A. Objets et sujets

Différents types d’objets peuvent être répertoriés et interrogés comme médiums de mémoire et d’histoire dans les Plaines. J’en choisirai ici quelques exemples qui me paraissent les plus significatifs au regard de la dimension de témoignage apportée par la broderie aux piquants.

Tout d’abord, les « winter counts », « calendriers » ou « comptes d’hiver » en sont me semble-t-il un bon exemple. Dans les grandes Plaines, les années étaient répertoriées et représentées graphiquement (dessins procédant en spirales) sur des peaux, relatant ainsi les évènements marquants de chacune d’entre elles. Elles ne portaient donc pas de numéros, mais des noms, correspondant à des faits remarquables, ou décès de personnalités importantes : l’année 1807 chez les Minniconjous (Sioux) fût ainsi nommée « Un homme blanc est venu », une autre plus tardivement « petite vérole » ou encore 1869, « l’année ou le soleil est mort », suite à l’éclipse qui eut lieu le 7 août. 37 Certains « comptes » étaient tenus de manière individuelle, reprenant des comptes anciens dans leur chronologie et y mêlant des histoires personnelles. Ces objets permettent ainsi pour certains d’entre eux de suivre des registres sur plusieurs générations.

De la même manière, des robes pouvaient également remplir cette fonction de répertoire historique. Les pictogrammes peints par les hommes combinent alors la référence à l’histoire de leur groupe ou de leur tribu, et leurs hauts faits, exploits personnels accomplis à la bataille. Certaines de ces robes combinent également ces pictogrammes (figuratifs), désignés par tous les spécialistes comme l’expression artistique réservée aux hommes, et les motifs (abstraits), brodés aux piquants par les femmes :

Peau de bison, peinture, piquants de porc-épic, fin 18
Peau de bison, peinture, piquants de porc-épic, fin 18ème-19ème, Saskatchewan River, cree des Plaines, catalogue Millon et associés.

Cette peau portée comme « robe » sur les épaules d’un homme, a été identifiée comme provenant de la région de la Saskatchewan River, Canada, de style cree des Plaines, datant approximativement de la fin du 18ème, début du 19ème siècle. Il faut noter qu’elle faisait partie du catalogue d’une vente aux enchères, qui eu lieu en décembre 2002 à l’hôtel Drouot. La collection provenait entièrement de la zone entre les bras nord et sud de la Saskatchewan River, et avait été rapportée par un négociant en pelleterie travaillant pour la North West Cie (rivale de la Hudson Bay), pour finalement aboutir dans les mains d’un amateur, un des douze administrateurs de la Compagnie des Indes… Etrange destin des objets, chemins parcourus depuis les chemins de mémoire…

En voici un autre exemple, cette fois à travers une tunique de guerrier recueillie dans la région du haut Missouri, vers les années 1830, conservée au National Museum of Natural History à Washington. Cette photo est extraite de l’ouvrage de David W. Penney, Art des Indiens d’Amérique du Nord (op. cit.). Ici, c’est l’histoire d’un homme qui nous est « contée ». On peut voir une scène de bataille organisée en trois combats distincts sur l’avant de la tunique. Le personnage récurrent, en rouge, est probablement le propriétaire du vêtement, affrontant successivement différents ennemis, qui portent des armes et des couleurs différentes. Les bandes noires peintes sur les manches indiquent le nombre d’ennemis tués au combat, les bande rouges alternées de traces de sabots, les expéditions au cours desquelles des chevaux furent volés. La valeur de cet homme, son prestige était ainsi lisible « à fleur de peau ». Les rosaces en piquants figurent les quatre directions, et indiquent l’appartenance du porteur à la tribu des « Gros Ventres », Ah-ah-nee-nin, ou encore Atsena, si l’on se réfère aux couleurs utilisées et à la représentation usuelle.

Devant et dos, tunique de guerrier, 1830, région du haut Missouri. Cuir de daim, piquants de porc-épic, crin de cheval, peinture, long.87,9 cm. Chez Penney David,
Devant et dos, tunique de guerrier, 1830, région du haut Missouri. Cuir de daim, piquants de porc-épic, crin de cheval, peinture, long.87,9 cm. Chez Penney David, Arts des Indiens d’Amérique du Nord, 1998, p.105.

Voici maintenant deux autres exemples, cette fois d’objets sujets uniquement de possession individuelle et qui « racontent » véritablement les histoires de leurs propriétaires. Ils sont brodés spécialement pour des étapes cruciales de leurs vies. Il s’agit par exemple d’une amulette à cordon ombilical, « navel string amulet » et d’une paire de mocassins « de puberté », brodés pour une jeune femme.

