Introduction

« Quelque part à l’endroit où se rencontrent les prairies et les Macka Sicha, les Badlands, il y a une grotte cachée. Pendant longtemps, très longtemps, personne ne l’a trouvée. Même aujourd’hui, avec tellement d’autoroutes, de voitures et de touristes, personne n’a découvert cette grotte. Là vit une femme si âgée que son visage ressemble à une vieille noix fripée. Elle est habillée de peau brute, à la manière d’antan, avant que l’homme blanc ne vienne. Elle est assise là depuis des milliers d’années, travaillant sur une broderie pour sa robe en bison.

Elle ouvrage cette peau avec des piquants de porc-épic teints à la manière des ancêtres, avant que les commerçants blancs n’apportent des perles de verre sur le continent de la tortue. Se reposant derrière elle, léchant ses pattes, la regardant en permanence, il y a Shunka Sapa, un chien noir gigantesque. Ses yeux ne se détachent jamais de la vieille femme, dont les dents sont devenues plates, réduites à l’état de petites racines, à force de les avoir utilisées pour aplatir tant de piquants de porc-épic.

A quelque pas de la vieille femme assise et travaillant à sa broderie, un immense feu est entretenu. Elle a allumé ce feu il y a des milliers d’années ou plus et l’a gardé vif depuis lors. Au-dessus du feu est suspendu un gros pot en terre, du genre de ceux que fabriquaient les Indiens avant la venue de l’homme blanc et de ses récipients en fer. Dans le pot bout et rebout du wojapi. Le wojapi est une soupe de baies, bonne, douce et rouge. Cette soupe bout depuis longtemps, depuis que le feu a été allumé.

De temps en temps la vieille femme se lève pour remuer le wojapi. Elle est tellement vieille et faible que cela lui prend très longtemps pour se lever et se pencher au-dessus du feu. Dès qu’elle a le dos tourné, Shunka Sapa, le chien noir gigantesque, commence à enlever les piquants de porc-épic de sa broderie. De cette manière elle ne fait jamais aucun progrès et son travail aux piquants reste à jamais inachevé.

Le peuple Sioux a pour habitude de dire que si la vieille femme finissait un jour son ouvrage, au moment précis où elle poserait le dernier piquant de porc-épic pour compléter son dessin, le monde viendrait à sa fin. »

Voici une des premières histoires qui me fut contée lorsque je déclarais mon intérêt pour la broderie en piquants de porc-épic, ou « travail aux piquants », à Regina, dans la province de la Saskatchewan, au Canada. C’est là-bas que j’ai vécu, par intermittence, depuis 1999. C’est là-bas que j’ai « découvert » les sociétés amérindiennes des Plaines, et plus particulièrement, les Cree, les Lakota, les Assiniboine –Nakota- et les Blackfeet. En travaillant au Musée Royal de la Saskatchewan dans le cadre de mon stage de maîtrise, je suis un jour tombée en arrêt devant une des vitrines de la First Nations Gallery (galerie des Premières Nations), devant une paire de mocassins brodés aux piquants d’une beauté et d’une finesse qui m’ont touchées. L’idée a fait son chemin, et ces mocassins, et cet art, sont devenus le sujet de mon travail de DEA. Bien sûr, petit à petit, les objets ont été supplantés dans mon intérêt par les hommes et les femmes qui brodaient, utilisaient, donnaient, parlaient sur ces objets…Et par la force qui émanait de ces cultures déclarées moribondes par tant d’anthropologues et d’historiens : acculturées, perdues, à la dérive.

Si j’ai un jour décidé de partir confronter mon Indien imaginaire aux « vrais » « autochtones américains », c’est que j’ai été bercée depuis l’enfance par des histoires d’Indiens et de cow-boys, par les westerns de John Ford tant affectionnés par mon père, et que je « supportais » toujours devant l’écran les dits « sauvages », face aux « visages pâles »… Ces images d’Epinal, même si l’on veut en rire, ont la peau dure, et quel enfant français interrogé aujourd’hui sur ce qu’est un Indien ne répondrait pas par la description d’un guerrier en pagne, arc et flèches à la main, plumes dressées sur la tête…

Par chance, mes études d’anthropologie m’ont permis d’aller confronter ces stéréotypes à la réalité de l’existence de « nos nobles sauvages » : une réalité faite de contradictions, ne se résumant ni au chômage, au racisme, à l’alcoolisme et au désarroi ; ni au « Red Power », à la force de la foi, des valeurs familiales, du respect de la vie, de la terre et des ancêtres.

