5.4.2. Les mesures de prévention

Axée sur la vaccination, la politique préventive de la municipalité française s’effectue à travers la création d’équipes mobiles de vaccination et d’un Dispensaire municipal ouvert à toute personne résidant dans la Concession française, qui vaccine gratuitement.

Le service mobile de vaccinations gratuites débute fin 1931 ; devant une population réticente, l'administration décide de le placer sous la direction d'un médecin chinois ancien élève de l'université l’Aurore, titulaire du diplôme de l'Institut d'hygiène de l'université de Paris après une formation en France ; il réussit en effet à convaincre les Chinois et le nombre des vaccinations augmente, d’où la décision d'étendre les vaccinations à tous les services publics et à toutes les entreprises : en octobre 1933 est inauguré le Service d'Inspection Médicale des écoles municipales pour enfants étrangers et chinois, qui assure les vaccinations, les examens médicaux d'entrée et veille à l'hygiène générale des établissements scolaires. Le médecin chef du Service des vaccinations visite tous les lieux publics, les entreprises et commerces pour établir leur état sanitaire et recommander les mesures prophylactiques à engager ; des équipes mobiles visitent et vaccinent le personnel des établissements classés, ateliers, usines, cafés, boulangeries, boucheries, cinémas, dancings, etc. Ce Service se heurte toutefois à l'indifférence et au refus de la population et le médecin chinois doit mobiliser ses agents et valoriser leur action en les encourageant à avoir foi en leur travail au service du bien public.

Le Dispensaire municipal de la rue Amiral Bayle (Huangping nan lu) ouvre en janvier 1931 pour accueillir une partie des bureaux des services sanitaires et effectuer les vaccinations gratuites ; près du dispensaire est installé le laboratoire qui effectue les analyses pour dépister les personnes atteintes de maladies contagieuses : il s’agit de gérer l'accueil des indigents chinois et étrangers de la Concession au sein d'un centre financé par la municipalité qui lui appartient entièrement, montrant de façon éclatante son engagement dans l'action sociale auprès de la population pauvre chinoise et étrangère.

Pour tenter de combattre les épidémies, la municipalité française systématise les vaccinations : le vaccin anti-cholérique est produit localement par l'Institut Pasteur et plus d’un million de vaccinations sont réalisées en 1938 et 1939, intéressant tous les corps constitués de la municipalité française et un grand nombre de résidents ; on vaccine aussi largement contre la variole (en 1930 existait déjà un rapport de cinq à un entre les deux vaccinations principales) ; en 1938 et 1939, on pratique, à plus petite échelle une vaccination anti-typhoïdique, ainsi qu’une centaine de vaccinations anti-diphtériques en 1938 (qui ne figurent pas sur le graphique ci-après ; on prendra garde que l'ordonnée est une échelle logarithmique et qu'en 1938 il y a donc eu environ dix fois plus de vaccinations anti-cholériques que de vaccinations anti-varioliques).

Total des vaccinations pratiquées par la municipalité française
Total des vaccinations pratiquées par la municipalité française
Vaccinations anti-cholériques, répartition en 1939
Vaccinations anti-cholériques, répartition en 1939

Le nombre de vaccinations passe par un maximum en 1938, où une épidémie importante de choléra s’est déclarée ; un rapport du dispensaire de 1939 note cependant que, si13.963 certificats sont vendus, les patients qui viennent se faire vacciner sont moins soucieux de leur santé que d’obtenir un certificat de vaccination qui leur donne le droit de se déplacer hors des limites de la ville, les autorités japonaises ayant imposé cette mesure.

Vaccinations pratiquées par le Dispensaire municipal
Vaccinations pratiquées par le Dispensaire municipal

En 1937-38, l’évacuation des ordures ménagères est irrégulière en raison de l’arrêt du transport fluvial et du contrôle exercé par les Japonais, mais suite aux épidémies virulentes de 1937 et 1938, les services d’hygiène renforcent leur surveillance pour l’enlèvement quotidien des ordures ménagères ; en 1942, le problème se pose à nouveau avec la pénurie d’essence qui limite l’emploi des automobiles pour le ramassage, le système des vidanges étant caduque et la guerre aggravant ses dysfonctionnements.

Pour éviter la pullulation des mouches agents de propagation de maladies infectieuses, les services d’hygiène s’assurent que les ordures ou les excréments ne s’accumulent pas trop longtemps dans un endroit, avec une attention particulière portée à l’eau et aux aliments, le choléra se transmettant par les eaux et les aliments souillés ; les puits sont fréquemment javellisés : deux mille interventions en 1938, deux mille quatre cent soixante dix-neuf en 1941 ; 1116 les marchands ambulants, en particulier ceux de glace et de limonade, font l’objet d’une surveillance sévère ; 1117 les inspecteurs sanitaires se rendent également dans les restaurants et les magasins d’alimentation pour transmettre les règlements en matière d’hygiène alimentaire, vérifier la propreté des lieux et la qualité des aliments vendus.