Amulettes à cordons ombilicaux, tortues et lézards, peau, piquants de porc-épic, perles et cônes en étain, sioux, 1875 environ, chez Hanson James A.,
Amulettes à cordons ombilicaux, tortues et lézards, peau, piquants de porc-épic, perles et cônes en étain, sioux, 1875 environ, chez Hanson James A., Spirit in the Art from the Plains and Southwest Indian Cultures.

Ces amulettes servent de contenant au cordon ombilical des enfants, et sont conservées durant les premières années de leur vie. Elles prennent la forme généralement d’une tortue pour les filles, animal apprécié pour sa longévité, sa patience et sa fécondité (nous verrons que ce sont également les qualités désirées chez une femme, une « bonne épouse » et « bonne mère »), et d’un lézard ou d’un serpent pour les garçons, animaux appréciés pour leur longévité également, mais surtout pour leur rapidité et leurs « capacités de mue », de transmutation

(nous verrons également dans la symbolique des motifs brodés –dernière partie- que ce sont des qualités acquises et désirées spécifiquement pour les « rêveurs de tonnerre », heyokas, et les grands guerriers). J’emploie ici volontairement le présent car j’ai pu « découvrir » durant mes recherches que la pratique du séchage du cordon et de la fabrication d’amulettes servant à sa conservation était toujours d’actualité en Saskatchewan.

C’est Jainie, jeune femme dakota de 21 ans, qui m’a montré son amulette pour la première fois. Elle prend la forme d’une lune 38 , et celle de sa sœur, m’a-t-elle dit, d’une étoile. Je lui ai demandé qui les avait fabriquées et brodées pour elles (en perles seulement), et si cela se faisait encore couramment : c’est sa grand-mère qui les a faites, et elle ne sait pas broder aux piquants (nous verrons ce fait « surprenant » dans les chemins empruntés par la transmission quand nous détaillerons le parcours de Jainie: elle brode aux piquants, alors que sa mère « n’est pas très douée », même pour les perles, selon ses propres termes, et doit donc apprendre, notamment auprès de Sheila ; et sa grand-mère ne sait broder qu’en perles… C’est Jainie qui lui a montré pour la première fois la technique des piquants, que sa grand-mère juge « trop difficile »…) et Jainie pense que cela se fait encore beaucoup. Bien sûr, ces objets ne font pas l’objet de commerce et sont fabriqués dans le cercle familial.

Ces amulettes sont conservées parfois jusqu’à l’âge adulte et alors stockées dans le « sac-médecine », « medicine bundle » 39 ou encore « paquet sacré », en compagnie des autres objets ayant marqué le cours de l’existence de l’individu. Elles assurent donc la protection de l’enfant et, on l’espère, lui transmettront à terme les qualités des animaux, ou en l’occurrence pour Jainie de l’astre, choisis. Les couleurs, également choisies, peuvent suivre l’individu dans toute sa « garde-robe », ses bijoux et parures, et ainsi leur conférer un caractère immédiatement reconnaissable, aux yeux des proches, de la famille. Nous verrons que ce sont surtout les couleurs et motifs choisis, ou inspirés en rêve, lors d’étapes de construction de l’identité propre de l’individu, qui entrent en ligne de compte dans cette dimension héraldique du travail aux piquants.

Voici un deuxième exemple d’objet « racontant » l’histoire de son propriétaire : ces « mocassins de puberté » ont été brodés à l’occasion des cérémonies 40 liées aux premières règles et donc au passage du statut de jeune fille à celui de femme (et surtout de mère « en puissance »).

Mocassins de puberté, daim, piquants de porc-épic, perles, plumes et cônes en étain, Plaines, 1880 environ, Glenbow Museum, Calgary.
Mocassins de puberté, daim, piquants de porc-épic, perles, plumes et cônes en étain, Plaines, 1880 environ, Glenbow Museum, Calgary.

Le rouge apparaît comme la couleur dominante, symbole du sang menstruel, mais aussi de la vitalité, du pouvoir du Soleil et de l’énergie. Apte à présent à donner la vie, la jeune fille accède au rouge, couleur souvent réservée aux guerriers. Elle signale ici son nouvel état de puissance et de force. Le violet et l’orange associés sont probablement les couleurs personnelles de la propriétaire de ces mocassins (couleurs qui sont choisies, ou « qui nous choisissent » comme il m’a été dit, à différents moments importants de notre vie, laissés à notre distinction ou à celle des Aînés ou des hommes-médecine, qui peuvent aider à trouver ces couleurs en décodant des « signes » : un rêve, un lieu, un objet lié à un moment où l’on a pu sentir, constater la présence des esprits, prendre conscience de soi dans le monde. C’est une connaissance ou une compréhension diffuse et subjective dont il s’agit ici.

