l’ouverture de succursales : « Il existe dans la concession déjà trop de pharmaciens, de teinturiers et de fleuristes. Les maisons à succursales multiples sont un danger. Le pharmacien n’y est plus, vis-à-vis du conseil d’administration, qu’un prête-nom subalterne et les vendeurs et vendeuses qui ne dépendent pas réellement de son choix, obéissent, non plus à ses instructions verbales, mais à des consignes impersonnelles » 1013 , l’avocat G. Cattand met l’accent sur le respect des pratiques commerciales libérales anglo-saxonnes et reformule l’ancien article qui stipulait que « tout pharmacien peut s’associer pour la fabrication et la vente des médicaments et produits pharmaceutiques, avec des personnes ne possédant pas de diplôme de pharmacien. Le pharmacien, dans ce cas, sera obligatoirement chargé de la gestion pharmaceutique et technique dont il restera seul et entièrement responsable » en obligeant « l’exploitation d’une pharmacie par une société en commandite, simple ou par actions, le pharmacien étant l’unique gérant et les autres associés ne pouvant être que commanditaires. Les médecins, pharmaciens, dentistes, sages-femmes ne peuvent commanditer une pharmacie. Une officine ne peut être la propriété d’un tiers non pharmacien. » 1014 Certes, les règlements municipaux français sont légitimes car ils ont pour but de protéger la santé publique, mais ils élèvent des barrières au commerce et dénotent avec les pratiques économiques de la Concession internationale ; en adoptant le principe de pharmacies financées par une société en commandite et placée sous l’entière responsabilité d’un pharmacien, la municipalité agit en faveur de la santé publique tout en garantissant le développement de la Concession et de ses finances ; 1015 la municipalité se rallie au jugement de G. Cattand et décide de ne pas limiter le nombre de pharmacies, ce que le docteur Rabaute approuve : « La loi de l’offre et de la demande fera disparaître l’excès des praticiens. Il restera toujours à craindre que subsistent quelques personnages marrons, dont le titre de pharmacien ne sera qu’un paravent à l’accomplissement d’actes non pharmaceutiques. La limitation du nombre de pharmaciens est légale dans les pays scandinaves. Pour être logique, elle doit s’accompagner de la limitation du nombre des jeunes gens admis à l’étude de la pharmacie. Les conditions de la Chine sont trop spéciales pour que des termes de comparaison puissent être recherchés à l’extérieur. » 1016

En ce qui concerne les pharmaciens russes, d’après le règlement sur l’exercice de la pharmacie élaboré entre 1935 et 1936 après consultation de la Société Médicale Russe de Shanghai, c’est le grade de ‘Pomochnick Provisora’ qui autorise à gérer une pharmacie ; les diplômes de ‘Pomochnick’ donnent droit, selon la Société Médicale, à la gérance de pharmacies dans les petites villes et les hôpitaux militaires, ce qui entraîne une confusion entre le grade de ‘Pomochnick Provisora’ et celui d’‘Aptekarski Pomochnick’. Or, le docteur Rabaute s’aperçoit que le terme officiel déterminant la qualité de pharmacien en Russie est ‘Aptekarski Pomochnick’ ; à sa demande, la municipalité française change donc les termes du règlement et reproche à la Société Médicale de l’avoir induite en erreur. 1017 A partir de 1937, seules les personnes ayant obtenu ce titre sont autorisées à ouvrir une pharmacie dans la Concession française ; 1018 leur nombre baisse alors sensiblement : pour douze pharmacies russes en 1934, la Concession n’en compte plus que dix ; les autres pharmacies modernes comprennent quatre françaises, une japonaise, une coréenne et treize chinoises ; 1019 elles se situent principalement sur l’avenue Joffre tandis que celles gérées par des propriétaires chinois se répartissent entre la rue Joffre, la rue Montauban (Sichuan nan lu), la rue Saïgon (Guangxi nan lu), la rue Weikwei (Ninghai dong lu), l’avenue Foch (Yanan zhong lu) et la route du Père Robert (Ruijiner lu).

