Chapitre premier : Tisser des liens entre êtres et choses

I/ Vie des objetsdu social : donner, tra

L’art de la broderie en piquants de porc-épic m’est effectivement apparu dès les débuts de mon approche de terrain, c’est-à-dire dans les réserves et les couloirs du Musée Royal de la Saskatchewan, comme un art dont la portée était plus qu’esthétique. La manière dont on apprend à connaître, et même à re-connaître et à aimer le « beau » dans une culture n’est bien évidemment jamais anodine. La façon également dont on transmet le savoir-faire, dont on apprend à créer « de manière indienne » tout autant.

Le style technique, la tradition gestuelle de l’apprentissage comprennent, comme le dit Robert Cresswell 11  :

‘« des normes d’appréciation de la matière rattachant une production à un ensemble plus large. Le style technique apparaît comme une des composantes de l’identité ethnique, dessinant des limites souvent par degrés emboîtés, au-delà desquelles on se sait étranger. »’

On sent à l’œuvre une manière de voir le monde, le temps, les rapports humains : ici la lenteur, l’écoute plus que la parole, l’observation attentive des gestes qu’on essaiera de répéter. Le silence, les rythmes, les couleurs.

Cette transmission se fait également par la circulation des objets eux-mêmes : donnés, échangés, légués, entre des personnes, souvent socialement et historiquement liées, dans des contextes significatifs et particuliers. Ici, c’est « la mémoire des choses » qui se montre également porteuse de sens. L’objet rassemble les événements tout comme les personnes sans pour autant être forcément utile ou représentatif. Il semble néanmoins revêtir un véritable « pouvoir agissant » : symbolique et pratique dans un même mouvement. Dans les énergies et délégations de pouvoir dont il peut être le médium, il est aussi l’opérateur de réunion, de partage, de communication entre les individus.

La question de la conservation et du rapatriement de ces objets sera donc également abordée dans ce chapitre, et nous verrons que le musée (et la patrimonialisation d’un objet plutôt que d’un autre) pourra être envisagé comme une arène symbolique des luttes de pouvoir et d’identité entre états et communautés autochtones.

Ce qui va nous intéresser en premier lieu va donc être de raconter l’histoire de ce travail aux piquants. La place, la vie des objets sera ensuite interrogée, leur dimension spirituelle autant que politique. Nous verrons ensuite comment est transmise dans les ouvrages techniques de description des savoir-faire ou d’histoire de l’art, et les histoires, celles toutes droit sorties des mémoires et des gestes des brodeuses dont je suis devenue l’élève.

Ces différentes voix seront écoutées dans leurs dissonances comme dans leurs résonances, et il sera d’ores et déjà possible de voir la « tradition » à l’œuvre, telle qu’elle a été définie en introduction. La mémoire des Aînés, apparaîtra, nous le verrons, hier comme aujourd’hui dans les Plaines comme le médium privilégié de transmission et de création des savoirs culturels (rites, mythes, valeurs, représentations…). Il s’agira donc de comprendre pourquoi et comment les sociétés humaines, ici les sociétés des Plaines, abandonnent ou conservent les héritages du passé et d’analyser comment, à travers les significations successives et les expressions symboliques données à ces objets, ces sociétés contemporaines tentent de répondre aux questions de leur rapport à l’espace, au temps, à la mémoire et à l’histoire.

Durant un temps, s’intéresser aux objets en ethnologie pouvait paraître désuet. Cependant, aujourd’hui il apparaît nécessaire de leur redonner toute la force et l’importance de leur parole, surtout dans le contexte muséographique actuel : les « peuples autochtones » revendiquent de nos jours un contrôle, un suivi des objets leur appartenant exposés dans les musées, ils réclament même parfois la restitution de certaines pièces. Les musées ont maintenant le devoir éthique de s’interroger sur les conditions d’exposition et de conservation de ces objets, qu’ils soient sacrés ou non.

Les objets ne sont pas simplement des choses que l’on fabrique pour décorer ou pour un usage particulier. Ils appartiennent à une personne, une histoire, une culture, ils sont vivants et porteurs d’une parole, qu’ils soient traditionnels, sacrés, ou profanes.

S’ils ont une valeur, une importance pour la personne qui les possède, pour celui qui les reçoit, ou qui les regarde, il faut peut-être apprendre à les écouter, à écouter leur enseignement. Souvent, lorsque l’on vous offre un objet, on vous parle de son sens, de ce qu’il symbolise parfois, des matériaux avec lesquels il a été fabriqué, de qui l’a fait et pourquoi … Les objets brodés en piquants font partie de ce type d’objets : généralement introuvables sur les circuits « classiques » de la vente et du tourisme, ils circulent pourtant, mais autrement, peut-être parce que leur dimension est précisément « autre », émotionnelle, patrimoniale, symbolique, identitaire, politique même.

Si, pour la plupart, ces objets ne sont pas à proprement parler « sacrés », ils sont tout de même portés dans des circonstances particulières. Dominique Rankin, ex-leader Algonkin, dit que lorsqu’il porte ses mocassins, c’est un acte significatif et symbolique, adapté à une rencontre particulière, ou encore une situation spéciale. S’il met ses mocassins, c’est « pour mieux avancer, dans un contact ininterrompu avec la terre, donc en marchant et en parlant avec le cœur. » Lorsque l’on suit la voie des anciennes coutumes, on dit dans les Plaines que l’on « marche d’une manière sacrée » (« walking in a sacred manner »).

Les objets en peau, brodés de piquants de porc-épic sont « habités » : la peau est celle d’un animal, qui vit encore dans les mocassins et dans celui qui les porte ; les broderies sont faites de piquants, l’esprit du porc-épic est lui aussi présent dans l’objet. Par ses défauts, son style, le mocassin est également habité par l’esprit de la brodeuse, qui s’est intensément impliquée dans cette fabrication… C’est pourquoi respecter les savoir-faire, les matériaux, c’est aussi respecter les « esprits » des objets. De même à travers l’exposition dans les musées, il s’agit de ne pas couper ces liens, ces énergies qui sont présentes dans l’objet. Alors, les ethnologues peuvent jouer un rôle important, décisif même, dans cette prise de conscience à laquelle la muséologie doit aujourd’hui faire face.

Un des caractères décisifs des enjeux du pourquoi ou non d’une passation, d’une transmission ne devra pas être oublié : c’est d’abord la nature de l’objet à transmettre et la charge symbolique qu’il représente et qu’il incarne, qui en définissent la portée sociale.

Ces liens tissés entre les êtres, les matières, les générations seront donc déclinés sous trois aspects : donner, transmettre, apprendre.

Notes
11.

CRESSWELL Robert, Eléments d’Ethnologie, 2. Six approches, Armand Colin, Paris, 1975.