C. De nouveaux nœuds, d’autres chemins

Si les processus « traditionnels » ou disons plutôt « classiques » de transmission des savoirs culturels ont en partie été mis à bas par l’influence de la colonisation, des stratégies de résistance et d’innovation ont néanmoins pu émerger et ouvrir de nouvelles voies de diffusion.

Sheila, artiste cree, née à Prince Albert –Saskatchewan-, élevée à Chisasibi –Québec- et installée à Regina –Saskatchewan- depuis ses 16 ans, en est un bon exemple. En grande partie une autodidacte, de l’observation de sa mère et de sa grand-mère, elle dit n’avoir appris que les premiers gestes de la broderie en perles et aux piquants. Elle n’a cessé de me répéter, à chaque fois que je l’interrogeais sur le comment de sa « vocation », de ses débuts, qu’elle avait appris seule. “I taught myself how, by looking at the books and artefacts in the museums ». Sa mère lui a montré des choses simples, comme la technique du “wrapping” (enroulement des piquants autour d’une tige, d’un objet) ou la fabrication de boucles d’oreille, mais pas la « vraie » broderie. Elle lui a aussi montré comment nettoyer le porc-épic, le conserver au réfrigérateur pour ne pas voir apparaître d’insectes. Comment trier les piquants par taille et sélectionner les meilleurs pour chaque usage. Mais pas la broderie : pour cela, elle utilisait des perles qu’elle trouvait plus « convenient », agréables à utiliser, faciles, pratiques.

Alors Sheila a décidé d’observer et de s’enseigner elle-même cet art. Elle m’a ainsi tout de suite dirigée, comme elle dirige ses élèves dans ses cours à l’université, vers la lecture des « how to », des manuels qui décrivent les techniques (nous détaillerons quel « modèle » figé ils exposent de ce que doit être « le travail aux piquants traditionnel ») de la broderie aux piquants. Orchard le premier, avec ses schémas, fiches techniques, et photos d’objets, Lyford, avec ses planches de motifs, Wissler avec ses modèles de fabrication des mocassins et ses planches de motifs, et plus récent l’ouvrage de Bebbington présentant les collections du Glenbow Museum : tous ces livres constituent en quelque sorte « la petite bibliothèque de la parfaite brodeuse ». Nous en détaillerons quelques exemples dans la partie suivante, concernant l’apprentissage et nous comparerons cette technique référentielle, fixée, aux habitudes des brodeuses que j’ai rencontrées.

De nombreux étudiants de Sheila viennent ainsi les consulter sur place, dans la bibliothèque du RSM, à deux pas des objets eux-mêmes. Ils viennent, à l’instar de Jainie (qui fut elle-même pour un temps élève de Sheila à l’université), faire des photocopies et des croquis des objets.

Ils apprennent dans ces ouvrages ethnographiques comment bien tanner une peau ou encore quelle peau utiliser pour quel support… La transmission de ces connaissances semble comme inversée, devant passer par le recours aux « blancs » et à l’écrit, filtré à travers la grille du regard de l’ethnographe du début du siècle. Finalement, cette « mission » de sauvegarde qu’ils s’étaient imposé face à la disparition proche des cultures indiennes trouve effectivement une utilité (si tant est qu’elle n’en avait pas déjà une !) aujourd’hui, dans le processus de réappropriation de cette mémoire.

Sheila a ainsi pris des photos, fait des schémas, a longuement observé le passage des fils, la disposition des piquants selon les parties de l’objet, l’effet d’une couture, ou d’une autre, d’un pliage ou d’un autre, et a reconstitué ainsi petit à petit dans son esprit les gestes qui avaient pu présider à cette création. Elle a littéralement « vu » (c’est ainsi qu’elle me l’a décrit), en fermant les yeux, des mains qui brodaient. Elle s’est ensuite exercée, a expérimenté, s’est de nombreuses fois trompée, pour trouver le bon angle, la bonne taille de piquants, le bon « tour de main ».

Après s’être instruite elle-même, à la demande au départ de ses amies qui voulaient apprendre avec elle, Sheila a mis en place un atelier de broderie à l’université de Regina, au sein du département des arts du collège amérindien, appelé aujourd’hui le F.N.U.C : First Nations University of Canada. Elle y enseigne à la fois les techniques de la broderie aux piquants et de la peinture dans le cadre d’un cours d’art contemporain. Ses élèves sont donc des garçons comme des filles (avec cependant une majorité de filles dans les cours de broderie), amérindiens ou pas, puisque chacun a le droit de s’inscrire dans ce collège. Le critère d’admission n’est pas l’indianité, mais les bâtiments comme le corps enseignant et administratif, ainsi que les contenus des cours, sont « amérindiens ». Ils enseignent l’histoire, la spiritualité, les arts particuliers aux peuples autochtones d’Amérique du Nord.

Nous verrons que par l’intermédiaire de ces étudiants, ce sont aussi d’autres générations (leurs parents) qui ont appris la broderie, et que le cercle de cette pratique et connaissance s’est élargi bien au-delà de l’université et d’un cours institué. Sheila assure également des ateliers de découverte de l’art du travail aux piquants dans les écoles primaires de la région de Regina, et dans une galerie d’art, la MacKenzie Art Gallery, musée d’art contemporain de Regina.