Une habitude qui déroute l’administration française est le fait que des médecins chinois vendent des remèdes traditionnels dans la rue, comme le décrit le docteur Malval : « Etalage complexe qu’il porte dans une valise et déballe à même le trottoir ou qu’il roule sur un chariot garni de vitrines. Végétal pour les trois-quarts, l’arsenal thérapeutique consiste en un choix de drogues brutes et une file de récipients. Le tout en rapport avec le standing et la capacité de transport du praticien. D’aucuns coiffent l’étalage d’un portique de bambou où sont pendues les pièces rares : tiges, pseudo-ginseng, tubercules…Tous ont un outillage sommaire pour hacher, piler, voire dissoudre la préparation », 1020 méthodes de travail qui apparaissent aux étrangers comme d’un autre âge.

A Shanghai, les débits de tabac vendent également des médicaments pour les maux courants, comme le traitement des céphalées, de la fièvre, des maux d’estomac et autres mais, suite à la réglementation française de 1936, ils ne peuvent plus délivrer de préparations pharmaceutiques. L’association des fabricants de remèdes et de médicaments de Shanghai réagit et adresse une lettre de doléances à la municipalité française, 1021 invoquant l’utilité pour la population chinoise de se procurer des médicaments et des remèdes dans les magasins de tabac pour pallier l’absence de pharmacies dans certains quartiers ; d’autre part, le règlement municipal a des répercussions sur les bénéfices de ces fabricants, commerçants et médecins. Pour le justifier, la municipalité objecte le danger que présente la vente libre de médicaments pour la santé des malades qui les prennent de manière inappropriée sans se conformer à une prescription médicale, et sa volonté de surveiller les médicaments vendus pour éviter que des produits nocifs soient mis sur le marché. A partir de 1931, les agents de la police et les inspecteurs sanitaires découvrent lors de leurs enquêtes la vente illicite de médicaments traditionnels ou occidentaux non conformes, ainsi que de drogues fabriquées par des pharmacies situées dans la Concession. Par ailleurs, la forte concurrence entre les pharmacies amène certains responsables à vendre des produits de mauvaise qualité, à remplacer dans les ordonnances certains articles chers qu’ils ne possèdent pas, par d’autres à bas prix, et, parfois, à vendre des stupéfiants. 1022

Une troisième difficulté concerne la différence de vision entre les tenants d’une médecine ‘scientifique’ qui ne tolèrent que la pharmacie ‘moderne’ et les ‘empiristes’ qui reconnaissent le pouvoir curatif de la pharmacopée traditionnelle. Le contrôle des produits pharmaceutiques est exercé à la fois par les services de police et ceux de l’hygiène publique : les inspecteurs sanitaires se rendent dans les pharmacies, effectuent des prélèvements et envoient des échantillons au laboratoire municipal. Les archives ne contiennent aucun dossier concernant des pharmacies européennes ou américaines ; plutôt qu’une totale absence d’infraction, sans doute peut-on voir là la confiance des services municipaux dans la qualité des praticiens de formation occidentale ou une volonté délibérée de ne pas nuire au commerce des pharmacies occidentales, allégeant leur surveillance. Les pharmacies tenues par des propriétaires chinois sont, elles, l’objet de nombreux rapports. En mai 1933, les services sanitaires ordonnent la fermeture d’un établissement chinois, situé rue Amiral Bayle (Huangping nan lu), qui fabrique des comprimés de quinine sous-dosés. 1023 En octobre 1940, un médecin chinois perd sa licence pour avoir fabriqué des médicaments de ‘désintoxication’ contenant de la morphine, ce qui constitue une infraction pour les inspecteurs, 1024 bien qu’il soit difficile de savoir s’il s’agit de drogues véritables ou de médicaments pour pallier les crises de manque. Suite aux contraintes imposées par les règlements de la municipalité française, le docteur Malval, qui présente en détail le fonctionnement d’une pharmacie chinoise de la Concession internationale, se demande si la médecine traditionnelle va perdurer : « Telles sont les silhouettes des vieux confrères chinois et quelques gestes de la profession. Hâtons-nous de les noter tant que persiste leur survie. » 1025 La municipalité française semble considérer la médecine et la pharmacopée chinoises comme des vestiges d’un autre âge appelés à être remplacés à terme par la médecine occidentale ; elle souhaite la voir ‘évoluer’ et ‘fonctionner selon de nouveaux codes’, ce qui revient à la rejeter ; son attitude découle d’un système de pensée rationaliste pour qui la pratique médicale doit passer par une codification scientifique. Une étude de Hsiang-Lin Lei révèle que les médecins ‘scientifiques’ écartent de leur champ d’étude et d’action les médicaments traditionnels car leur élaboration ne suit pas la procédure adoptée par les médecins occidentaux, 1026 les médecins ‘empiriques’ se basant sur leur expérience et non sur une méthodologie scientifique avec contrôles en laboratoire et essais sur les animaux. Selon le milieu scientifique dominant, l’efficacité d’un remède ne suffit pas pour qu’il soit commercialisé, aussi les médecins chinois doivent-ils intégrer le réseau de recherche et le langage scientifique pour que leur savoir soit pris en compte. Ainsi, certains remèdes chinois, pourtant efficaces, sont méprisés ; Hsiang-Lin Lei cite l’exemple du Changshan, médicament chinois agissant contre la malaria rejeté par les médecins chinois de formation occidentale, comme le chimiste Xu Zhifang, qui, guéri par le Changshan, n’ose témoigner des bienfaits de ce remède chinois de peur d’être déconsidéré et mis à l’écart face à l’hégémonie de la recherche scientifique. 1027