Nous reviendrons sur la symbolique et rythmique des chiffres et des couleurs dans le troisième chapitre de ce travail). Le décor est divisé en quatre, nombre rituel et cosmogonique (voir également dernière partie sur le symbolisme), l’individu se retrouvant au centre, à la conjonction des couleurs, nouvelles et passées, conjuguant son état antérieur et son nouvel état. Les motifs associés sur la frange sont ceux de la « libellule » (figure 1) et du « tipi » 41 (figure 2) liés respectivement à la féminité au même titre que la tortue ou la toile d’araignée à la création. « Le tipi » est déployé, découvrant le centre de son foyer et les quatre pans qui l’entourent, il est symbole de la famille comme de l’ordre du cosmos.

Figure 1 : motif de la « libellule »
Figure 1 : motif de la « libellule »
Figure 2 : Motif du « tipi »
Figure 2 : Motif du « tipi »

Ainsi, ces objets permettent d’avoir accès à des morceaux d’histoires de vie. Si l’on pouvait également interroger l’artiste et le propriétaire, on parviendrait à connaître le parcours complet et de l’objet et de la personne.

Cependant, l’intérêt de la « parole » d’un objet n’est pas uniquement de recueillir, d’être « réceptacle » de celle de l’artiste ou du porteur. Il me semble qu’il faut aller plus loin, et dire que l’objet n’est pas seulement un dépositaire transitoire ou un carrefour, mais qu’il est lui-même opérateur de liens. Il est vivant à plusieurs titres.

Nous l’avons vu, il est au croisement d’intentions ou « agencies » (intentionnalités) pour reprendre la terminologie d’Alfred Gell 42 , c’est-à-dire au cœur d’un véritable faisceau de pensées et d’actes concentrés autour de sa création et de son interprétation.

Ce qui peut être appelé objet d’art pour Gell est lié (d’après l’article de Maurice Bloch mettant en perspective l’impact de cette « nouvelle théorie de l’art» dans un article de la revue Terrain 43 , consacré au « Beau ») au fait de : « posséder une force ou un pouvoir de fascination, parce que nous considérons ces objets comme des indicateurs de ce qu’il y avait dans l’esprit des personnes qui les ont, à différents degrés, fabriqués ou utilisés. ».

Lorsque nous apprécions un objet, nous « convoquons » en quelque sorte tous les esprits qui ont présidé à sa création. Il y a, à travers ceux qui ont peut-être commandé l’œuvre, ceux qui l’ont créée, ceux qui vont ensuite la posséder ou la regarder, des réseaux ou faisceaux de sens et d’interprétations qui se rencontrent en elle.

L’un des exemples classiques (étudié par Malinowski chez les Trobriandais, et par Boas sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord) est repris par Maurice Bloch : celui du canoë et de sa sculpture. L’objet a été fait sur commande d’un dignitaire, il va s’impliquer dans une « lutte » entre les participants à l’échange, entre ceux qui vont pagayer ; il doit être le fruit de toute la concentration de l’esprit de l’artiste, tendu vers la création de l’émotion recherchée dans la proue (la terreur, le prestige, la séduction), on doit également « écouter » l’esprit de l’arbre –de la matière vivante- et entendre également les esprits qui ont pu faire ingérence dans ce processus, inspirant l’artiste, insufflant leur force…

On retrouve dans les objets brodés aux piquants ces diverses dimensions partagées et liées entre les intentions de l’artiste, de celui pour qui il brode, de ceux ensuite qui vont « lire » l’objet et donc celui qui porte sur sa peau les symboles. L’acte de broder apparaît dans cette perspective comme le lien entre les différents êtres vivants « partenaires » du processus de création : les esprits qui viennent en rêve inspirer les brodeuses, les brodeuses elles-mêmes, les porteurs et les « matières » : la peau de l’orignal ou du daim, la dépouille, la « relique » de l’animal vivant, donc le daim ou l’orignal lui-même, les piquants du porc-épic, donc le porc-épic lui-même, etc…

L’idée que la matière elle-même est vivante et qu’elle participe des choix esthétiques de l’artiste n’est pas un phénomène réservé aux cultures extra occidentales. Umberto Ecco dans son Histoire de la beauté 44 rappelle que Michel Ange soutenait que sa sculpture se présentait à lui comme déjà contenue virtuellement dans la pierre, et qu’il ne lui restait plus qu’à la « mettre à jour », qu’à enlever le surplus autour d’elle.

