B. Les musées : enjeux de l’écoute des objets

En tant que « monuments » au sens de Marc Augé, les objets sont lieux et passeurs de mémoires, collectives et individuelles. En tant que tels, il existe un « devoir » (« le devoir de mémoire ») de les préserver et de maintenir leur possible transmission, ou plutôt celle de la connaissance qu’ils « contiennent ». C’est ainsi en tout cas que s’est construite la muséographie « classique ». Cependant, depuis les années 1970 environ, de nouveaux interlocuteurs viennent brouiller cette piste balisée entre « patrimoine à sauvegarder », d’une part, et « mission » des musées de l’autre...

Les « autochtones » ont forcé la porte et revendiqué le droit de s’impliquer dans la gestion de ce patrimoine, notamment le droit qu’il puisse leur être rapatrié.

Entre réactions épidermiques directes, où le spectre du « nécessaire travail de la science » fut brandi pour mettre un frein à toute ingérence ou possibilité de coopération avec les « propriétaires » culturels des objets, et timide consultation de quelques « porteurs de tradition » et autres spécialistes locaux, les musées ont dû, quoi qu’il en soit, amorcer une nécessaire analyse de leurs pratiques et objectifs. Cette « prise de conscience », forcée par la dimension toujours plus visible des revendications amérindiennes tant au plan national qu’international, a abouti au départ à des initiatives locales.

Le Royal Saskatchewan Museum, où j’ai travaillé au Canada, en est un bon exemple. A partir de la fin des années 1980 fut mis en place un programme de consultation des Aînés de la région, au sujet des artefacts détenus par le musée, de leur conservation, manipulation et exposition. La First Nation Gallery a ainsi ouvert ses portes en juin 1993, aboutissement d’un long projet (depuis 1986) ayant réuni équipe du musée, consultants amérindiens, artistes contemporains et écoles. Ce fut, par exemple, l’occasion pour des artisans cree, lakota et assiniboine d’entreprendre la construction entière d’un tipi « à l’ancienne », pour le tannage des peaux, la couture, la découpe des mâts en bois, etc… Les commentaires qui parcourent les dioramas ont été enregistrés par les Aînés. L’architecture même de la galerie, entièrement constituée de courbes, est issue de cette prise en compte des interprétations et perspectives amérindiennes (bien avant la construction du National Museum of the American Indian à Washington et de son architecture spectaculairement « autochtone »).

Au Canada, la date charnière de cette profonde modification, encore en cours, des relations entre musées et communautés autochtones, fut celle de l’exposition The Spirit Sings : artistic traditions of Canada’s first people 52 , organisée par le musée Glenbow de Calgary, en 1989.

Financée par le gouvernement fédéral et par l’entreprise pétrolière Shell, cette exposition se retrouva au centre d’une polémique impliquant la lutte des Cree du lac Lubicon (nord de l’Alberta) pour leurs terres. En 1989, à Calgary, ce sont aussi les jeux olympiques d’hiver. Les Cree firent alors un appel international au boycott de cette manifestation, en guise de support à leur cause. L’exposition The Spirit sings, organisée au même moment, fit les frais de cette mobilisation, car financée par les deux protagonistes de l’affaire des terres cree.

Cette médiatisation pointa du doigt l’hypocrisie non seulement du gouvernement et de la compagnie pétrolière, qui prétendaient par cette exposition mettre en relief leur implication et respect des « questions indigènes », mais encore de l’institution muséale qui acceptait cet état de fait.

De cette affaire naquit, par l’intermédiaire de Georges Erasmus alors chef national de l’Assemblée des Premières Nations et co-directeur de la commission royale d’enquête sur la condition des peuples autochtones au Canada, une dynamique de travail entre leaders amérindiens et représentants des musées.

A partir de fin 1989 fut mis en place un « Groupe de travail sur les premières nations et les musées », qui aboutit à l’acceptation par les différentes forces en présence d’un texte intitulé « Turning the page : forging new partnerships between museums and first nation peoples. ». Dans cette dynamique ont été lancés des programmes de coopération dans une partie des musées canadiens. Aux Etats-Unis, l’adoption en 1990 de la loi NAGPRA (Native American Graves Protection and Repatriation Act), concernant le rapatriement des objets sacrés et des restes humains, a amené également à transformer les pratiques et les mentalités.