Un autre versant de l’action municipale consiste en une propagande intensive menée par le biais de la radio, de la presse, par la diffusion de tracts et d’affiches qui ont pour but d’informer le public sur les mesures de prévention à adopter ; les tracts distribués sont en langues anglaise, chinoise, française, et russe ; des affiches dessinées par le docteur Malval apparaissent dans les rues de la concession à partir de 1938 pour éveiller l’intérêt des passants et les inciter à se faire vacciner. Dans les écoles, des conférences présentent les bienfaits de la vaccination. L’invitation à se faire vacciner est réitérée dans les salles de cinéma par une infirmière. 1118

Sur le cercueil on peut lire : « Shi nide ? » Est-ce le tien ? et en-dessous : « vaccinations gratuites effectuées par le service municipal de santé »

De leur côté, les Japonais mènent une campagne active pour vacciner la population mais le docteur Mankiewicz constate qu’ils utilisent les seringues plusieurs fois et elle évoque l’attitude de déférence qu’ils imposent : « Les Japonais exigeaient qu’on les salue en baissant la tête chaque fois qu’on passait devant eux. Ils occupaient les ponts sur le Whampoo (Huangpu) et quiconque voulait passer le pont recevait une injection de vaccins mélangés, tout le monde avec la même seringue. Si l’on avait de la chance, un soldat nous donnait ensuite un papier disant que nous avions reçu le vaccin. Ceci déclencha évidemment un marché noir où ces certificats se vendirent au prix fort » ; 1119 outre que, s’adressant à la population chinoise, les militaires japonais ne s’inquiètent pas des risques de contamination, ils savent détourner la médecine de sa fonction curative pour en faire une arme de guerre et d’expérimentation sans respect de la vie humaine : « Recently, scholars have exposed the horrors of Japanese biological warfare experiments and campaigns in Manchuria and in Central China » ; 1120 ce n’est que dans les villes où leurs troupes et leurs civils sont en grand nombre que la priorité reste le contrôle des épidémies et non la propagation de maladies parmi les résidents chinois.

Les Japonais font régner sur Shanghai une atmosphère de terreur, particulièrement intense à l’égard des Chinois qui d’ailleurs, face à la sévérité des autorités japonaises en matière sanitaire, abandonnent leur habitude de cracher. 1121 Pour le cas de Tianjin, Ruth Rogaski relève aussi ce paradoxe entre la réalisation de larges progrès en matière sanitaire et médicale, et la politique répressive menée par ces mêmes Japonais, entraînant une intense souffrance parmi la population locale. 1122

En 1942, la municipalité française lance des campagnes anti-cholériques de grande ampleur, en liaison avec le ‘Comité de Protection contre les maladies épidémiques’ créé le 6 mars 1942 par les autorités militaires et navales japonaises, qui exigent des services sanitaires français de remettre un rapport sur le nombre de vaccinations effectuées dans la Concession et d’indiquer les mesures à prendre contre les épidémies. 1123 Les services d’hygiène travaillent avec la police en bloquant une section de rue pour vacciner tous les passants qui ne sont pas munis d’un certificat, passant un quartier après l’autre. Si un cas de choléra est déclaré, une voiture sanitaire se rend sur les lieux avec une équipe de désinfection et un médecin qui, en cas de voisinage non vacciné, ordonne cinq jours de quarantaine pour effectuer des analyses et déterminer si d’autres personnes sont contaminées auquel cas le quartier est bloqué par la police qui interdit toute circulation des riverains. 1124

A partir de 1942, les vaccinations prennent un caractère obligatoire et il devient difficile de s’y soustraire, sauf à ne plus pouvoir se déplacer hors des limites de Shanghai ni obtenir des denrées alimentaires. Le 6 mai 1942, les autorités françaises informent les habitants chinois qu’ils doivent obligatoirement obtenir auprès des services de police une ‘carte d’identité et de résidence’ en présentant, outre leurs papiers personnels listés dans les communiqués officiels, un certificat de vaccination anti-cholérique établi à leur nom ; 1125 des vaccinations gratuites sont effectuées au Dispensaire municipal et, tous les après-midi, sur plusieurs emplacements établis dans la Concession. 1126 Les chances pour les Chinois de se soustraire à cette mesure sont encore réduites car, le riz étant distribué par la municipalité, à partir du 15 juin 1942 les personnes souhaitant en acheter doivent présenter leur certificat. 1127 La municipalité intensifie son action pour surveiller et encadrer la population chinoise, soumise aux ordres des autorités japonaises auxquelles peuvent être transmises des informations personnelles qui représentent une menace pour leur sécurité.

Notes
1116.

ADN 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du docteur Y. Palud, le 3 juillet 1942.

1117.

Archives privées de Louis Malval, fils du docteur Malval, Rapport de J. Malval et de Y. Palud sur le Choléra de 1938 dans la Concession française de Shanghai, p 6.

1118.

Ibid, Rapport de J. Malval et de Y. Palud sur le Choléra de 1938 dans la Concession française de Shanghai, p 6. ADN 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du docteur Y. Palud, le 3 juillet 1942.

1119.

MAE, Ecrits du docteur Mankiewicz, p 9.

1120.

Ruth Rogaski, ‘From Protecting Life to Defending the Nation : The Emergence of Public Health in Tianjin, 1859-1953’, Ph.D. Yale University, 1996, p 296.

1121.

Témoignage de Louis Malval, fils du docteur Jean Malval présent à Shanghai pendant la guerre.

1122.

Ruth Rogaski, ‘From Protecting Life to Defending the Nation : The Emergence of Public Health in Tianjin, 1859-1953’, p 296.

1123.

AMS, U38 5 1500-2, Document du Consulat général du Japon de Shanghai au docteur Y. Palud, directeur des services d’hygiène et d’assistance publique français, le 24 juin 1942.

1124.

ADN 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du docteur Y. Palud, le 3 juillet 1942.

1125.

ADN, 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du 10 mai 1942.

1126.

ADN, 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du 10 mai 1942.

1127.

ADN 1 PER 163, Journal de Shanghai, Article du 18 juin 1942.