Il envoyait ainsi, d’après ses biographes, « un de ses hommes chercher ses statues dans la roche ». Bien sûr, il est également question ici des contraintes stylistiques que la nature, la composition et la forme du matériau « brut » imposent à l’artiste. Ces contraintes représentent même des « suggestions créatives », selon la formule de Boas 45 , mais pas seulement.

Il est question ici du pouvoir de l’objet et des pouvoirs conjugués que peuvent lui conférer ses créateurs, qu’ils soient humains ou non. Il assure la transmission de sens de « grâce », d’énergies. L’art, et l’objet en particulier, apparaît comme un « médium », un relais dans le réseau des relations sociales, mais aussi comme un véritable acteur, opérateur de ces relations.

Cette capacité à lire et à lier les « esprits » dans l’objet d’art est une question classique de l’anthropologie, qui a été formulée essentiellement sous le terme d’ « animisme » et selon la définition de Tylor 46 . On s’attache à examiner cette tendance qui consiste à attribuer des pouvoirs et un caractère vivant aux objets et aux choses dites « inanimées » (selon les perspectives toujours ethnocentristes des différents auteurs, Frazer, Wundt, Freud. Seul Mauss insiste toujours sur le « point de vue des indigènes »), et on étudie la croyance selon laquelle des objets « inertes » tout comme des animaux ou des plantes peuvent être investis par des âmes ou habités par des esprits.

La position que j’ai déjà commencé à exposer et que je développerai dans la seconde partie, celle qui m’a été décrite sur le terrain, et qui consiste à considérer arbres, pierres, animaux, astres et certains objets comme vivants ou « animés » n’est ainsi jamais envisagée dans ces travaux comme une réalité possible, une interprétation crédible du monde parmi d’autres, toutes aussi « valables » les unes que les autres.

Nélia Dias, dans un article intitulé «Une place au Louvre » 47 , rappelle d’ailleurs que les anthropologues, en identifiant l’animisme comme un trait caractéristique des sociétés non occidentales, ont sous-estimé « les traces » présentes dans leur propre société, notamment dans les musées et le processus d’expropriation des objets de leur contexte d’origine, puis d’appropriation par l’institution muséale.

Ce processus leur confère en effet non seulement un nouveau contexte, mais encore de nouvelles interprétations et intentionnalités… Les objets produisent des effets chez ceux qui les possèdent comme chez ceux qui les regardent.

La concentration, mais surtout l’implication de l’artiste, de ses sentiments, de sa volonté, sont des conditions sine qua non de la « réussite » de l’objet : les témoignages que j’ai collectés auprès des brodeuses concordent beaucoup sur ce point avec ceux recueillis par différents auteurs auprès des sculpteurs de canoës de la côté nord-ouest. Il ne s’agit pas tant de précision et de technicité dans les gestes, il s’agit peut-être plus encore d’entrer en contact intime avec la matière et avec l’esprit de ceux qui vont utiliser et porter l’objet. L’esprit et le corps de l’artiste sont comme un pont entre les êtres. Le tronc de l’arbre « dit » qu’il veut devenir canoë, la peau de l’animal « dit » qu’elle veut devenir mocassin, etc.

Il faut d’ailleurs noter par exemple que le cree comme toutes les langues algonquines (dans les Plaines : cree, ojibway, blackfoot, blood, piegan, cheyenne, arapaho, gros ventre) ne distingue pas les genres en terme de masculin ou de féminin, mais d’animé ou inanimé. En cree, il existe ainsi quelques noms, considérés comme animés, alors qu’ils réfèrent à des objets sans vie. Par contre, l’inverse n’est jamais le cas : tous les noms référant à des êtres humains, animaux, esprits, plantes ou arbres sont « animés ».

Voici quelques exemples de mots cree :

  • Na · pe · w : homme, “man”
  • iskwe · sis: fille, « girl »
  • Mosw : orignal « moose »
  • atim : chien, « dog »
  • a · tayo · hkan : « sorte d’esprit »,“kind of spirit”
  • kise · manitow : dieu, “god” ou parfois “grand esprit”
  • mistik : arbre, « tree »

Les produits issus de ces êtres animés sont généralement aussi désignés par des noms animés comme : les plantes et leurs produits, les objets faits de matériaux naturels (comme une cuillère en bois par exemple), les parties du corps, les peaux animales et les vêtements qui en sont tirés, le tabac et toutes les choses reliées au tabac (sacs, pipes…).

