II/ Transmission et apprentissage d’un art vivant

1/ Transmettre : au fil de la mémoire

Pour reprendre les termes de Gérard Lenclud 61 dans la définition qu’il tente de faire de la notion de « transmission », elle apparaît comme un processus éminemment variable et contextuel :

‘« L’examen des pratiques de transmission telles qu’elles organisent la vie sociale ne saurait être séparée de l’étude des constructions idéologiques qui établissent dans toutes les sociétés le sentiment de leur légitimité et par là même de l’ordre social qui en résulte. […] Elle (la transmission) répond à une logique d’efficacité pratique propre, mais aussi à une intention culturelle. »’

Loin d’être une « chose » fixée puis reproduite, la transmission des savoirs et savoir-faire culturels n’est pas l’instrument unique et par excellence de la continuité sociale. Elle est active, mouvante et complexe, consciente et inconsciente. Ses chemins (notamment dans le « passage » entre les générations) sont tortueux et imprévisibles, ils ne peuvent se réduire à l’image du passage de relais.

Cette manière plus dynamique d’envisager l’idée de transmission, va de pair avec le réexamen et le questionnement de sa notion sœur : la tradition. Cette réflexion, amorcée en France par Maurice Hocart en 1927, puis reprise et approfondie par Jean Pouillon à partir de 1977, a ainsi remis en cause l’image d’une totalité sociale se reproduisant à l’identique, de génération en génération. Différents auteurs à sa suite ont insisté sur le caractère non-directif et parfois récent de la « tradition ». De nombreux travaux contestent l’idée selon laquelle la tradition possèderait des propriétés intrinsèques, comme l’ancienneté ou la continuité, et discutent son caractère prospectif. L’ouvrage de Hobsbawm et Ranger 62 a ainsi mis en évidence les illusions rétrospectives, les « inventions », le travail de « fabrication » qui a lieu dans la tradition.

La transmission comme la tradition ne sont plus, dans cette perspective, envisagées comme des « circuits » (au sens technique, de « mécanismes ») de répétition d’un principe de conformité aux « normes traditionnelles », mais dans des modalités diverses de rapport au passé et au présent 63 . La mémoire emprunte des chemins multiples et variés, motivés parfois par la nécessité politique ou identitaire, par une certaine planification, comme ils sont parfois sujets au « vivant » : c’est-à-dire à l’oubli, à l’instabilité, à l’imprévisible, au mensonge ou à l’omission et au travestissement des évènements. Les « accidents » comme les évènements dans les processus de transmission sont nombreux, et les volontés déterminées de les bloquer, voir les annihiler, également. Certains legs, certains dons peuvent être programmés, organisés, d’autres s’improvisent dans la clandestinité, d’autres encore demeurent spontanés et parfois totalement inconscients.

Dans les Plaines, face aux politiques d’assimilation, d’ethnocide et de génocide, aux interdits de pratique des cultes et des langues, les stratégies comme les « simples » réactions ont ainsi été très diverses et différentes selon les lieux et les communautés, selon aussi les moments de l’histoire longue de ce combat entre « blancs » et « rouges ». A travers l’exemple de la transmission, ou plutôt des transmissions, du savoir-faire de la broderie aux piquants, nous pourrons distinguer un peu mieux ces passations fluctuantes, verticales, horizontales, ondoyantes, « clignotantes » (Edgar Morin), matérielles mais aussi immatérielles (comme nous le verrons dans le deuxième chapitre) et en tout cas toujours inachevées.

Notes
61.

LENCLUD Gérard, "Transmission", in Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Bonte Pierre et Izard Michel, Paris: PUF, 1991, pp. 712-713.

62.

HOBSBAWM E. & RANGER T., The Invention of Tradition, op. cit.

63.

Voir également l’ouvrage collectif sous la direction de MAUZE Marie, Present is Past. Some Uses of Tradition in Native Societies, Lanham: University Press of America, 1997.