5.3.3. L’université l’Aurore et le soutien financier du MAE

En juillet 1898, Liang Qichao sollicite l’Ambassadeur français de Beijing afin qu’il demande aux responsables catholiques en Chine de permettre à Ma Xiangbo, un écrivain réformateur, de diriger dans la capitale un collège formant des traducteurs ; les autorités religieuses soutiennent d’autant plus ce projet que Ma Xiangbo est un ancien Jésuite mais que le collège soit fondé à Shanghai et placé sous la direction de la mission du Jiangnan. Le projet reste sans suite et Ma Xiangbo se retire à l’orphelinat de Tushanwan, près de Shanghai ; en 1902, il enseigne aux élèves du Collège Polytechnique de Nanyang, une institution chinoise ; quand, en 1903, une grève éclate qui le paralyse, les élèves poussent Ma à créer sa propre école : c’est l’Aurore, qui fonctionne dans les locaux de l’observatoire de Xujiahui, où les Jésuites peuvent participer, en français, à l’enseignement ; mais Ma et ses élèves préfèrent l’anglais qui peut leur assurer davantage d’opportunités de travail ou d’échanges avec des universités anglo-saxonnes prestigieuses ; de plus, les étudiants veulent participer à l’administration de l’école, à quoi les Jésuites s’opposent. En 1905, Ma et ses étudiants décident de se séparer des Jésuites et de créer leur propre université, ‘Fudan’. Les Jésuites, pour leur part, reprennent dans le courant de l’année les cours à l’Aurore qui représente l’université française la plus importante en Chine. 1047

Les étudiants chinois de l’université l’Aurore viennent principalement de familles aisées, et on peut supposer qu’il en est de même pour sa ‘rivale’ protestante ; au début du siècle, ils achevaient rarement leurs études : certains, issus de famille mandarinale, ne pouvant plus bénéficier du support financier de leur père, « ruiné par la révolution de 1911 et les guerres continuelles qui ont suivi  » ; 1048 trouvaient rapidement du travail grâce à leur formation à l’Aurore et se contentaient d’un emploi, certes bien rémunéré, mais modeste par rapport à celui qu’ils auraient pu obtenir une fois diplômé. Dans les années 20, les diplômés augmentent, ce qui rassure son directeur : » Après tant de tâtonnements et d’efforts, on peut croire que l’Aurore a trouvé le genre d’enseignement qui convient aux jeunes chinois des hautes classes, et qu’elle n’a plus qu’à le perfectionner.» 1049 Ils arrivent de toutes les provinces de Chine ; ils sont deux cent quatre-vingt en 1920, trois cent quatre vingt douze en 1924 1050  ; formés en langue française et selon une méthodologie française dans les domaines du droit, de l’économie, de la médecine, de la mécanique, les étudiants diplômés s’assurent un avenir prometteur au sein des entreprises étrangères, des banques ou des institutions chinoises. L’organisation et le contenu des cours sont similaires à ceux proposés en France et les élèves formés par des professeurs étrangers, ce qui permet de solliciter du ministère des Affaires étrangères la reconnaissance des diplômes de l’Aurore en France, accordée en 1929. 1051 Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des positions occupées par d’anciens étudiants : directeur du Bureau du Cadastre chinois, consul nommé à Paris, directeur du bureau des Sciences naturelles au ministère de l’Agriculture et du Commerce, géologue, ingénieur à l’usine des eaux de Zhabei, ingénieur à la municipalité chinoise, etc. 1052 Les diplômés de la faculté de sciences exactes trouvent des emplois d’ingénieurs : directeur du service magnétique de l’Observatoire de Qingdao, astronome au sein de cet observatoire, professeur de physique à l’université de Chengdu, astronome au Bureau de recherche scientifique à Nanjing.

Les Jésuites ont joué un rôle important dans la connaissance de la civilisation chinoise, la transmission du savoir français et l’action philanthropique auprès de la population chinoise ; dans les moments de crise, ils se mobilisent : en 1937, le Père Jacquinot est parvenu à convaincre les Japonais de créer une zone neutre qui accueille environ deux cent mille civils et ce sont les étudiants en médecine de l’Aurore qui soignent les blessés militaires et civils dans des salles aménagés à cet effet. Le gouvernement français, qui souhaite agir auprès de la jeunesse chinoise à travers l’Aurore, finance l’université pour susciter un sentiment de reconnaissance et d’attachement à l’égard de la France que les étudiants diffuseraient au sein du gouvernement et de la société chinoise.

A partir de 1913, le ministère des Affaires étrangères soutient l’université l’Aurore en lui versant une allocation annuelle de 1.000 francs ; la municipalité française de Shanghai verse 3.000 francs en 1915 pour permettre le transfert du Musée d’Histoire Naturelle, situé à Xujiahui, dans les locaux de l’université ; en 1916, l’Aurore reçoit une aide de15.000 francs et en 1917 de 25.000 francs, tandis que le ministère de l’Instruction publique lui accorde 5.000 francs. En 1918, le corps professoral, dont le salaire est payé par le MAE à la demande de la mission, compte quatorze jésuites, deux docteurs en droit, Bazin et Barraud, deux médecins militaires, Sibiril et Florence, deux ingénieurs civils, nombre qui augmente à mesure que celui des étudiants s’accroît. Aux environs de 1920, une faculté indépendante pour les sciences exactes voit le jour grâce à plusieurs aides : 30.000 francs pour la création de laboratoires, 90.000 francs pour les chaires d’enseignement, et 450.000 francs pour le capital de fonctionnement ; le gouvernement français octroie aussi six bourses d’étude en France dont le montant ne couvre pas l’ensemble des frais, mais permet à l’étudiant soutenu financièrement par sa famille de poursuivre son cursus en France. 1053 En 1925, le recteur de l’université reconnaît la part essentielle que joue le gouvernement dans le fonctionnement de l’université : « Les subsides du gouvernement français couvrent, en partie, les frais énormes occasionnés par les honoraires de nos professeurs laïcs, par nos constructions, nos laboratoires, nos bibliothèques. Disons plus : ils permettent à l’université, dans la crise financière actuelle, de ne pas suspendre ou ralentir sa marche. » 1054 En contrepartie, le MAE, pour contrer l’influence prépondérante des Américains à travers la fondation Rockefeller, exige de garantir le caractère français de l’université : le directeur et les professeurs doivent être de nationalité française et diplômés d’universités ou de grandes écoles françaises. Le ministère de l’instruction publique reconnaît l’équivalence du certificat secondaire délivré par l’Aurore avec le baccalauréat français. 1055