Les musées deviennent donc le lieu naturel de la poursuite des luttes pour leurs droits menés par les Amérindiens. Comme le fait remarquer Gerald Mc Master, artiste et conservateur cree, originaire de la réserve de Red Pheasant en Saskatchewan, éditeur de nombreux ouvrages importants sur les arts amérindiens ; la conséquence des politiques assimilationnistes ne fut pas « seulement » de briser une culture, elle effaça également méthodiquement les épistémès traditionnelles et contribua à donner un poids symbolique et politique aux musées :

‘« If we can imagine this, can we also understand why native people today see museums as « sites of struggle » and why it is that their critique is so important for any systemic change » (voir traduction française en Annexes p.360)’

Ce que l’on voit ou pas dans un musée, ce qui y est exposé et comment, constituent des choix qui ne sont pas anodins, qui relèvent au contraire de la position et de l’image que l’on donne de soi et des autres. Le musée est né de la colonisation : les choix d’exposition et de commentaires qui y ont été faits sur ces « artefacts culturels », résonnent aujourd’hui de tout leurs poids. Comme le souligne Elise Dubuc 53 , c’est le concept d’ « authenticité » qui fut un des opérateurs les plus puissants de l’expropriation « raisonnée » que menèrent les musées, justifiée techniquement, alors que sa source était idéologique.

‘« La doctrine qui sous-tend la conservation des objets anciens d’un patrimoine mondialisé aboutit en fait à déposséder ceux qui n’auraient pas les capacités techniques d’en assurer la pérennité ou ceux qui, tout aussi idéologiquement, ne verraient pas l’utilité d’attenter à l’usure du temps. Dans ce processus, ce qui appartiendrait à tout le monde finit, en fait, par ne plus appartenir qu’à ceux qui ont développé l’appareillage idéologique et technologique d’un tel projet. »’

L’auteur pointe ensuite une particularité des réflexions menées lors de la « Conférence Nara sur l’authenticité », tenue au Japon en 1994 dans le cadre de la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO.

A cette occasion ont en effet été soulignées des conceptions de la « tradition » particulièrement proches de celles que je m’efforce de décrire dans ce travail : la nature symbolique de l’authenticité pourrait ainsi être vue non pas dans l’objet lui-même, mais « dans les savoir-faire et l’habileté de ceux qui possèdent connaissance et expérience et dont le processus de transmission n’exclurait pas l’innovation », comme l’ont conclu les consultations faites lors de cette convention.

Cette définition ouverte, contextualisée et processuelle de la tradition et de son corollaire, l’authenticité, semble bien mieux correspondre aux objets et aux pratiques qu’il m’a été donné d’observer. Elle permet également d’éviter le piège du pur versus l’impur, de l’ « authentique » versus le « contaminé » ou l’ « acculturé »… Roger Bastide 54 a bien montré que les processus d’acculturation sont « la vie » des cultures, sont leur dynamisme, et qu’aucune ne peut y échapper à moins de vivre en autarcie complète et donc de finir par s’éteindre.

En effet, dans un excès inverse à celui des Noirs, totalement absents pendant longtemps des musées canadiens et américains, les Amérindiens furent les « enfants chéris » de la muséographie nord-américaine. Destinés à s’éteindre, à disparaître 55 , puis quoi qu’il en soit à se taire et à devenir invisibles, c’est dans les musées qu’ils trouvèrent finalement le seul lieu encore témoin de leur existence.

C’est par la médiation des galeries, des films, des photographies romantiques de Curtis ou encore des « cirques » ambulants comme le Wild West Show de Buffalo Bill, que les Amérindiens ont pendant longtemps trouvé leur seule image aux yeux du monde. Pendant ce temps-là, les « vrais » Indiens, en chair et en os, étaient parqués, on peut même dire cachés, dans les réserves situées pour la plupart le plus loin possible des villes et donc des regards… Par dérivation cette recherche du « pur », de l’intact, est encore bien souvent présente, même dans les discours des spécialistes en tout genre, lorsque ne sont considérés comme d’ « authentiques Indiens » que les individus qui auraient été, à l’image des objets produits par leurs ancêtres conservés derrière une vitre, « préservés » de l’influence des Blancs, de la colonisation européenne. Bien sûr, une telle idée ne peut-être que de l’ordre du fantasme, cependant, elle demeure sous-jacente, rampante, dans les politiques muséales comme dans les politiques tout court, dans les mentalités aussi.