Une réalité faite de désenchantements, de douleurs cruelles et lancinantes, d’injustice, mais aussi de joie, d’amour, de création et de combat. Voilà ce que j’ai vu et vécu avec Sheila, Brian et tous les autres, ce qu’ils m’ont permis de pénétrer, en les suivant dans les sweat lodges, les cérémonies de préparation à la Sundance, comme dans les réunions de parents d’élèves ou de broderie, dans les tea party de vieilles dames, dans les défis de danse hip hop entre jeunes de la « rez’ », dans les pow-wow et les concours de pain frit (« Fry bread power ! » proclame le tee-shirt d’un des héros de « Smoke Signals », road movie de Chris Eyre 1 …)

Dans tout cela, les figures qui m’ont le plus marquée, interpellée, ont été des femmes, n’en déplaise à mon Indien imaginaire qui bien sûr était un noble guerrier, et c’est pourquoi après l’intérêt pour l’objet brodé, j’ai appris qui brodait : des femmes essentiellement, et par tradition. Des femmes dont les rôles et places assignées, dans la pratique comme dans l’imaginaire, ont bien changé, nous le verrons au fil de ce texte. Des femmes qui longtemps ont été les « parents pauvres » des études ethnographiques menées en Amérique du Nord. Des femmes bien souvent décrites au travers du seul regard porté sur elles par les hommes de leur groupe, tribu ou nation, ou par celui des hommes, ethnographes, qui venaient les observer. Bêtes de somme, esclaves, on occultait bien souvent dans cette description leur place prépondérante dans la création, l’art, la protection des leurs, pratique et symbolique, leur rôle également dans le domaine du mythe, du politique ou de la parenté.

Toutes ces raisons ont donc dirigé mon « choix » du sujet. Sans compter bien sûr qu’être une femme sur un « terrain de femmes », sur tous les plans, « terrain » ethnographique, comme domaine, territoire leur étant réservé en propre, a facilité peut-être, en tout cas rendu plus évidente et « naturelle », ma présence sur le terrain. J’ai été choyée, protégée, accueillie par toutes ces femmes : petit oiseau venu de si loin, désireux d’apprendre, elles m’ont ouvert leurs ailes de mères poules, m’ont donné à boire et à manger, et m’ont montré, patiemment, leurs savoirs faire. Elles m’ont ouvert leurs maisons et là, sur leurs canapés douillets, ou dans la chaleur des cuisines, elles m’ont raconté plus que leurs techniques, trucs et astuces pour teindre et broder les piquants, elles m’ont raconté leurs histoires, celles de leurs mères et grand-mères, de leurs fils et belles-filles.

Dans un anglais au phrasé si particulier, à la fois plus lent et plus grave, moins nasal que celui des blancs (que reconnaîtront ceux qui ont déjà parlé avec des Amérindiens des Plaines du Canada), le seul anglais d’ailleurs que j’arrivais au départ parfaitement à comprendre, elles ont plongé dans leurs souvenirs d’enfance comme dans l’évocation de ce qu’elles n’ont pourtant jamais vécu, « le temps d’avant ».

Celui où l’on chassait le bison et ramassait les baies, où l’on pratiquait librement les cérémonies dans les prairies. Celui où rêver de la Femme Double faisait de vous une femme sacrée, où les esprits et tricksters 2 étaient toujours prêts à se manifester. Le temps d’avant l’extermination, d’avant les residential schools 3 et l’assimilation forcée. Toutes m’ont dit que « leur peuple » (par ce terme elles désignent tous les Amérindiens, pas seulement leur « tribu ») était malheureux, souffrait de la pauvreté, du chômage sur les réserves s’élevant à plus de 80%, de la violence des hommes si tristes, de l’alcool. Toutes. Et pourtant face à ce constat si dur, elles étaient chaleureuses, souriantes, parfois en colère contre les « autres » : ce monde, ce gouvernement, mais toujours combatives, en éveil, pour leur famille, pour leurs enfants.