D’autres mots peuvent être animés ou inanimés, ce qui change alors leur sens.

Exemples : mistik : arbre (animé) ou baguette (inanimé)

Asiniy : pierre (animé) ou projectile taillé (inanimé)

Comme les noms cree ne sont pas marqués au singulier, il n’y a aucun moyen de savoir, directement à partir de cette forme, s’il s’agit alors d’un nom animé ou pas. Les deux genres sont marqués au pluriel, à la fois sur les noms, et sur les verbes :

Animé Inanimé
na · pew - ak’ : hommes astotin-a : « caps »
si · si · p-ak’ : canards mo · hkoma · n-a : couteaux
ospwa · kan · ak’ : pipes mi · nis-a : baies

Les pronoms varient également selon le genre du mot qu’ils désignent, et s’il est au singulier ou au pluriel :

ce = awa (animé singulier), ces = o · ki (animé pluriel)
o · ma (inanimé sg), o · hi (inanimé pl)

exemple :

« ce chien » = awa atim ; « ces chiens » = o · ki atimw-ak

Les verbes intransitifs ont donc deux formes, une pour un sujet animé, une pour un sujet inanimé. Les verbes transitifs ont également deux formes, mais elles varient cette fois selon « l’animation » ou non de l’objet, et pas du sujet.

On voit donc ici que certains objets, issus de matière vivante, restent vivants. Mais que signifie vraiment être « animé », est-ce littéralement équivalent au fait d’être « vivant » ? Est-ce faire partie d’un cycle commun à tout ce qui vit : c’est-à-dire naître et mourir ? Ou est-ce avoir un esprit, « animus » en latin ? Pour être vivant est-il nécessaire, incontournable d’avoir un « esprit » ?

Chez les Hopi, le mot « nuage » est animé, parce qu’il peut prendre de multiples formes et changer, et qu’il a également la capacité de se mouvoir. De plus, la pluie, apportée par les nuages, est évidemment indispensable à la vie dans ces régions désertiques, et fait donc l’objet de tous les rites et de toutes les croyances.

Cette capacité de se mouvoir est cependant la principale caractéristique reconnue au nuage, il semble qu’elle prime sur les autres.

Or, le mouvement c’est l’intensité du vivant : « rythme, pulsation, respiration, croissance, déclin, mort » 48 , qui peut-être rappelée notamment en considérant les travaux de Mauss sur le « mana ».

L’énergie, la force du vivant, partagée par tous les êtres, circule, mais aussi se transforme : elle se meut (au sens de kinesis, grec), mais aussi elle se transforme, elle est passage d’un être dans un autre (au sens de metabolé, grec). Nous verrons dans une deuxième partie plus en détail à quel point cette manière d’envisager le vivant, que l’on peut donc voir en action dans les langues indiennes, est fondatrice de la cosmogonie des Plaines, celle de l’interconnexion. La continuité du vivant, entre pierres, hommes et animaux, amène les objets à être eux aussi conçus comme vivants. Ainsi les objets brodés aux piquants sont-ils souvent désignés en cree par des mots animés, en raison des matières qu’ils mobilisent :

Maskisin(a) (inanimé) : mocassin (sans précision de l’utilisation de piquants)

Mais kâkwâ(k) (animé) : « porc-épic » et piquant de porc-épic : kâkwiy(ak) (animé), et lorsqu’il est précisé « mocassin brodés de piquants », l’objet est animé.

C’est aussi une des raisons qui peut expliquer que bon nombre de motifs brodés aux piquants qui étaient liés aux mythes et à la cosmologie, ou encore au pouvoir des esprits, n’ont jamais été reproduits en perles de céramique : ces dernières ne sont pas considérées comme vivantes, puisqu’elle ne sont pas issues directement de la nature, et donc d’éléments animés d’énergie.

Le porc-épic, l’élan, l’orignal, transmettent aux porteurs des objets faits de leur être leurs qualités ou capacités, ils transfèrent des pouvoirs. C’est le cas notamment des « medecine bundles », « sacs » ou « paquets médecine » dans lesquels on conserve tous les objets relatifs à l’histoire physique et spirituelle de l’individu. Les différents aspects liés aux transferts de bénédiction ou capacités seront détaillés à travers les motifs qui les expriment, dans la troisième partie de ce travail, « Tisser des liens entre formes et symboles».La transmission ensuite, le don intrafamilial de ces objets est également un facteur de transfert et de diffusion, entre les êtres et les générations, de ces pouvoirs et énergies.

