Conclusion

Certains médecins, comme Malval, Palud, et Rabaute, n’étaient pas là pour profiter de leur situation mais pour soigner et éduquer, heureux de transmettre leurs connaissances et leur savoir-faire ; loin de mépriser la culture chinoise et son savoir séculaire, ce qu’ils ont apporté c’est le côté innovant qui anime l’esprit français, et leur foi dans les droits de l’homme. Croyant fermement qu’ils peuvent changer les choses, ces fortes personnalités dépassent les lourdeurs administratives et agissent à contre-courant en souhaitant appliquer les mesures les plus justes et les plus appropriées à la situation qui se présente à eux ; ils ont ainsi porté très haut l’image de la France, même si l’administration n’a pas toujours suivi, avec des conseillers municipaux qui pensent davantage à leurs intérêts personnels qu’à une entente harmonieuse entre les différentes communautés. Pour se maintenir, ceux-ci n’hésitent pas à mener des opérations proches du fléau traditionnel de la société chinoise, la corruption, et à s’allier avec la pègre locale ; ils se laissent aller à la facilité de jugement au lieu d’adopter une vision plus élevée de leur rôle à Shanghai et ne se donnent pas les moyens d’apprécier les bienfaits à long terme qu’apporterait une coopération avec certains Chinois dont l’esprit entreprenant stimule la valeur humaine.

C’est en cela qu’il est intéressant d’étudier l’action et la personnalité des ‘honnêtes hommes’ qui ont représenté la France des Lumières. Leur travail trouve sa juste récompense dans la volonté actuelle de la municipalité chinoise de préserver la tradition médicale française au sein du Guangxi yiyuan (anciennement hôpital Sainte Marie) et de l’Université médicale n°2 de Shanghai (anciennement université l’Aurore) où a été établie une section de médecine pour étudiants chinois parlant couramment le français, qui viennent effectuer des stages en France.

Par ses talents de dessinateur, le docteur Malval retrace le quotidien des Chinois et nous fait découvrir sans enjolivement le rythme et l’atmosphère de Shanghai ; plus qu’un spectacle exotique et divertissant, ses dessins sont le moyen de comprendre l’autre dans sa différence. Son humanisme se fait jour aussi dans sa pratique médicale d’où est bannie toute distinction sociale et raciale ; n’établissant pas de hiérarchie, il soigne aussi bien les indigents chinois et russes que les Européens, jusqu’à exprimer son attachement pour les plus pauvres, simples dans leur souffrance et reconnaissants. Nous avons partagé les difficultés rencontrées par les docteurs Rabaute et Palud qui mettent en œuvre le service d’assistance publique ; sans leur lucidité et leur fermeté, le service n’aurait pu se développer sur des principes d’exigence et de justice. L’enjeu était d’établir un système d’aide sociale sans tomber dans l’assistanat ni dans l’injustice :en effet, dans un contexte comme celui de l’époque, le danger peut être de rendre la personne dépendante de l’aide sociale, incapable par la suite de s’en sortir seule, comme si l’étiquette d’assisté devenait une fatalité ; mais l’évaluation des besoins exacts de la personne n’est pas chose aisée. Le montant des aides n’est pas élevé et les Russes blancs de Shanghai, loin de vouloir profiter des subventions municipales, espèrent trouver un travail qui leur donne une dignité avec la possibilité de sortir de la misère. Ces problèmes restent d’actualité : les questions géopolitiques jouent un rôle primordial dans l’intégration des populations immigrées, l’afflux soudain de groupes ethniques en situation de précarité ébranlant l’équilibre déjà fragile des systèmes de protection sociale. Au sein d’une communauté, le sens des responsabilités de chacun s’avère important pour ne pas abuser du système en jouant sur ses failles, sens des responsabilités qui vaut aussi bien pour les dirigeants politiques et les personnes en charge des services municipaux dont c’est le devoir d’agir avec justice et justesse : la justice trop rigide menant à l’injustice, la justesse aide à comprendre la complexité d’une situation et à faire prévaloir la vérité.