Je ne l’avais pas perçu au début, mais cet art, dont les fouilles archéologiques avancent qu’il pourrait remonter à la période préhistorique, est unique, propre au continent américain. William Orchard 4 , en 1916, premier à établir un recueil exhaustif des techniques de broderie et teinture des piquants, disait même :

‘« La décoration en piquants de porc-épic, « porcupine quillwork », est un art unique, propre aux Indiens d’Amérique du Nord, un art que l’on ne peut trouver nulle part ailleurs dans le monde. »’

Cependant, malgré cette originalité irréductible, les études menées par la suite à son sujet, comme celles de Orchard à l’époque, sont demeurées des « états des lieux » techniques, évoquant parfois un rapport au sacré par l’intermédiaire des sociétés de brodeuses 5 , mais ne considérant jamais de manière holiste les liens qui pouvaient unir cette technique, cet art, cette symbolique, aux cultures lui ayant donné naissance, à travers la parole des femmes, et l’analyse de leurs modes de pensée propres.

Ce qui m’est apparu central, c’est l’idée qu’en tant que création originale d’un « monde », d’une configuration culturelle particulière, l’étude de l’histoire de la broderie, de son rôle et de la place qui lui est accordée dans les représentations des nations des Plaines, devenait un medium privilégié « d’entrée » et de compréhension de ces sociétés elles-mêmes. Plus qu’un intérêt esthétique ou technique, il y avait pour moi une portée syntagmatique à cet art et donc aussi à son analyse.

Objets brodés porteurs des histoires individuelles et collectives d’un peuple, symboles chargés des conceptions et manières d’interpréter le monde, manières de créer et de transmettre de générations en générations, manières aussi de s’adapter aux changements et d’inventer ses traditions, l’art de la broderie s’est avéré pour moi constituer un objet métonymique et métaphorique, tout à la fois analyseur et opérateur de la vie des sociétés des Plaines. 6

Plus généralement, je me suis attachée alors à étudier comment se créent et se transforment les textures sociales et symboliques humaines, dans leurs contextes historiques, sociaux et culturels particuliers. Dans les gestes et les discours des femmes avec lesquelles j’ai travaillé, on peut ainsi voir à l’œuvre l’entretien, la fabrication, tout comme la création d’une mémoire et d’un imaginaire partagé, entre dynamique de la tradition et héritage.

Héritage et transformation donc, dont la broderie est un témoin privilégié. C’est ainsi que, même après l’apport du « beadwork » (broderie avec des perles), introduit par les Européens par le biais du commerce des fourrures, le travail aux piquants (« quillwork ») a persisté. Pourtant, ces perles de verre, brillantes, solides, colorées et beaucoup plus faciles à utiliser, ont très vite été adoptées par les brodeuses, et apparaissent même aujourd’hui comme « typiques » de l’image de « l’Indien ».

Les piquants de porc-épic, fragiles et difficiles à broder, ont pour un temps subi une certaine désaffection, poussant les anthropologues américains à croire en l’extinction proche de cette technique. En 1953, à Fort Belknap, dans le Montana, où résident les tribus Assiniboine et Gros-Ventres, l’anthropologue John Evers de l’institut Smithsonian photographia même ce qu’il croyait être la dernière chemise brodée en piquants de porc-épic exécutée par une femme assiniboine 7 . Et pourtant il se trompait.

Depuis les années 1960 on a même pu constater un regain envers cette technique, pou lequel je fournirai quelques raisons au cours du texte. Les motifs ont changé, les couleurs et les manières de faire également, tous comme les brodeuses elles-mêmes, qui n’incarnent plus les mêmes « canons » de la féminité, n’occupent plus les mêmes rôles, dans un monde où leurs cultures ont subi acculturation et assimilation, autant peut-être qu’elles ont initié changements et dynamiques d’adaptation et de résistance.

Dans cette perspective, il s’agira d’envisager une autre épistémologie de la tradition, correspondant au système de pensée qu’il m’a été donné de saisir dans les discours, les pratiques, les récits mythiques collectés au fil du terrain, c’est-à-dire d’envisager la tradition comme vivante, toujours inachevée et reconstruite, où l’idée même de changement, de transformation est vue comme la condition sine qua non de la viabilité des cultures. Une conception qui se rapproche des études critiques menées en sciences sociales depuis maintenant plus d’une trentaine d’années face à une représentation trop « substantialiste » de la tradition 8 .

L’ « authentique » sera donc perçu comme une valeur accordée en contexte, et pas comme une donnée référentielle fixée a priori. C’est ainsi qu’il sera possible de proposer une autre interprétation possible du sens et des valeurs accordés à l’art de la broderie et plus précisément aux motifs choisis par les artistes, en mettant en œuvre une autre compréhension de cet art, resitué et « raconté » à travers le prisme de pensée qui l’a forgé. Utiliser les conceptions de la culture considérée, ses manières de construire du sens, d’envisager le temps et l’espace, suivre le fil des métaphores et symboles qui sont la texture même de la pensée amérindienne des Plaines, c’est ce qui sera tenté dans cette étude.

