A. Les maillons de la transmission

-Les Aînés

Le premier fil que nous allons dérouler est celui des mémoires des Anciens, des « Aînés ». Schéma peut-être un peu « idéal » de la transmission de la tradition, le modèle transgénérationnel et familial apparaît pourtant comme primordial et efficace dans les Plaines. Il a été, et demeure, le modèle privilégié de legs de sa culture et de ses connaissances, représentant également le mode « habituel » d’enseignement des savoirs et savoirs-faire.

L’apprentissage des règles, des normes, des mythes, des manières de penser le monde se fait par le récit, l’écoute et l’imitation des Aînés puisque nous sommes dans le cadre de la « tradition orale ».

La nature du pouvoir religieux ou politique comme de l’autorité « intellectuelle » est orale : la parole de ceux qui savent constitue et renouvelle en permanence le répertoire des connaissances du groupe. Le « sage » comme le « leader », figures en lesquelles on a confiance, légitiment leur rôle et leur place par la parole et son « bon usage ». Un exemple célèbre, dans la littérature anthropologique sur cette question, est celui raconté par Pierre Clastres dans Chronique des Indiens Guayaki 64  : l’exemple de Jyvukungi, chef Achuar, et de ses « tournées d’information ». Lorsqu’un événement important a lieu, Jyvukungi prend soin de visiter maison après maison à l’intérieur du campement, et d’informer chacun sur la teneur des faits, avec force détails. Cependant, Clastres note que chacune de ces familles est d‘ores et déjà au courant. Pourtant, ils « feignent » tous d’apprendre la nouvelle à travers les mots de leur chef. Clastres dit alors qu’ « ils ne se considéraient comme réellement informés qu’à partir du moment où ils tenaient leur savoir de la bouche même de Jyvukungi : comme si sa parole seule pouvait garantir la valeur et la vérité de tout autre discours. »

Ce pouvoir performatif des mots, et du savoir transmis par les mots, est détenu le plus souvent en Saskatchewan par ceux que l’on nomme les « Elders » : j’ai choisi de traduire ce mot par « Aînés », au plus proche donc de la terminologie anglaise. On verra souvent une autre traduction possible : « Anciens » et plus rarement, « Vieux ». Il faut noter que ce terme de « Elders » ne désigne pas forcément des personnes âgées, mais crédite plutôt la personne dans ses savoirs, charges, responsabilités et donc du respect qui lui est dû et qui lui a été accordé par la communauté.

J’ai ainsi vu des Elders qui n’avaient pas plus de 40 ans, mais qui étaient désignés par ce titre parce qu’ils jouaient un rôle primordial (implication par exemple dans les programmes sociaux-éducatifs et spirituels auprès des jeunes de la réserve) pour les uns et les autres et détenaient généralement des savoirs rares : connaissance des plantes, des procédures rituelles ou encore, tout simplement, une grande expérience de la vie et de ses difficultés. Leur « droit d’aînesse » est une autorité qui leur est reconnue par le groupe, la communauté.

De la même façon, l’inverse est vrai : toutes les personnes âgées ne sont pas désignées par le qualificatif de « Elder ». Elles sont respectées et écoutées pour leur « chemin », mais ne sont pas forcément des référents ou guides pour la communauté.

Cela dit, le plus souvent, les personnes qui vous sont désignées comme des Aînés cumulent ces différents types de sagesse, d’expérience et de connaissances, et sont également avancées en âge. Pour reprendre une expression d’Emmanuel Désveaux, on échappe difficilement dans ces régions au « syndrome de l’ethnographie : du vieux comme paradigme de l’informateur » 65 .

La parole dite et répétée est le fondement de la transmission orale, de la mémoire des choses comme de la mémorisation : le « story telling », le « racontage » en est un de modes les plus répandus dans les Plaines : on raconte des histoires qui mêlent figures mythiques et vie quotidienne, actualité et passé, et réinventent en permanence une interprétation possible du réel. Elles apprennent aux enfants les conduites à tenir ou à éviter et diffusent également l’ensemble des savoirs positifs accumulés par la communauté. Et l’on apprend précisément parce que ces histoires nous sont sans cesse répétées, mais jamais exactement sous la même forme. On retrouve bien sûr, dans cette façon de transmettre, la vision éminemment dynamique (et nous le verrons plus tard également circulaire) qu’ont les sociétés des Plaines de la tradition, des connaissances et du regard qu’elles portent sur le monde.

Il n’en est pas autrement pour la transmission des techniques de la broderie aux piquants. Les Aînés apparaissent dans tous les témoignages comme les premiers mediums et les premiers nœuds sur la toile de la transmission. Cette métaphore des nœuds sur une toile est d’ailleurs également celle de la famille pour les Cree : « from great grand-parents to great grand-children, we are only knots on a string » 66 .

