5.4. La lutte contre les épidémies

Au XIXème siècle, les échanges commerciaux et le déplacement des individus sont accélérés par le développement des moyens de transport (bateaux à vapeur, ouverture du canal de Suez) avec pour corollaire la rapidité de propagation des maladies infectieuses. L’épidémie de choléra qui touche l’Europe au milieu du XIXème siècle provoque des dévastations socio-économiques qui amènent les nations touchées à organiser, en 1851, une conférence sanitaire internationale initiée par Louis-Napoléon Bonaparte. Les résultats concrets sont limités mais le principe de la nécessité d’une réglementation sanitaire internationale avec coopération entre États pour protéger les populations contre les épidémies est posé. De nombreuses conférences s’organisent suivies par l’ébauche, en 1907, d’une société internationale, l’Office international d’hygiène publique, regroupant cinquante-cinq états. La Société des Nations travaille en parallèle et coopère avec cet organisme, à défaut de pouvoir l’intégrer en son sein ; l’Organisation mondiale de la santé, établie en 1948, héritière de ces organisations, diversifie et élargit progressivement son champ d’action. 1089

En tant que port international, Shanghai accueille de nombreux navires, accroissant les risques d’épidémies ; un service de quarantaine est créé par les puissances occidentales, placé sous la direction des Douanes Maritimes, pour surveiller l’état sanitaire des bateaux de passage et s’informer sur les épidémies déclarées dans les autres ports. Les Occidentaux ne souhaitent pas laisser la prévention et le contrôle des épidémies à l’administration chinoise ; les autorités anglaises sont particulièrement vigilantes et exigeantes sur le contrôle des bateaux ainsi que sur la surveillance de la population chinoise ; en cas d’épidémie déclarée dans d’autres ports, le Corps Consulaire décide des mesures à suivre ; à plusieurs reprises, les puissances occidentales ordonnent des quarantaines sévères pour tout l’équipage de bateaux : en mai 1894, lorsque la peste sévit à Guangzhou et à Hongkong, les superintendants des douanes de Shanghai imposent la quarantaine à tous les navires arrivant, et mettent en place des examens de santé jusqu’en septembre 1894, délivrant aux passagers qui débarquent des laissez-passer certifiant leur immunité. Les autorités de la Concession internationale lancent également des campagnes de nettoyage dans toute la Concession et créent un hôpital provisoire. En 1899, les administrations étrangères décident l’installation d’une station permanente de quarantaine dans l’île de Chongbaosha, près de Wusong. 1090

Face aux mesures de quarantaine imposées dans les ports ouverts, certains hauts fonctionnaires des Qing, comme Yuan Shikai, voient dans l’introduction de mesures ségrégatives similaires un moyen de limiter, voire de stopper, les interventions étrangères en matière d’hygiène et de santé publique ; dans cette logique, il établit en 1902 le premier Service sanitaire à Tianjin ; s’inspirant des politiques de santé allemande et japonaise, selon lesquelles la police est l’instrument de l’État dans l’application des mesures de santé publique et de prévention des épidémies, le gouvernement central crée une police moderne à Beijing. A partir de 1905, le ministère de l’Intérieur comprend un département de santé publique divisé en trois bureaux : hygiène publique, prévention des épidémies et affaires de santé. 1091

L'épidémie de pneumonie, qui commence en 1910 en Mandchourie et entraîne la mort de soixante mille personnes en moins de six mois en se transmettant directement entre humains par les voies respiratoires, marque pour les chercheurs l'avènement de la médecine occidentale en Chine 1092 car, en l’absence de traitement efficace et face à la rapidité de propagation par le biais des coolies travaillant en Mandchourie dans la construction des voies de chemins de fer et qui rentrent chez eux pour les fêtes du Nouvel An, le gouvernement chinois adopte pour l’endiguer des méthodes occidentales ; la souveraineté des Qing étant remise en cause, le gouvernement décide de recourir aux services de Wu Lien-teh, jeune médecin diplômé de l'université de Cambridge, qui, en adoptant la quarantaine et l'isolement des malades dans des camps, parvient à la contrôler avant qu'elle ne s’étende dans tout le nord de la Chine. L'inefficacité de l'action gouvernementale sert alors d'argument aux médecins de formation occidentale contre la médecine chinoise traditionnelle qui n’est pas parvenue à enrayer l’épidémie.