L’attrait exercé par l’enseignement en anglais, qui offre plus de perspectives d’emplois, limite l’influence française dans le domaine éducatif au début du siècle comme dans les années 30. Charles Grosbois, directeur de l’éducation dans la Concession française, exprime dans un rapport daté du 16 juillet 1937 son inquiétude sur la place insignifiante de la langue française en Chine ; il presse le gouvernement français de s’engager davantage dans le domaine éducatif et rappelle les efforts fournis par la municipalité française qui verse annuellement 127.000 $ à l’université l’Aurore et à l’Institut franco-chinois, 1056 attachée à la réussite de ces deux institutions ; l’Aurore, plus particulièrement, procure une grande fierté aux administrateurs français en raison de la qualité de l’enseignement et de ses professeurs qui assurent l’attachement et la reconnaissance des élèves, mais durant les périodes de mobilisation politique la fidélité à la nation chinoise l’emporte. Quelques témoignages de Jésuites et de professeurs comme les docteurs Malval, Calame et Mankiewickz révèlent leur grand respect à l’égard des étudiants chinois, peut-être dû à leur formation et à leur contact quotidien avec les élèves : on ne trouve dans leurs écrits aucune trace de jugements hâtifs ou de préjugés faciles. Toutefois, les étudiants sont réceptifs aux mouvements sociaux qui éclatent à Shanghai : à la suite de l’octroi au Japon des possessions territoriales allemandes en Chine à la fin de la première guerre mondiale, le Père Henry, recteur de l’université, cite une grève de deux cent quatre-vingt étudiants provoquée par le mouvement du 4 mai 1919. Le 30 mai 1925, le Père Scellier voit les étudiants se rallier à la mobilisation populaire générale autour de la mort de grévistes chinois tués par des agents de police de la Shanghai Municipal Police ; l’université doit fermer ses portes jusqu’à la rentrée suivante. La crise est plus grave en mars 1927, lors de l’insurrection des communistes à Shanghai et de leur répression sanglante par le Guomingdang. L’hostilité des étudiants chinois se fait particulièrement sentir pendant cette période : « Quel retournement douloureux ! Plusieurs de ces étudiants, bien encore si polis et par lesquels tant de dévouement s’était exprimé, passaient aujourd’hui devant eux presque haineux» ; 1057 mais la crise se termine et les cours reprennent un mois plus tard.

Après 1927 et malgré de graves difficultés financières, le gouvernement nationaliste de Nanjing prend davantage d’initiatives institutionnelles dans le domaine de la santé : ouverture de plusieurs écoles nationales de médecine, fondation d’hôpitaux et mise en œuvre de programmes de santé publique. Le renforcement de la législation oblige l’université l’Aurore à s’enregistrer auprès du gouvernement de Nanjing qui exige une direction sino-étrangère pour les universités occidentales en Chine ; en septembre 1931, après inspection par quatre délégués du ministère de l’Éducation, le conseil d’administration de l’Aurore, composé de neuf membres, est accepté par le gouvernement chinois et l’université l’Aurore est officiellement enregistrée en décembre 1932 avec comme co-directeurs le R.P. Recteur, administrateur permanent de l’université et président du conseil d’administration, et Hu Wen-yao, ancien élève de l’Aurore, docteur ès sciences de Louvain,, ce qui permet à ses étudiants d’être reconnus par le gouvernement chinois.

Notes
1047.

Lewis Pyenson, Civilizing Mission : Exact sciences and French overseas expansion, 1830-1940 , London, Johns Hopkins University Press, 1993, p 194.

Martine Raibaud, ‘L’enseignement catholique en Chine sous la République de 1912 à 1949.’ thèse de doctorat, Paris VII, 1991, pp 156-172.

1048.

AMS, Q244 14, Extrait des ‘Relations de Chine’ : ‘Une Université en Chine, l’Aurore de Shanghai’, 1925.

1049.

AMS, Q244 14, Extrait des ‘Relations de Chine’ : ‘Une Université en Chine, l’Aurore de Shanghai’, 1925.

1050.

AMS, Q244 8, Lettre du Père Germain, le 27 août 1928.

1051.

AMS, Q244 44, Cabinet du Ministre de l’Instruction Publique à M. de Goth, 1 er président honoraire, le 30 mai 1929.

1052.

AMS, Q244 23, Anciens de l’Aurore. Q244 14, Extrait des relations de Chine, avril 1925 : ‘Une Université française en Chine, l’Aurore de Shanghai’

1053.

AMS, Q 244 8, J. de la Servière, 1920.

1054.

AMS, Q244 14, Extrait des ‘Relations de Chine’. ‘Une Université en Chine, l’Aurore de Shanghai’, 1925.

1055.

Lewis Pyenson, Op.cit., p 196-197.

1056.

Lewis Pyenson, Op.cit., pp 205-206.

1057.

AMS, Q244 8, Louis Ducathay « la vie tenace d’une université en Chine », article de 1928.