Les analyses et encodages proposés par l’école diffusionniste et culturaliste américaine (les travaux de F. Boas, A. Kroeber, C. A. Lyford, C. Wissler plus particulièrement) seront ainsi commentés et comparés à la lumière de cette nouvelle optique de recherche, qui permettra d’ailleurs de proposer des réponses à des interrogations et difficultés soulevées dans ces travaux, notamment quant aux multiplicités des interprétations possibles d’un même motif données par leurs informateurs, taxées alors d’être dues à l’ « incohérence » des cultures indiennes.

Au contraire, je tâcherai de mettre en évidence la cohérence et la logique de ce que je me proposerai d’appeler la « pensée des Plaines » à travers l’étude des mythes, de la pensée du rêve, comme de l’analyse des techniques de la broderie, de sa transmission et de ses transformations, cette réflexion étant nourrie par les témoignages recueillis auprès des brodeuses. Il sera alors possible d’envisager les polysémies et les variations. Cet apparent et déroutant « désordre » sera vu comme révélateur d’une pensée du mouvement, des passages et des transformations, une pensée du continuum du vivant, déclinée à partir d’une idée clé : mitakuye oyasin (lakota), « nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents ».

Ce leitmotiv, répété par tous les Aînés 9 lors des prières, cérémonies, story telling 10 , m’est apparu au fil de ma recherche non plus seulement comme une sorte de principe religieux et philosophique, humain et écologique, mais davantage comme l’expression rassemblée de toute une cosmogonie, observable et active dans les plus petites de ses dimensions comme l’instant où la main se pose sur la peau d’orignal et coud un piquant de porc-épic. Car le piquant brodé n’est pas qu’une étape de création d’un objet, il est aussi le lien aux mémoires du passé, le lien à l’animal qui a « donné » sa peau, le lien aux rêves de la Femme Double et aux figures mythologiques.

Cette logique de l’interconnexion sera mise en évidence au fil du texte et finalement proposée comme un modèle d’analyse permettant, certes l’étude de la broderie en piquants de porc-épic, mais également celle des problèmes contemporains auxquels est confrontée l’anthropologie : à la « mondialisation », à l’éclatement des anciennes catégories fixes.

Dans un horizon épistémologique en train d’émerger, constat face à une réalité de flux, de transformation des cultures les unes par les autres, d’émergence de formes culturelles nouvelles, il semble également que l’échelle et le genre des concepts utilisés en sciences humaines doivent changer : les grandes notions englobantes et déterminantes (tribu, ethnie, identité, parenté…) tendent à s’effacer afin de laisser place à des formes, moments ou configurations de relations, de réseaux, plus fluides et provisoires.

Dans l’expérience vécue du terrain, les ethnographes sont en relation avec des “ identités ” mouvantes et multiples, des choix en demi-teintes, des pratiques variantes ; des hommes en clair-obscur, loin des “ vérités ” tranchées présentées comme “ le réel ”.

Il s’agit donc de mettre en place un effort de réflexivité sur les pratiques cognitives, les méthodes et procédés d’écriture de l’anthropologie contemporaine s’intéressant à ce type de terrains et problématiques.

Dans le cas des sociétés des Plaines, ce qui me semblerait alors encore plus intéressant, serait de parvenir à une forme d’écriture ethnographique qui suivrait également ce modèle des réseaux, des métaphores et de la transformation… Une écriture alternant prose et poésie, usage de la métaphore et du concept, pensée classificatoire et pensée « rhizomique ».

C’est pourquoi je vais m’efforcer dans ce travail de rendre possible une lecture à diverses entrées : toutes les thématiques abordées étant interconnectées, le lecteur devrait pouvoir « rentrer » dans le texte par n’importe quelle « porte » (partie) et comprendre de quoi il s’agit, voir se dessiner petit à petit la toile à partir du point.

La broderie aux piquants est un art qui possède une très forte charge symbolique, de ce fait il apparaît comme un héritage conservé, car nécessaire ou en tout cas utile dans l’adaptation et la survie des sociétés amérindiennes et la manière dont elles pensent le monde et l’histoire. En cela il est une partie intégrante de la mémoire des Amérindiens, une mémoire vivante et mouvante.