Si le gouvernement chinois se décide à intervenir, c’est aussi sous la pression des puissances étrangères, le Japon et la Russie prenant prétexte de l'épidémie pour accroître leur influence sur la région. A la suite de la guerre russo-japonaise (1904-1905), la Russie dirige le chemin de fer chinois, ‘The Chinese Eastern Railway’, tandis que le Japon est maître de la partie sud ‘The South Manchuria Railway’ ; pour éviter une nouvelle érosion de sa souveraineté nationale, le gouvernement chinois crée un Service de lutte contre les épidémies qui fonctionne selon des principes occidentaux et engage une politique de santé publique qui doit lui permettre d’être traité sur un pied d’égalité par les nations occidentales. L'adoption de la médecine occidentale est donc le fait du gouvernement et non de la population, fidèle à la médecine chinoise traditionnelle pour des raisons culturelles et en raison du coût trop élevé de la médecine occidentale et de sa concentration urbaine, et effrayée par les mesures de quarantaine et de contrôle sanitaire. En 1920, le pays compte mille cinq cents médecins de médecine occidentale, dont six cents missionnaires et médecins étrangers, 1093 ce qui représente un médecin pour trois cent mille personnes (à l'heure actuelle, on compte en France un médecin pour trois cents habitants) dont plus d'un tiers se trouvent à Shanghai et à Nanjing. 1094 Par ailleurs, les notions sur la maladie et la santé sont encore imprégnées par des croyances religieuses et la pratique du chamanisme est encore très vivace. 1095

En 1919 est créé ‘The National Epidemic Prevention Bureau’ chargé des recherches sur les maladies contagieuses, de la commercialisation des vaccins, de l'établissement des données épidémiologiques et de la promotion de campagnes de vaccinations ; 1096 en 1929, le Bureau est placé sous la direction du nouveau ministère chinois de la Santé 1097 dont la création a été favorisée par la fondation américaine Rockefeller, mécène du ‘Peking Union Medical College’ 1098 enseignant des pratiques cliniciennes s’appuyant sur des techniques sophistiquées et effectuant des recherches au sein de laboratoires spécialisés et par l'Organisation de la Santé de la Société des Nations 1099 qui encourage l'engagement du gouvernement nationaliste dans les questions sanitaires et médicales.

Quand le gouvernement nationaliste arrive au pouvoir, influencé par les théories occidentales du darwinisme social, il décide de construire un système de santé publique moderne 1100 dont l'objectif est d'assurer la bonne santé de la population pour le salut de la nation, le dynamisme économique étant lié au niveau de santé de la population. 1101 Dans leur volonté de détenir le pouvoir, les médecins chinois de formation occidentale, acteurs privilégiés de la politique de réforme médicale, mettent l'accent sur la valorisation de la médecine occidentale comme vecteur de modernisation de l’État et préconisent l'interdiction de la médecine traditionnelle chinoise, considérée comme archaïque. 1102 En adoptant les modèles de santé occidentaux et en recevant l'aide d'organisations internationales comme la Fondation Rockefeller ou la Société des Nations, le gouvernement chinois et la municipalité du Grand Shanghai établissent des liens avec les administrations étrangères et envisagent ainsi la mise en oeuvre d'une politique d'hygiène et de santé publique commune. Au départ, les municipalités étrangères refusent de travailler avec le gouvernement chinois car ils sous-estiment ses capacités d’action, mais, devant les risques majeurs d’épidémie lors des conflits sino-japonais, des rencontres s'effectuent entre les représentants de la santé publique des trois administrations pour éviter le pire.

Notes
1089.

Article de Jean Rigal, Epidémies et réactions internationales, p167, dans Rony Brauman, Utopies Sanitaires , Paris, Editions Le Pommier, 2000, p 182-184.

1090.

Angela Ki Che Leung, Hygiène et santé publique dans la Chine pré-moderne, p 363-364.

1091.

Angela Ki Che Leung, Hygiène et santé publique dans la Chine pré-moderne, p 364.

1092.

Wong K.Chimin, Wu Lien-teh, History of Chinese Medicine , Shanghai, National Quarantine Service, 1936, p 590;

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , Ann Arbor, the Association for Asian Studies, The University of Michigan, 1995, p11-12;

Lucas, AnElissa, Chinese Medical Modernization. Comparative Policy Continuities, 1930-1980s , New York, Praeger, 1982, p 45-46.

1093.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , Ann Arbor, the Association for Asian Studies, the University of Michigan Press, 1995, p 116.

1094.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , Ann Arbor, the Association for Asian Studies, the University of Michigan Press, 1995.

1095.

Florence Bretelle-Establet, ‘La Santé en Chine du Sud à la fin de l’Empire et au début de la République’, thèse de doctorat, Paris, université Paris VII, 1999, p 515 ;

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p 115.

1096.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p 115.

1097.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p 115.

1098.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p22.

1099.

Marta Aleksandra Balinska, Une vie pour l’humanitaire Ludwik Rajchman (1881-1965 ), Editions La Découverte, 1995, pp 128-167 ;

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p 53.

1100.

Yip, Ka-che, Health and National Reconstruction in Nationalist China , p 22.

1101.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine Encountered the State: 1910-1949’, Ph.D., Chicago, 1999, p 6.

1102.

Hsiang-Lin Lei, ‘When Chinese Medicine Encountered the State: 1910-1949’, Ph.D. Chicago, 1999, pp 1-5.