La famille, comme le monde, est conçue comme lieu d’échanges et de passages, comme interconnectée. Nous reviendrons plus en détails sur ces conceptions d’un monde « tissé » de lignes courbes autour de la figure de la brodeuse et de l’araignée (chapitres 2 et 3).

Les Aînés sont donc vecteurs et sources du savoir. Dans les familles (plus ou moins étendues : il s’agit parfois de transmission entre une tante et une nièce, entre une arrière grand-mère et une petite fille, et parfois également entre des membres adoptés, dispositif très courant chez les Amérindiens et même rituel chez les Lakota 67 ), ce sont eux qui se chargent de transmettre aux plus jeunes les connaissances et de leur faire pratiquer les savoirs faire.

Ce qui revient toujours, ce sont le regard, l’écoute, l’expérimentation et la perpétuelle référence à l’« autrefois », au « temps jadis », « long ago », « kayâs » en cree. Lorsque l’on interroge cette mémoire aujourd’hui ce sont les gestes qui reviennent : « I remember my grand-mother used to make moccasins from hide. She used to roll up porcupine quills like this. » Et voilà le geste qui est esquissé dans l’air.

Le discours de la mémoire s’articule autour de cette référence aux gestes des anciens, ici de la grand-mère. Freda Ahenakew 68 , dans ses remarquables recueils sur la mémoire cree, montre ainsi, au travers de nombreuses interviews réalisées avec des personnes devenues aujourd’hui des Aînés, que ce qui s’est transmis des cultures indiennes l’a essentiellement été par l’intermédiaire des gestes et paroles des anciens.

Whilma, Sheila ou Jainie ont également toutes appris la « base » de leur savoir-faire avec leurs mères ou grand-mères. Cependant, elles s’accordent sur la nécessité qu’elles ont eu de compléter cet apprentissage et sur le fait qu’il reposait essentiellement sur l’observation des gestes, puis leur répétition. Elles insistent sur le fait qu’on parlait peu durant ces séances et que c’est « en regardant faire », qu’elles ont appris. Voici un extrait recueilli par Freda Ahenakew auprès de Sarah Whitecalf, au sujet du « travail aux piquants » :

‘« I learned much from my mother by watching her and I, too, used to be able to work with them, the way she sewed them on, the way she lined them up end-to-end when she sewed with them. She used to dye them in various colours, these sharp quills.” Annexes p.360’

Toutes s’expriment facilement sur les manières de faire. Cependant, dès que la question du « pourquoi faisait-elle ainsi ? » ou « pourquoi aimait-elle broder aux piquants ? », le flot de l’évocation semble se figer, voire se briser.

La série des gestes que l’on fait, on la connaît « parce que ça se fait » ou qu’« on l’a toujours fait »… Yvonne Verdier 69 décrit bien cette sorte de discours impossible de la tradition, qui ne renvoie qu’à elle-même comme justification de sa raison et ses manières d’être, à cette mémoire qui est aussi corporelle où « la coutume n’est jamais expliquée, mais agie. » 70 . On apprend « en regardant faire, et un jour on se lance ». Nous verrons aussi dans la suite de ce travail que pourtant rien ne « va de soi ».

Notes
64.

CLASTRES Pierre, in Chronique des Indiens Guayaki. Ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay. Paris: Terre Humaine Plon, 1972, pp. 83-84.

65.

DESVEAUX Emmanuel, "Secrets et pouvoirs des vieux," in Terre indienne. Un peuple écrasé, une culture retrouvée.Paris: Autrement, 1996, p. 215.

66.

OBERHOLTZER Cath, "Net Baby Charms : Metaphors of Protection and Provision," Papers of the 24th Algonquian Conference, 1993, p. 318.

67.

En effet, l’un des sept rituels des Lakota est le « hunka lowanpi », ou rituel « hunka », ayant pour but de créer une parenté entre deux individus, voire un individu et un groupe (familial, clanique…). Voir chez POWERS W.K in La religion des Sioux Oglala , ou WALKER J.R. in Lakota Belief and Ritual, par exemple.

68.

AHENAKEW Freda & WOLFART H.C., Our Grand-Mothers Lives as told in their own Words, Regina, Canada: Canadian Plains Research Center University of Regina, 1998. et “The Cree language is our IndentityThe La Ronge Lectures of Sarah Whitecalf, Winnipeg : The Algonquian Text Society, University of Manitoba Press, 1993.

69.

VERDIER Yvonne, in Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière , la cuisinière. Paris: Gallimard Bibliothèque des Sciences Humaines, 1979.

70.

VERDIER Y., op. cit. p. 81