-Les sociétés de broderie

Dans ce rôle de transmission, les figures féminines de la broderie sont donc principalement les mères ou les grand-mères. Cependant, il existait également des confréries ou sociétés de brodeuses aux piquants qui les réunissaient, hors cadre strictement familial. Leur rôle n’était pas véritablement d’apprendre la broderie aux jeunes filles, mais plutôt de les réunir autour de cette pratique, pouvant ainsi partager leurs astuces, comparer leurs ouvrages, échanger leurs points de vue sur les couleurs et motifs. Elles recevaient également dans ce cadre la reconnaissance de « leurs pairs » et l’accession à un certain statut social du fait de leur appartenance à ces guildes (nous détaillerons cet aspect dans le deuxième chapitre consacré aux rêveuses de la Femme Double). Appelées « wipata okalakiciye » en lakota, elles sont désignées comme « sociétés » chez Wissler, « guildes » chez Bebbington et « cercles » chez Lévi-Strauss.

Ainsi regroupées pour le pratique de leur art, ces réunions devenaient évidemment des liens d’échange intense de techniques et de styles et ont donc participé au maintien et à la diffusion de ce savoir spécifique. Julia Bebbington 71 note ainsi :

‘« Quand les cercles se réunissaient, il était à l’ordre du jour de discuter des idées, opinions et suggestions en rapport avec la signification et le sens des motifs acceptés et de la validité et de l’importance de motifs nouveaux, innovateurs ou copiés. Sans aucun doute, ces rassemblements unifiaient le style des motifs du travail aux piquants utilisés par chaque tribu »’

Cependant, comme nous le verrons, seules les « artistes », qui excellent dans leur art (et donc bien souvent celles qui ont reçu un rêve de pouvoir) faisaient partie intégrante de ces guildes.

Les « ouvrières » modestes assistaient peut-être de manière ponctuelle à ces réunions, invitées comme décrit par Lyford 72 , de manière très officielle, par l’intermédiaire d’une des femmes les plus âgées :

‘« Toute femme désireuse de faire ce travail le fait pour se divertir et pour le plaisir d’exécuter de belles choses. Un jour il arrive qu’elles (wipata oklakic’ eya) se réunissent et se montrent leurs œuvres. A l’occasion de cette rencontre elles festoient, parlent de leurs broderies, des procédés utilisés pour les exécuter au passé et au présent, elles échangent des cadeaux, mais elles gardent ce qu’elles ont créé. La réunion est convoquée par une femme plus âgée au nom de celle qui organise le festin. L’hôtesse a le droit de mettre ses invitées à l’épreuve. L’association conserve un caractère wakan (sacré, mystérieux) car elle doit son existence au rêve de la Femme du cerf (Deux Femmes). »’

Nous verrons plus loin l’importance en toutes circonstances de « l’intercesseur » plus âgée qui introduit au groupe et à la connaissance. Lyford précise encore que les motifs brodés par chaque femme étaient considérés comme sa propriété et ne pouvaient pas être copiés, du fait que ces motifs lui avaient été inspirés en rêve par la Femme Double ou la « Femme Daim» ou « Deer Woman », traduit aussi par Femme du Cerf (nous verrons dans le deuxième chapitre les distinctions et liens entre ces figures surnaturelles).

L’affiliation de ces guildes au sacré a probablement contribué à maintenir vivant cet art pendant très longtemps. Cependant, avec l’arrivée des colons et des missionnaires, les pratiques religieuses, au départ simplement critiquées, furent petit à petit proscrites totalement. Cette évangélisation semble avoir joué un double rôle : protéger la transmission du savoir-faire technique de la broderie aux piquants, mais en même temps le « vider » de sa charge religieuse.

En effet, les enseignements des missionnaires ont altéré les vues amérindiennes sur le rôle des femmes dans l’activité religieuse. Les femmes furent souvent les premières à adopter cette nouvelle religion chrétienne. Elles reçurent également plus facilement les enseignements religieux du fait de leur plus grande sédentarité que les hommes, de leur présence accrue dans les villages, due notamment à leurs fonctions d’éducation. Elles se marièrent également plus facilement à des non-indiens. Certains aspects de la religion catholique comme la dévotion à Marie, mère et pourtant immaculée, la possibilité de choisir le célibat (nonnes) plutôt qu’un mariage indésirable, et ce sans perdre honneur et statut social, ont notamment attiré les femmes amérindiennes.

Il fût alors « facile » pour elles de franchir le pas entre les sociétés féminines de broderie aux piquants, liées à Double Woman (la Femme Double, qui oscille nous le verrons entre femme parfaite et femme perdue, doit parfois, telle Marie, renoncer à une partie d’elle-même pour s’accomplir : Marie n’est pas épouse ou femme, elle est mère), et les sociétés de couture des missions placées sous la protection de Marie (St Mary quilting societies 73 ). La même idée y est présente : la bonne éducation des filles repose sur l’industrie, la couture, le « maintien » sur son ouvrage, et la figure protectrice est celle d’une femme.