Il s’agira donc de s’intéresser au processus et aux origines de cette transmission, aux transformations techniques et stylistiques de la broderie ainsi qu’aux significations et symbolismes qui ont pu être ou sont associés à elle ainsi qu’aux formes contemporaines qu’elle peut prendre.

Cette étude s’est forgée à partir de nombreux entretiens formels et informels, de moments partagés d’apprentissage et de création avec des figures qui reviendront tout le long de ce texte : Brian, mon premier contact et ami cree, qui m’a guidée et introduite dans son réseau de connaissances, dans sa famille, au cœur des cérémonies et des habitudes de la communauté amérindienne de Regina ; Sheila, qui m’a appris à broder et a inspiré une grande partie de mes réflexions sur la place des femmes et des artistes dans les sociétés des Plaines ; Jainie qui m’a elle aussi appris la broderie et m’a guidée vers les voies traditionalistes ; Whilma, qui m’a accueillie comme sa fille ; Lew, Mary-Ann, et tant d’autres. Pour recueillir ces paroles et mémoriser ces gestes, j’ai eu recours à tous les « outils » possibles : l’enregistrement sur dictaphone, les photographies, le stylo et le carnet, les dessins, et la confiance en ma mémoire…

Voici la ligne qui va être suivie dans ce texte : tout d’abord, je vais m’intéresser aux objets, à leurs « vies » et particularités dans le monde nord-amérindien, puis je tracerai les différentes voies parfois difficiles de leur transmission, et du savoir-faire qui leur donne naissance. Je suivrai ensuite le fil des mémoires de Sheila, Jainie, Whilma et Lew, en regard de la référence fixée dans les « manuels » de broderie.

Je distinguerai ensuite les liens tissés entre objets et êtres, entre présent et passé. Nous verrons qu’ils sont indissociables de ceux qui unissent mythes, rêves et pratiques sociales, structuration des êtres, des temporalités et des lieux. L’idée que « savoir faire c’est savoir vivre » sera mise en évidence lorsque nous nous attacherons à décrire les places réservées aux femmes et aux artistes dans les sociétés des Plaines.

Enfin, pour mieux comprendre l’art des « tisseuses de mondes », je tenterai d’interroger quels motifs elles choisissent et pourquoi, et quelles sont leurs places dans l’univers symbolique que nous avons décrit. Entre langage, symbole et métaphore, l’interrogation doit porter sur les natures et les fonctions de ces images, lieux d’expression et de création de l’interconnexion.

Notes
1.

Chris Eyre, Smoke signals, Miramax films et Shadowcatchers Entertainment, 1998, prix du public et des réalisateurs au festival de Sundance en 1998, sorti en France sous le titre de “Phoenix Arizona”, d’après le roman Phoenix Arizona, de Sherman Alexie (titre original : The Lone-ranger and Tonto Fist-fight in Heaven, 1993).

2.

"décepteur" : héros mythique qui joue des tours, démiurge donnant naissance au monde par ses erreurs et errances. Il peut prendre des formes et visages multiples, Coyote, Corbeau, Iktomi l’homme-araignée…

3.

pensionnats indiens : nous reviendrons en détails sur leur importance dans le chapitre consacré aux ruptures de la transmission (II/1).

4.

ORCHARD W.C., The Technique of Porcupine Quill Decoration among the Indians of North America., (1916), Liberty: Eagle’s View Publishing, 1984, p. 3.

5.

Voir chez Wissler Clark, Lowie Robert H., Hassrick Royal B. d’abord, puis Bebbington Julia, Vazeilles Danièle etc…

6.

Je me situe ainsi dans une certaine tradition ethnographique quant au traitement de « l’objet », non sans rappeler les démarches de Pierre Clastres (l’arc et le panier) ou Bronislaw Malinowski (le canoë trobriandais).

7.

American Indian Art Magazine : été 90, volume 15, n° 3.

8.

Voir par exemple, HOBSBAWM Eric & RANGER Terence, in The Invention of Tradition, Cambridge: Cambridge University Press, 1983.

9.

Elders : j’ai décidé de gardé la majuscule telle qu’elle est toujours indiquée en anglais, comme marque de respect et déférence, autant qu’indice de la charge sociale, de la fonction, du statut spécifique des Anciens en tant que conseillers spirituels et politiques.

10.

Littéralement :"raconter des histoires". Il s’agit de la pratique qui consiste à raconter les mythes mais aussi légendes et anecdotes, dans un but éducatif, didactique et bien souvent moral.