Cette négation de la « contemporanéité » (pour reprendre la terminologie de Johannes Fabian 56 ) de l’Autre, lui interdisant toute actualité et toute prise sur notre présent est aussi au cœur du « pourquoi » des revendications « patrimoniales » amérindiennes.

Lorsqu’est requis le retour d’un objet sacré, il ne s’agit généralement pas d’une demande formulée en vue de cacher à jamais l’objet, ou encore de le détruire. Ce qui est demandé est un droit d’accès au « vivant » de l’objet, à son présent, c’est-à-dire à son utilisation dans un cadre cérémoniel.

Il s’agit d’une requête qui aboutira généralement soit au rapatriement définitif de l’objet qui sera ensuite bien souvent conservé dans un musée amérindien auto-géré (comme c’est le cas, par exemple, sur la réserve des File Hills près de Regina, où se trouve le musée du Traité N°4 ou, encore plus au Nord de la province, vers Saskatoon, avec le musée de Wanuskewin), soit à un « prêt » temporaire de la part de l’institution. La question centrale pour les autochtones étant de savoir comment ces objets, dont la charge symbolique est importante, sont traités (chimiquement par exemple, ce qui pourrait nuire à l’esprit naturel de l’objet), manipulés (par des hommes, des femmes uniquement ?), conservés (seuls, regroupés peut-être avec d’autres qui seraient contradictoires dans leurs « charges » et donc nocifs ?), puis exposés (en pleine lumière, naturelle ou artificielle : certains objets nécessitent, par exemple, de n’être vus par des yeux profanes qu’en clair-obscur et jamais en lumière directe, d’autres pourraient perdre leur potentiel sacré en n’étant pas très régulièrement exposés à la lumière du soleil…).

Une anecdote : lorsque je travaillais sur les collections non exposées du musée, conservées dans le « cocon » -réserve isolée, sous régulation thermique et surveillance bactérienne-, je devais observer des règles strictes, élaborées avec le conseil des Aînés : fumigation de tout le corps avec de la « sweet grass » 57 obligatoire avant d’entrer, port de gants bien sûr pour la manipulation, interdiction d’accès aux « medecine bundles » utilisés en cérémonies tribales et, enfin, interdiction formelle de pénétrer dans le « cocon » durant les menstruations, conformément à la croyance en un pouvoir décuplé des femmes durant cette période, pouvant attenter aux pouvoirs des autres objets mis en présence de cette force.

L’enjeu aujourd’hui pour les musées, qui se voient petit à petit obligés de prendre en compte les revendications autochtones, est donc d’adapter l’idée de préservation non plus simplement à la conservation technique de l’objet, mais aussi à la responsabilité éthique du respect de son intégrité spirituelle et vivante.

Bien sûr, il faut noter l’influence primordiale, sur les avancées réflexives des musées à ce sujet, des organismes internationaux travaillant sur cette question, sous l’égide de ONU (et de la Commission des droits des peuples autochtones), entre l’OMPI (Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle), l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et l’UNESCO 58 . Les différents projets, conçus pour l’élaboration d’une déclaration universelle des droits des peuples autochtones, s’harmonisent autour de l’idée de la nécessité de redonner aux peuples autochtones la maîtrise de leurs droits, notamment concernant leurs productions culturelles, qu’elles soient artistiques ou intellectuelles. En 2002, l’article 29 du « Projet de l’UNESCO pour une déclaration universelle des droits des peuples autochtones » affirmait ainsi :

‘« Les peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, tels que les sites archéologiques et historiques, et la littérature. Ils ont aussi droit à la restitution des biens culturels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans qu’ils y aient consenti librement et en toute connaissance de cause ou en violation de leurs droits et cultures. Les peuples autochtones ont droit à ce que la pleine propriété de leurs biens culturels et intellectuels leur soit reconnue, ainsi que le droit d’en assurer le contrôle et la protection. »’

Dans la ligne de ce projet, on a vu ainsi par exemple à Lyon, au Muséum d’Histoire Naturelle, devant un jour prochain être refondu en « Musée des Cultures du Monde », la mise ne place de séminaires et groupes de réflexion sur « l’éthique dans les relations avec les autochtones » auxquels j’ai eu l’occasion de participer.