Voici deux photos prises sur la réserve de Pine Ridge 74 . La première à la mission de Holy Rosary, au début du 20ème siècle, la deuxième dans les années 1960 à l’église d’Oglala :

Cours de couture (Pine Ridge, USA)
Cours de couture (Pine Ridge, USA)
Panneau de l’église d’Oglala (Pine Ridge, USA)
Panneau de l’église d’Oglala (Pine Ridge, USA)

C’est ainsi qu’on explique en partie cette fusion des styles des broderies des religieuses dans les missions avec les styles des brodeuses amérindiennes. Cependant, il est difficile de mesurer quelle part aurait pris un certain renoncement « aux anciennes manières de faire » au profit de l’adoption des nouvelles…Notamment quant au caractère religieux et sacré du travail aux piquants, Linea Sundstrom 75 suggère qu’il pourrait avoir été caché plus qu’il n’a disparu :

‘« Due to pressures to assimilate to non-indians ways, women who continued the old practices may have been increasingly reluctant to tell anyone about their activities. It is difficult to assess the degree to which Double Woman traditions were kept secret, as opposed to disappearing.” Annexes p. 360’

Il semble effectif que ces pratiques sont apparues au fil du temps, elles aussi comme « païennes » ou « sauvages », en tout cas comme devant être bannies pour faciliter l’assimilation des populations indiennes à la « civilisation » américaine : la broderie était un marqueur culturel, un style proprement indien, elle ne pouvait plus être tolérée, au même titre que tous les « vêtements traditionnels » en peau, même si l’on ne soupçonnait probablement pas directement son lien au sacré, par manque d’intérêt ou d’informations. Sa dérivation vers des « techniques blanches »-perles et rubans- et des styles « blancs », comme le style floral et figuratif adopté par les Métis, atteste de cette influence, et probablement pas seulement d’une « belle rencontre » entre deux styles artistiques…

Ainsi, l’impossibilité de pratique religieuse liée au travail aux piquants, mais également de toute pratique religieuse « indienne » à cause de leur interdiction par les gouvernements des Etats-Unis et du Canada, à partir de 1890 et jusqu’aux années 1930 environ, a constitué un élément décisif dans la perte presque totale de ce savoir-faire et dans sa transformation forcée vers le domaine du profane :

‘« some evidence exists that, during the reservation period, girls were taught quillwork, but did not use the skill because they had not gone through the ceremonies that would give religious validation to the art.” 76 Annexes p. 360’

Cette diabolisation et interdiction des rites indiens est tout particulièrement vraie en ce qui concerne précisément les rites liés à la puberté, des filles comme des garçons, la vision judéo-chrétienne de la culpabilité, de la nature intrinsèquement pécheresse de la femme, en plus.

Dans les cultures des Plaines, les périodes pré- et post-maternité étaient considérées comme les moments les plus fortement marqués dans la vie « magique » des femmes, c’est à dire qu’à la puberté, ou pendant l’attente d’un enfant comme juste après sa naissance, la femme pouvait acquérir des pouvoirs surnaturels tout particulièrement puissants et, notamment, une « hypersensibilité » aux visions et aux transferts de pouvoirs par les esprits, hypersensibilité également dans l’apprentissage d’un don (artistique, guérison…).

Afin de ne pas interférer avec les autres « pouvoirs » en présence, notamment ceux des hommes, mais aussi ceux des animaux, voire du village lui-même, elles s’isolaient dans des tipis ou huttes prévues à cet effet. La « menstrual lodge » fait par exemple partie de ces lieux d’exil, de retraite. Il s’agissait également de ne pas soumettre ces femmes hypersensibles à des pouvoirs extérieurs trop puissants ou néfastes, risquant d’influencer funestement leurs visions, en bref, de les « protéger » (nous verrons dans le deuxième chapitre que l’isnati, le tipi de puberté, est aussi le premier lieu d’apprentissage de la broderie aux piquants). Les jeunes femmes recluses dans le tipi de menstruation étaient appelées « saintes» - « holy » - ou « wakan », « sacré-mystère », et leur sang considéré comme signe de cette « sainteté ».

Avant de retourner dans la communauté, les jeunes femmes devaient participer au rituel de la sweat lodge (purification et ré-harmonisation), tout comme les jeunes hommes revenant de leurs quêtes de vision.

A cette explication en terme de pouvoirs et d’influences, les missionnaires ont substitué le discours du pur et de l’impur, selon l’éclairage de l’Ancien Testament : les jeunes filles réglées sont isolées car impures et « polluantes », dangereuses pour les hommes. Vision qui a fini par être en partie reprise par les Amérindiens eux-mêmes et par certains anthropologues.

Cette nécessité du secret et cette influence de la pensée chrétienne ont bouleversé la pratique sacrée du travail au piquant, et expliquent en partie la perte de symbolisme des dessins qui, pour certains d’entre eux, sont devenus petit à petit des « modèles sans âme », des « décorations » dépourvues d’un sens connu ou d’une application sacrée.

Notes
71.

BEBBINGTON Julia M., in Le travail aux piquants des Indiens des Plaines, Calgary: Glenbow Museum, 1982, p. 17.

72.

LYFORD Carrie A., " Quill and Beadwork of the Western Sioux” in “Sioux Quill and Beadwork : Designs and Techniques”[1940]; réimpr.,New-York: Dover, 2002, pp. 54-55.

73.

POWERS Marla N., in Oglala Women: Myth, Ritual and Reality., Chicago: University of Chicago Press, 1986, pp. 183-184.

74.

ROSTKOWSKI Joëlle, in La conversion inachevée. Les Indiens et le christianisme.Paris: Terre Indienne Albin Michel, 1998, p. 141.

75.

SUNDSTROM Linea, "Steel Awls for Stone Age Women : Rock Art, Religion, and the Hide Trade on the Northern Plains," Plains Anthropologist vol. 47, N° 181 (2002), p. 112.

76.

SUNDSTROM L., op. cit., p. 113.