Son rayonnement est donc très intense et elle se révèle ainsi comme l’ouvrière principale de la renaissance artistique observée dans la région.

Dans ses cours, Sheila met avant tout l’accent sur les matières, les couleurs utilisées. Elle enseigne à ses élèves les techniques les plus fines de broderie, mais ne s’attend pas vraiment à ce qu’ils les exécutent de façon « puriste ». Elle regrette souvent leur manque de patience et de persévérance. Si l’acquisition technique lui paraît essentielle, elle n’impose cependant aucun motif ou style obligatoire : chacun est libre de ses choix esthétiques, des motifs comme des couleurs. Certains trouvent donc leur inspiration dans la copie et l’agencement « à leur sauce » de motifs amérindiens, d’autres préfèrent broder un arbre, un drapeau américain, ou comme Sheila l’a fait en perles (elle ne broderait jamais ce genre de motifs en piquants) dans l’une de ses œuvres, un portrait d’Elvis. Il faut cependant noter que la plupart des élèves de Sheila à l’université ne persévèrent pas dans la broderie aux piquants et n’atteignent jamais le niveau nécessaire pour réaliser de telles pièces, compliquées et très techniques. Les élèves de Sheila ayant adopté cet art sont toutes des femmes, amérindiennes, et qui avaient plus ou moins déjà pratiqué les bases techniques dans leur famille. De plus, elles utilisent la technique « à l’ancienne », pour décorer bijoux, mocassins, vêtements, étuis à pipe, pour leur famille élargie.

Sheila, afin également d’éveiller ses étudiants à la dimension spirituelle et symbolique qui fait partie intégrante des arts en Amérique du Nord, a également recours à la diffusion d’une vidéo de Jane et Charles Nauman, « Lakota quillwork. Art and Legend. A Story of Sioux Porcupine Quilling : Past and Present” 86 , datant de 1990, tournée au début des années 80 sur la réserve de Pine Ridge, aux Etats-Unis.

Cette cassette met en scène, avec effets spéciaux et illustrations par des peintures de l’artiste sioux Oscar Howe (voir chapitre 3), le don par Double Woman de l’art de la broderie aux piquants aux Lakota. On y voit ainsi une sorte de reconstitution historique, dans un tipi, des techniques les plus anciennes (avec tendons, poinçons en os, etc…) puis une projection dans le présent avec des femmes chassant le porc-épic au fusil. Elles le préparent ensuite dans la cuisine de leur maison sur la réserve de Pine Ridge (Dakota du sud) Les techniques comme l’histoire mythique de la broderie sont abordés, ainsi que les valeurs spirituelles et sociales qui lui sont associées (« honor to your family » : nous reviendrons sur l’importance de cette phrase dans les chapitres suivants).

Les protagonistes sont uniquement des femmes, qui se trouvent être les spécialistes incontestées du travail aux piquants, connues aux Etats-Unis comme au Canada, Flossie New Holy Bear Robe et Alice Blue Legs.

Ces deux femmes font partie de la famille New Holy, célèbre de père et fils et de mère en fille pour sa maîtrise des arts sioux. Nous reviendrons sur cette famille emblématique lorsque nous nous intéresserons à Jainie en particulier, puisque j’ai appris finalement au détour d’une conversation qu’elle avait été adoptée (à la façon sioux selon le rituel d’apparentage dit « hunka » 87 ) par cette famille, dont elle a appris une grande partie de son savoir-faire au cours de séjours réguliers à Pine Ridge.

Cette vidéo de 27 minutes a reçu de nombreux prix dans des festivals comme celui de l’UCLA notamment (Université de Californie, Los Angeles) ou de la Heye Foundation, le festival de l’American Folklife Ethnographic Film (Museum of American Indian, New-York).

Ce médium particulier, utilisé par Sheila, est aussi disponible à la vente, par exemple sur Internet dans des sites spécialisés sur tout ce qui touche à « l’indianité » (c’est ainsi que je me suis procuré la cassette, en France, une fois rentrée, en la commandant sur Internet). Une diffusion potentielle extrêmement large (à l’échelle internationale) de ce savoir-faire, est donc rendue possible. Cette cassette s’est ainsi révélée au fil de mes recherches comme un nœud réunissant les pratiques de Sheila, Jainie ou de la famille New Holy.

Internet apparaît également comme un lieu privilégié de ressources sur les arts amérindiens et de partage de connaissances entre les artistes : j’ai ainsi trouvé dès les tous débuts de ma recherche quelques sites entièrement consacrés à l’échange de fiches techniques, recettes, trucs et astuces entre brodeuses, exposition d’ouvrages et références bibliographiques, où l’on retrouve extrêmement utilisés comme références les manuels que constituent les études ethnographiques 88 .