Les questions abordées lors de ces séminaires et groupes de travail en 2002 et 2003 eurent pour objectif la mise en place d’un nouvelle « éthique muséale » 59 , réforme des approches préalables, en « évitant d’offenser ou de méconnaître les cultures que l’on présente » selon les termes employés par les représentants de l’institution. Les suggestions afin de mettre en place ce nouvel « axe », apparaissent sans surprise comme tournées vers la coopération et la consultation des peuples autochtones. Cependant, un pas de plus est franchi : on se propose de « rétablir les liens entre les objets et la culture qui les a produits […] en amenant les autochtones non seulement à collaborer à l’élaboration des expositions, mais à en être partie prenante. »

C’est ainsi que Thierry Valentin 60 invite, dans sa communication lors du colloque sur ces questions, à ce que le nouvel espace du musée « puisse devenir également et légitimement le leur tout autant que le nôtre, qu’il soit vecteur de rencontres et d’expressions directes. Un édifice en quelque sorte « en partage », en collocation et en co-locution. »

Ces exemples divers montrent le chemin qui semble être aujourd’hui emprunté par les institutions muséales, sur tous les continents, avec plus ou moins de succès, d’obstacles ou de rapidité. Ces changements entrent en résonance avec la dynamique toujours plus visible des communautés amérindiennes du Canada, vers plus d’autonomie, plus de pouvoir, plus de responsabilités aussi.

Dans ce processus d’affirmation et de lutte, la transmission des connaissances empiriques et intellectuelles, des savoirs faire culturels spécifiques, la capacité de création et d’innovation, sont autant de dimensions fortement investies par les Amérindiens. L’enjeu est celui de la possibilité d’être soi, le droit à l’identité mais aussi à l’altérité et peut-être plus encore à l’alternance entre ces deux extrêmes, à la variation et à l‘invention de l’identité au même titre qu’il existe une « invention de la tradition ». L’art de la broderie aux piquants se révèle comme une présence privilégiée de cette cruciale nécessité de « changer en restant le même ».

Ses modalités de transmission et d’apprentissage sont multiples et non linéaires, et je vais les détailler à présent en suivant les voix de Sheila, Whilma, Jainie, Lew, de la famille New Holy, brodeurs de générations en générations faisant aujourd’hui « travail de mémoire » par le biais d’une cassette vidéo et d’un site Internet, ou encore des « manuels » de Lyford et Orchard.

Notes
52.

The Spirit sings: artistic Traditions of Canada's First People, Calgary: Mc Clelland & Stewart, Glenbow Museum, 1987.

53.

DUBUC Elise, " Entre l'art et l'autre, l'émergence du sujet," in Le musée cannibale, op. cit., p. 34.

54.

BASTIDE Roger, in Le prochain et le lointain, Paris : L’Harmattan, 2000.

55.

Voir les appels divers « à l’étude des peuples en voie d’extinction » qui « affrontent l’emprise écrasante de la civilisation ».et à la collecte de leurs objets : par exemple chez F. BOAS, en 1898 dans ses articles bilans des travaux du comité de recherche sur la Colombie Britannique; ou encore chez L.H. MORGAN en 1877, dans Ancient Society, lançant un « appel aux Américains pour qu’ils abordent ce vaste domaine et récoltent cette riche moisson »… Une autre référence importante à ce sujet : le discours de Théodore Roosevelt, le 1er octobre 1906, au sujet du travail de Curtis : « L’Indien tel qu’il a existé jusqu’ici est sur le point de disparaître. […] Ce serait un véritable désastre si l’on ne conservait pas un témoignage vivant et authentique de ces conditions. »

56.

FABIAN Johannes, in Time and the Other : how Anthropology makes its Object, New-York: Columbia Press, 1983.

57.

« Foin d’odeur » ou armoise, herbe haute cousine de la sauge, utilisée dans toutes les cérémonies et que l’on trouve facilement dans les Plaines.

58.

Pour un bilan canadien sur ces question, voir BATTISTE Marie & YOUNGBLOOD HENDERSON James (Sa'ke'j), Protecting Indigenous Knowledge and Heritage. A Global Challenge, Saskatoon, Sk: Purich Publishing, 2000.

59.

Voir la synthèse publiée par le Muséum d'Histoire Naturelle de Lyon, in L'éthique dans les relations avec les autochtones, Lyon: Département du Rhône, 2002. Ainsi que les actes du colloque international (20-21 mars 2003) « Réseaux autochtones, partenariats, questions d’éthiques » publiés également par le muséum.

60.

VALENTIN Thierry, "Autochtonie, éthique, muséologie : quelques considérations et propositions," in « Réseaux autochtones , partenariats, questions d’éthiques », Muséum d’Histoire Naturelle de Lyon, 2003, p. 39.