L’homme d’affaires Xu Guanqun, lui, a une autre approche : au lieu de dénigrer la médecine chinoise, il considère les médecins chinois traditionnels comme des clients potentiels pour les médicaments modernes qu’il vend et veut les séduire par ses arguments marketing. En raison d’une demande accrue en médicaments, la majorité des grandes sociétés pharmaceutiques chinoises prospèrent durant la guerre, mais le succès de Xu surpasse les autres firmes : il fonde des laboratoires pharmaceutiques, effectue des recherches pour créer des médicaments et s’appuie sur les techniques modernes de commercialisation pour les vendre, démontrant ainsi compatibilité entre la science moderne et la culture traditionnelle chinoise ; dans le même sens, il fonde un journal destiné aux médecins chinois pour les convaincre d’employer ses médicaments, utilise la publicité et forme ses pharmaciens et ses responsables de vente afin qu’ils soient compétitifs sur le marché. 1028 La science est pour lui un moyen de réussite économique ; son objectif étant avant tout de développer sa société sans considération politique, il établit des relations avec les différents dirigeants qui se succèdent, des leaders nationalistes aux autorités japonaises.

D’un côté, les médecins chinois de formation occidentale demandent au gouvernement nationaliste de Nanjing de développer une industrie pharmaceutique moderne et des instituts de recherche pour devenir autonomes, de l’autre les médecins chinois évoquent les graves difficultés qui surviendraient si la médecine chinoise venait à disparaître. En outre, certains médicaments occidentaux pourraient devenir inaccessibles en raison de la guerre. 1029 En effet, à la fin des années 30, lorsque le gouvernement s’enfuit dans le sud-ouest de la Chine, la majorité de son personnel est touchée par la malaria, mais les Alliés ne peuvent plus s’approvisionner en quinine en raison de l’occupation des Indes néerlandaises par les Japonais, ce qui décide un groupe de médecins chinois de formation occidentale à chercher des substituts à la quinine parmi les remèdes chinois. 1030 Pour sa part, le docteur Mankiewicz, professeur de microbiologie à l’université l’Aurore, cherche un substitut à la pénicilline pour soigner le Frambasia dû au Treponema Pertenue 1031 et écrit avec le médecin Ou, professeur de physiologie à l’université l’Aurore, un article relatif à la « classification des principes pharmacologiques anciens de la Chine ». Pendant la guerre, l’intérêt à l’égard de la médecine chinoise se développe donc ; des échanges commençant à s’établir entre les différents groupes médicaux de Shanghai, en avril 1942, est inaugurée au Musée Heude par le consul De Margerie, une ‘Exposition de matière médicale chinoise’, organisée en collaboration avec la Faculté de Pharmacie de l’Université franco-chinoise, la ‘Chinese Medical Association’, la ‘Medical Research Society’, et le docteur Read du ‘Leister Institute’ ; 1032 elle met en valeur les bienfaits des plantes médicinales chinoises qui, précise le Père Le Roy pour convaincre les plus sceptiques, ont été scientifiquement prouvés ; le Père jésuite fait l’éloge de la médecine chinoise et de sa pharmacopée dans des articles illustrés de dessins du docteur Malval publiés dans le Journal de Shanghai. En fait, les Jésuites de l’Aurore se sont très tôt intéressés à la civilisation chinoise, mais ils ne le montrent que tardivement à travers l’exposition du Musée Heude et c’est à cette occasion que le Père le Roy publie un livre sur la médecine chinoise qui permet de la faire connaître au public français.