Marc Augé, dans Le dieu objet 49 , décline lui aussi ces notions liées d’intentions, de mémoire et de transmission, autour de l’idée de « monument » :

‘« Du passé, nous, nous gardons des monuments. Le monument, c’est l’objet fait par d’autres pour nous, d’autres qui, vivant au futur antérieur, se donnaient une dimension historique, c’est-à-dire inscrivaient leur histoire individuelle dans l’histoire des autres. Du coup, dans l’objet qu’ils nous ont légué, comme on dit, nous lisons une conscience, de même sans doute que les concepteurs, sinon les bâtisseurs, tentaient d’y inscrire une conscience. Le monument (le mot l’indique) se veut témoignage. »’

Plus loin, Augé va jusqu’à nommer ces objets symboliques, « objet social total » 50 , « l’objet visible où se rejoignent, se confondent et se matérialisent les dimensions que n’arrive pas à percevoir dans une totale transparence la vision ordinaire ».

Mais, loin d’être un « objet-reflet » 51 , simple « représentation » ou traduction du réel, l’objet brodé aux piquants agit, concentre, il est au cœur d’une esthétique polysémique qui rassemble autour de lui.

Pour toutes ces raisons, en tant qu’objets et sujets de mémoire, d’identité, les objets sont le lieu d’enjeux, de luttes et de configurations stratégiques incessantes, quant à leur possession, conservation, exposition, manipulation…

Notes
37.

HASSRICK Royal B., in Les Sioux . Vie et coutumes d'une société guerrière. (1964), Paris: Albin Michel, Terre indienne, 1993, p. 24.

38.

A noter que la lune est une figure liée à la broderie aux piquants dans les mythes cf infra chapitre 2, II « des histoires de porc-épic »: afin de se rendre sur terre, Lune prend souvent l’apparence d’un porc-épic pour attirer les jeunes filles. Il est dit aussi qu’une femme est assise dans la Lune et qu’elle brode aux piquants (cf LEVI-STRAUSS C. in Mythologiques III, « Les instructions du porc-épic », sur les rapports entre périodicités féminine/Lune/porc-épic).

39.

Pour une définition relativement exhaustive voir WISSLER Clark, .in A Blackfoot Source Book. Papers by Clark Wissler, chapitre Religion and ceremonies, Ed. Garland, New-York, 1986, pp. 113-119 (ouvrage regroupant tous ses articles pour l’American Museum of Natural History).

40.

isnati, voir infra chapitre 2, III “Des figures de femmes”.

41.

LYFORD Carrie A. in Quillwork and Beadwork of the Western Sioux, Bureau of Indian Affairs, Washington D.C., 1940 in Dover Edition, 2002, figure 17 p. 73et BOAS Franz, L’art primitif, (1923), Editions Adam Biro, Paris, 2003, p. 135.

42.

GELL Alfred, in Art and Agency: an anthropological Theory, Oxford: Clarendon Press, 1998.

43.

BLOCH Maurice, "Une nouvelle théorie de l'art. A propos d'Art and Agency d'Alfred Gell," Terrain n°32 (mars 1999): pp. 119-128.

44.

ECCO Umberto, "Chapitre XVI," in Histoire de la beauté., Paris: Flammarion, 2004, p. 401.

45.

BOAS Franz, in L'art primitif, (1927); réimpr., Paris: Adam Biro, 2003.

46.

TYLOR Edward B. Primitive Culture., Londres: John Murray Ed., 1871.

47.

DIAS Nélia, "Une place au Louvre," in Le musée cannibale, collectif MEN, Neuchâtel : GHK Editeurs, 2002, pp. 15-29.

48.

LAPLANTINE François, "Deux précurseurs d'une anthropologie de la vie et du vivant : Roger Bastide et Georges Bataille," Parcours Anthropologiques n°9 (2002): pp. 5-16.

49.

AUGE Marc, "Symboles," in Le dieu objet, Paris: Flammarion, 1988, pp. 32-33.

50.

AUGE Marc, op. cit. p.143.

51.

JAMIN Jean, " Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues? » inHAINARD J. et KAEHR R., Temps perdu temps retrouvé : voir les choses du passé au présent, Neuchâtel : MEN, 1985, pp. 51-74.