Certains principes mis en œuvre par les puissances occidentales dans les concessions ont été repris par le gouvernement chinois qui en a évalué tout le bien fondé. Des instituts ont été créés pour endiguer le fléau majeur de la Chine : la progression démographique galopante et son corollaire la politique de l’enfant unique qui, suivant le concept traditionnel de l’importance de l’héritier mâle pour la perpétuation de la lignée, jette l’anathème sur les filles. Ces enfants abandonnées sont à présent sauvées d’une mort certaine, recueillies, soignées et élevées dans des conditions très décentes dans le but avoué d’être adoptées par des familles occidentales en mal d’enfant. Face à une forte demande, ces instituts spécialisés dans l’adoption par des parents étrangers se conforment aux normes occidentales, même si elles ne correspondent pas exactement aux conceptions chinoises : injection de nombreux vaccins, observation performante des maladies infantiles ainsi qu’un suivi psychologique avec un carnet de commentaires sur l’attitude de l’enfant ; tous les principes d’éducation modernes sont appliqués pour éviter les traumatismes. La Chine montre qu’elle ne rejette pas ses enfants mais, au contraire, les éduque et les prépare à une vie équilibrée. C’est un exemple encourageant où l’on voit se perpétuer avec des conséquences heureuses sur la conscience qu’ont les Chinois de la valeur de la vie individuelle.

La vaccination s’est répandue dans les années 20 et 30 avec la création, par les nations occupantes, de laboratoires étrangers dans les pays colonisés. A la fin de la seconde guerre mondiale, ce sont les organisations internationales qui prennent le relais dans les pays en voie de développement, présentant la vaccination de masse comme la seule solution aux graves problèmes sanitaires, dont les épidémies. A la lumière de nombreuses études, cette exclusivité donnée à l’inoculation de produits fabriqués en laboratoire m’apparaît comme une source d’affaiblissement de l’état de santé des populations de ces pays. 1206 L’aspect économique semble désormais l’emporter sur l’efficacité et les bienfaits réels des vaccins ; 1207 comment expliquer sinon que dans les pays riches, certains, comme le BCG, soient encore obligatoires malgré la hausse de notre niveau de vie qui réduit les risques de tuberculose, sans parler de l’inefficacité de ce vaccin relevée par des professionnels de la santé ; seules les populations considérées à risques, comme les nouveaux arrivants, devraient être vaccinées contre la tuberculose 1208 . Ce simple exemple montre l’inadéquation de certaines règles de santé publique. Les ouvrages relatifs au travail des ONG révèlent aussi un manque de discernement sur les besoins réels des pays aidés ; 1209 au lieu de s’attaquer au problème majeur de l’approvisionnement en eau potable, les organisations internationales justifient leur travail par des vaccinations de masse sur des personnes affaiblies souffrant de malnutrition, alors que les populations ont davantage besoin d’eau propre et de nourriture. Ce qui soulève aussi la question de la situation politique de ces pays, génératrice de guerre, d’instabilité sociale, de pauvreté et d’épidémies. La focalisation sur certaines méthodes imposées de l’extérieur en ignorant la culture et les réalités locales mène à une impasse; malheureusement les enjeux économiques, ne serait-ce que ceux des firmes pharmaceutiques, l’emportent sur une action efficace et réduisent à néant l’énergie déployée par les rares personnes à la vision claire mues par une réelle volonté d’aider ces pays.

Pour les Chinois, l’action de Lu Baihong, imprégnée de la parole christique selon laquelle « ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faîtes », rejoint dans sa dimension universelle l’idéal confucianiste d’élévation de l’humanité par l’ouverture à l’autre, dépassant le respect jusqu’à la bienveillance : « en pratiquant la vertu d’humanité on prolonge la vie ». Mais pour les chrétiens dont la vision est dirigée vers le sauveur qui a sacrifié sa vie pour la rédemption du monde, tout « bienfait » reçu fait de vous « l’obligé » de celui qui vous l’a généreusement dispensé, sans mention du plaisir personnel qu’il a pu retirer de sa bonne action. C’est ce qui nourrit, l’énergie sans faille, jusqu’au quasi acharnement, déployée par les missionnaires dans leur œuvre de secours aux nécessiteux, à ceux du moins qui venaient leur exposer leur détresse, qui n’étaient pas forcément les plus démunis. Cette attitude se comprend mieux si on dévoile l’équation qu’elle représentait en profondeur dans le mode d’éducation qu’ils avaient reçu : je ne suis un homme digne de ce nom que si je considère comme mon premier devoir de porter secours en cas de besoin et de me soumettre à tous les ordres. La tâche matérielle était si considérable au milieu des populations de ces nations en plein bouleversement qu’elle leur permettait de s’y consacrer totalement, en oubliant les bases de pédagogie noire 1210 sur lesquelles cette conception de la mission a été établie. D’où un mode opératoire aux rouages si bien huilés qu’il s’installe définitivement et reste inconscient : d’abord, une immense auto satisfaction dont l’exemple favorisait le prosélytisme : qui ne souhaiterait embrasser une religion qui fait de vous un être si noble, même s’il voit sa vie accaparée par un activisme à outrance ? Que vaut le petit soi avec ses doutes à côté d’une personne si épanouie renvoyant une image si rayonnante des bienfaits déversés sur les autres ?– Ensuite, une surenchère permanente dans les bonnes actions pour « rectifier les injustices naturelles », qui monte en puissance jusqu’à brouiller les repères fondamentaux de la culture chinoise tels que l’harmonie intrinsèque de la nature : c’est ici le dérèglement total qui devient la règle, en ce qu’il permet de construire une « vraie » société, et le désordre, plus qu’un mal nécessaire, est à cultiver pour se donner la gloire d’en triompher en instaurant un « véritable ordre » ; ce qui fait accéder l’homme à la toute puissance divine. Ce que nous savons des évènements ultérieurs, comme le Grand Bond en avant et les Cent Fleurs pour ne citer qu’eux, s’inscrivent directement dans cet héritage que la Chine n’a pas fini de payer.