Dessins du Dr Malval dans 'Le Journal de Shanghai' du 12 avril 1942
Dessins du Dr Malval dans 'Le Journal de Shanghai' du 12 avril 1942

Au départ, les Occidentaux s’intéressent peu, si ce n’est pour s’en méfier, à la médecine chinoise et la municipalité promulgue une réglementation contraignante pour ses praticiens, leur imposant de fournir un diplôme alors que la transmission du savoir médical est basée sur l’apprentissage de maître à élève et ne s’effectue pas au sein d’écoles. 1033 La seule école de médecine chinoise reconnue par le gouvernement chinois, est le ‘Shanghai Technical College of Chinese Medicine’ (Shanghai zhongyi zhuanmen xuexiao), fondée en 1915 durant une période de chaos politique et administratif, qui sera, jusque dans les années 30, à délivrer une licence officielle, une infime étant formée par le Taixiyuan, l’Académie de médecine impériale jusqu’en 1928. 1034 Ce n’est qu’après la fondation du ministère de la Santé chinois en 1928, que des mesures sont prises pour s’aligner sur les règlements occidentaux, ceux qui désirent être accrédités par le gouvernement chinois devant passer un examen oral et un écrit organisé une fois par an par la section des Affaires Médicales du Bureau Sanitaire ; 1035 les candidats sont testés sur leurs connaissances des canons médicaux chinois, le Huangdi neijing, le Nanjing et le Shanghan Lun, et sur l’enseignement portant sur les maladies infectieuses, la gynécologie, et la dermatologie. L’idée que la médecine scientifique, plus efficace, supplantera à terme les médecines indigènes est cependant admise par les responsables français jusqu’à ce que la guerre remette en cause la position privilégiée des Occidentaux : tandis que le travail des médecins français s’alourdit en raison du contexte d’insécurité et de l’accroissement des effectifs policiers, la municipalité française doit limiter ses dépenses ; les médicaments étant rares et chers, les regards se tournent vers la médecine chinoise qui, espère-t-on, pourra offrir des alternatives à cette pénurie.

D’autre part, le Mouvement du 4 mai 1919, soutenu par Kang Youwei chef de file d’un grand mouvement réformateur (1858-1927) et son disciple Liang Qichao (1873-1929), intellectuels chinois interpellés par la réussite des réformes menées au Japon sous la Restauration Meiji et qui veulent engager leur pays une voie similaire, prône l’acquisition du savoir occidental comme moyen de moderniser le pays et, en conséquence, renforcer la nation. De célèbres intellectuels marxistes, comme Lu Xun (1881-1936) et Lao She, répandent l’idée que la médecine traditionnelle est basée sur la superstition et des théories fantaisistes, 1036 dénigrement auquel ont contribué des médecins chinois de formation occidentale comme Yu Yunxiu (1879-1954), diplômé de l’université médicale d’Osaka et éditeur du China Medical Journal, qui a voulu en 1929 faire passer une loi interdisant la médecine chinoise. 1037 En réaction, les médecins traditionnels se rassemblent au sein d’un mouvement de défense de la médecine ‘nationale’ qui suscite assez de soutien pour stopper les mesures du ministère de la Santé, et parallèlement, créent des associations médicales et des centres de recherche dont le but est de moderniser leurs structures institutionnelles et d’obtenir des aides gouvernementales. 1038

Après la victoire des communistes, certains intellectuels chinois, comme Guo Moruo qui participe à l’élaboration de la politique de santé du nouveau gouvernement, prônent l’acquisition de la science et de la démocratie avec l’application de la médecine occidentale à l’échelle nationale ; ce qui montre que l’institutionnalisation de la médecine chinoise par les communistes, qui se prévalent d’être les défenseurs de la culture chinoise, s’est réalisée au travers de voix discordantes : 1039 au début de l’ère maoïste, la médecine chinoise est maintenue car elle sert à valoriser l’identité nationale, à neutraliser les aspects étrangers de la médecine scientifique, et, surtout, à assurer des soins médicaux à un coût moins élevé ; mais ce qui change c’est que, pour la première fois de son histoire, la médecine chinoise est standardisée et institutionnalisée et qu’elle doit fonctionner en coopération avec la médecine occidentale. 1040

Pour Bridie Andrews, les innovations imposées à la médecine chinoise sous peine d’éradication ont été bénéfiques ; critiquée pour ses remèdes secrets et son fonctionnement axé sur la seule réputation des médecins, la médecine chinoise ne repose pas sur des bases assez solides pour s’apparenter à un système moderne. A la fin des années 20 et au début des années 30, les transformations réalisées par des médecins chinois réputés, comme He Lianchen, ont apporté un champ et une homogénéité théorique à la médecine chinoise qui a gagné en cohérence ; 1041 on peut aussi considérer certains avantages amenés par ces réformes, comme celui découlant de l’obtention d’une licence, qui permet aux médecins chinois de se prévaloir, à travers cette reconnaissance officielle, de leurs compétences et de leur sérieux, et leur permet de supplanter leurs concurrents sans diplômes. 1042

Notes
1005.

AMS, U38 5 28, Rapport du docteur Rabaute, le 9 juillet 1934.

1006.

AMS, U38 5 28, ADN, Série A Noire, n°37, Lettre du docteur Rabaute au directeur des services municipaux, le 20 mai 1933.

1007.

AMS, U38 5 411, Lettre du directeur de l’hygiène et de l’assistance publique au docteur Vidal, le 19 février 1943.

1008.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre de G.Cattand conseiller juridique de la Concession française à M.Baudez, Consul général de France à Shanghai, le 6 septembre 1935 et Lettre du docteur Rabaute au directeur général des services municipaux, le 20 mai 1933.

1009.

AMS, U38 5 28, Lettres du département d’hygiène du gouvernement du Grand Shanghai à la municipalité française, 1933. Lettre du docteur Rabaute au directeur des services municipaux, le 20 mai 1933.

1010.

A.E.F, Série Asie, Sous-série Chine, n°803, Lettre du Ministre des Affaires étrangères à M. Naggiar, Ambassadeur de France à Pékin, le 20 juillet 1936, relative à l’importation de produits pharmaceutiques à Shanghai.

1011.

AMS, U38 5 28, Lettre de G.Cattand, conseiller juridique de la Concession française de Shanghai, au directeur de l’hygiène publique et de l’assistance à shanghai, le 13 décembre 1938.

1012.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre de Chatel, pharmacien, au Consul général de France à Shanghai, le 21 avril 1938.

1013.

AMS, U38 5 28, Lettre du conseiller juridique et avocat de la concession, C. D’Hoogue, au Consul général de France à Shanghai, le 16 juin 1938.

1014.

AMS, U38 5 10, Modification au règlement sur l’Exercice de la Pharmacie, Ordonnance consulaire du 22 décembre 1938.

1015.

AMS, U38 5 28, Lettre de G.Cattand, conseiller juridique de la Concession française de Shanghai, au directeur de l’hygiène publique et de l’assistance à Shanghai, le 13 décembre 1938.

1016.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre du directeur des services d’hygiène et d’assistance publique au directeur général des services municipaux, le 30 avril 1938.

1017.

AMS, U38 5 28, Lettre du docteur Tarle, président de la Société des Médecins Russes, au Conseiller juridique de la Concession française, le 23 octobre 1935. Lettre du directeur des services municipaux au président de l’Association Médicale Russe, le 22 février 1937.

1018.