Alors que la mode est aux spiritualités orientales, que les médecines douces et autres thérapies venues de l’est sont furieusement tendance et génèrent des profits considérables, cette étude met aussi en évidence la hiérarchie instaurée entre les différentes formes de médecines par une conception dogmatique de la science, qui est avant tout le fait des puissances occidentales, le pouvoir politique s’étant fait l’agent d’une telle discrimination. Les expériences conduites récemment dans des hôpitaux pilotes français, où cet enseignement millénaire est récupéré, instaurant une coopération entre la médecine moderne dite scientifique et les formes traditionnelles de thérapie, même si elles méritent d’être soutenues, sont davantage le reflet d’un opportunisme commercial et scientifique devant certains échecs de la recherche médicale, que le fruit d’une ouverture à l’autre et d’une véritable prise de conscience des limites de tout corps constitué. Et l’ironie de l’histoire fait que, cette fois, le profit est du côté des Chinois qui ont appris la leçon, et multiplient les stages spécialisés qui figurent en bonne place dans le taux de croissance spectaculaire du pays. Tant mieux, toutefois, si cet engouement permet de jeter un pont entre deux cultures si riches trop longtemps murées dans leur orgueil national.

Ce serait fausser la perspective que de faire le procès a posteriori de la démarche dite « colonialiste » et il est important de garder à l’esprit que la notion d’éthique dans les questions de santé publique n’est apparue qu’à partir des années 80, lorsque de retentissants scandales ont été mis à jour et portés en justice, comme ceux du sang contaminé, de l’hormone de croissance, de la campagne de vaccination contre l’hépatite B, des malversations, d’associations scientifiques de recherche sur le cancer et autres. Mais il est instructif de constater, et c’est une conséquence inattendue de ce travail d’en apporter la preuve ô combien navrante, que les progrès aidant les erreurs prennent de l’ampleur chaque fois qu’elles se répètent ; une meilleure compréhension du passé au moyen de la recherche historique permettrait sans doute d’éclairer notre présent pour les éviter. Une telle analyse ne doit pas être considérée comme le moyen d’une autojustification nationale face à l’impossibilité de remettre en question les bases sur lesquelles notre société s’est construite, mais doit être utilisée comme un moyen de mettre à jour les mécanismes qui ont conduit aux drames vécus.

Notes
1206.

André Briend, Quelles interventions en situation de pénurie, pp 135-136, dans Rony Brauman, Utopies sanitaires , Paris, Editions le Pommier-Fayard, 2000.

1207.

John T. Fielding, ‘Dangerous Medicine : The Pharmaceutical Industry’s Questionable Ethical Practices’, Ph.D. Salve Regina University, 1998;

Alternative Santé, “Vaccin hépatite B, Français on vous a menti!”, novembre 2004 ;

Eric Giacometti, La santé publique en otage , Paris, Albin Michel, 2001.

Alternative Santé, L’Impatient, “Le Guide des Vaccinations”, avril 2000, Hors-série n°20.

Dr. Eric Ancelet, Pour en Finir avec Pasteur , Editions Marco Pietteur, 2001.

1208.

Alternative Santé, L’Impatient, “Le Guide des Vaccinations”, avril 2000, Hors-série n°20 ; La Revue Prescrire, “Vaccination par le BCG”, septembre 2005, p 617.

1209.

Rony Brauman, Utopies sanitaires  ; Dr. Eric Ancelet, Pour en Finir avec Pasteur , p 115 ; Guylaine Lanctôt, La Mafia Médicale , p 121 ; Sylvie Brunel, Famines et Politique , Presses de Sciences Po, La Bibliothèque du Citoyen, février 2002.

1210.

Alice Miller, Notre corps ne ment jamais , Paris, Flammarion, 2004 : selon Alice Miller « la pédagogie noire est une éducation qui vise à briser la volonté de l’enfant, et, par un exercice ouvert ou caché du pouvoir, de la manipulation et du chantage, à en faire un sujet docile ».