AMS, U38 5 28, Lettre du directeur des services municipaux au président de l’Association Médicale Russe, le 22 février 1937. Communication de l’administration municipale du 26 mars 1937 relative au diplôme requis pour les pharmaciens russes.

1019.

AMS, U38 5 28, Liste des Pharmacies modernes dans la Concession française, juin 1935.

1020.

Achives privées de Louis Malval, Dessins et écrits du docteur Malval.

1021.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Lettre de l’association des fabricants de remèdes et de médicaments de Shanghai à la municipalité française, le 22 février 1937.

1022.

AMS, U38 5 28, Rapport du docteur Rabaute, directeur des services d’hygiène et d’assistance publique, le 9 juillet 1934.

1023.

ADN, Fonds Shanghai, Série A Noire, n°37, Rapport du docteur Rabaute au directeur général des services municipaux, le 20 mai 1933.

1024.

AMS, U38 5 671, Lettre du directeur des services d’hygiène et d’assistance publique au Consul de France, le 14 octobre 1940.

1025.

Archives privées de Louis Malval, Dessins et Ecrits du docteur Malval.

1026.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine encountered the State: 1910-1949’, PhD. University of Chicago, 1999, pp 229-233, p 252.

1027.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine encountered the State: 1910-1949’, p 262.

1028.

Article de Sherman Cochran, Marketing Medicine across Enemy Lines, Chinese Fixers and Shanghai’s Wartime Centrality, in Christian Henriot, Wen-hsin Yeh, eds, In the Shadow of the Rising Sun , Shanghai under Japanese Occupation , Cambridge University Press, 2004, pp 66-89.

1029.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine encountered the State: 1910-1949’, p 229.

1030.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine encountered the State: 1910-1949’, p 229.

1031.

Le docteur Mankiewicz rapporte que cette maladie est transmise par les mendiants qui maintiennent à vif leurs plaies pour obtenir de l’argent des commerçants effrayés de leur présence devant leur magasin.

1032.

ADN 1 PER 163, le Journal de Shanghai, le 12 avril 1942.

1033.

Huanguang Jia, ‘Chinese medicine in post-Mao China : Standardization and the contexte of modern science’, Ph.D Chapel Hill, North Carolina, 1997, pp 25-26.

1034.

Florence Bretelle-Establet, ‘La Santé en Chine du Sud à la fin de l’Empire et au début de la République’, thèse de doctorat, Paris, université Paris VII, 1999.

1035.

Florence Bretelle-Establet, ‘La Santé en Chine du Sud à la fin de l’Empire et au début de la République’, p 284.

1036.

Paul U.Unschuld, Medicine in China. A History of Ideas , Berkeley, University of California Press, 1985, p 247.

Huanguang Jia, ‘Chinese medicine in post-Mao China : Standardization and the contexte of modern science’, Ph.D Chapel Hill, North Carolina, 1997, pp 145-150.

1037.

Bridie J. Andrews, From Case records to case histories : the modernisation of a Chinese medical genre, 1912-1949, pp 324-336, in Elisabeth Hsu, ed., Innovation in Chinese Medicine , Needham Research Institute Studies, University of Cambridge, 2001.

1038.

Huanguang Jia, ‘Chinese medicine in post-Mao China : Standardization and the contexte of modern science’, pp 151-152.

1039.

Huanguang Jia, ‘Chinese medicine in post-Mao China : Standardization and the contexte of modern science’, p 22.

1040.

Ralph C. Croizier, Traditional Medicine in Modern China. Science, Nationalism, and the Tensions of Cultural Change , Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1968;

Paul Unschuld, Medicine in China: a History of Ideas , Berkeley, California University Press, 1985;

Judith Farquhar, Knowing Practice. The Clinical Encounter of Chinese Medicine , Boulder, San Francisco, Oxford, Westview Press;

Elizabeth Hsu, The Transmission of Chinese Medicine , Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

1041.

Bridie J. Andrews, ‘From Case records to case histories : the Modernisation of a Chinese medical genre, 1912-1949’, pp 335-336.

1042.

Ruth Rogaski, ‘From Protecting Life to Defending the Nation : The Emergence of Public Health in Tianjin, 1859-1953’, Ph.D. Yale University, 1996, p 284.