On y trouve consignés aussi bien les méthodes théoriques que des illustrations et schémas très pratiques permettant d’apprendre par soi-même (en théorie !) les techniques du travail aux piquants. Voici quelques exemples des schémas et conseils que l’on peut consulter sur le site de nativetech.org, qui, par ailleurs, recouvre également des techniques aussi diverses que la poterie, le travail de l’argent et de la pierre, la connaissance des plantes, le travail des peaux et de la broderie en perles, mais aussi la poésie ou les langues, avec des forums de discussion :

Illustration de la technique du « wrapping » (enroulage) autour de peau brute.
Illustration de la technique du « wrapping » (enroulage) autour de peau brute.
Illustration pour la fabrication d’un bracelet ou collier ras le cou (shocker).
Illustration pour la fabrication d’un bracelet ou collier ras le cou (shocker).

Voici encore deux exemples de cet autre mode de transmission des savoirs-faire, à travers une page de questions réponses, présente sur le même site, où les brodeuses ou apprenties brodeuses posent des questions aux « spécialistes » qui tiennent le site, qui par ailleurs conseillent et sont les auteurs de la plupart des dessins et travaux exposés sur le site, ainsi que des textes qui les accompagnent :

-au sujet de l’obtention des piquants et de l’« épluchage » du porc-épic :

‘« Question : Someone just brought me a road killed porcupine and plucking the quills is taking FOREVER! Do you have a fast way to take the quills off?
Answer : Unfortunately, no. Plucking porcupine quills is tedious at best, but is the only way to get the materials you need, unless you can find a commercial source for quills of the right size. If you are really short for time, and it is midsummer and your porcupine is getting smelly, try skinning it, rolling up the hide and putting it in the freezer until you have time to deal with it. Alternatively you may freeze the whole carcass, but this takes up quite a lot of room in the freezer. I have tried skinning the porcupine and then salting and drying the hide for future use. I find that with this method I have a problem resoaking the hide and extracting the quills without damaging them. Basically, one has to soak the hide for such a long time that the quills get too soft to pluck. The best method I have found so far when I am in a hurry is to pluck the quills, hair and all, and put them in a flat pan or tray, all laying in the same direction. Then I can go back at my leisure and separate the hair from the quills without having to worry about a rotting carcass. “ Annexes p.361’

-au sujet des teintures qui ne “prennent pas” et des expérimentations de teintures naturelles :

‘« Question : My quills won't accept the dye I am using. They keep coming out faded and spotty. What am I doing wrong?
Answer: Properly prepared quills usually accept a commercial dye (like RIT) very well. You may have not removed the waxy outer layer when you washed the quills. Try soaking the quills in a very hot but not boiling solution of dish soap and water (I find DAWN works best for me, but any will do). Soak them with frequent stirring for anywhere from 10 minutes to a half an hour. You may just have had an older porcupine with very oilly quills, but this should do the trick. Also make sure your dye bath is very hot (but not boiling) when you are dying them. Some commercial dyes take longer than others to give you the proper color. Reds, for instance, take a long time to set. Blue and yellow seem to set almost instantaneously.
Natural dyes are another story entirely, and I am still in the process of researching this myself. It can be very frustrating to get a beautiful dye color from plant materials and then not have the quills accept the color, but this seems to be common with any of the natural dyes. Additions of mordants such as alum or even sugar may help.
Leaving the quills in a dye solution in a warm place for a few days has given me good results too. Don't be afraid to experiment. »Annexes p. 361-362’

Les chemins de la transmission et diffusion des savoirs, certes affaiblis et parfois en partie détruits par les politiques d’assimilation, semblent donc avoir trouvé d’autres modes d’expression à travers vidéo, Internet, musées, cours dans les universités et écoles.

Dans cette logique qui voit faire la part belle à la réappropriation par ces cultures des travaux ethnographiques et muséographiques, ma démarche et mon travail semblent s’inscrire sans heurt. Je ne peux que me rendre à l’évidence : je suis impliquée dans ces nouveaux modes de transmissions possibles, étant partie prenante de ma relation ethnographique.

En effet, devenue élève de Sheila, ayant moi aussi observé, étudié, copié, expérimenté, les gestes comme les styles, je me retrouve positionnée comme un maillon dans la chaîne de transmission, moi-même nœud sur la toile. Vers la fin de mon dernier séjour à Regina, Sheila me l’a d’ailleurs clairement dit : à moi maintenant de transmettre mon « savoir » et d’apprendre à d’autres ce qu’elle m’a légué. Hier élève, je me trouve aujourd’hui transformée en « maître » potentiel (même si je doute que mes capacités soient suffisamment développées et surtout pratiquées pour pouvoir véritablement transmettre plus que les bases). En tous cas, mon travail théorique ici rassemblé représente en lui-même un travail de mémoire et de compilation qui peut devenir outil de transmission et de diffusion de la connaissance de cet art.

Enfin, désirant faire connaître les travaux de ces artistes, et plus particulièrement l’œuvre de Sheila, à travers un jour son exposition en Europe, ma place devrait ainsi se préciser un peu plus activement dans ce processus.

Notes
86.

Lakota Quillwork, Art and Legend., dir. Jane H. Nauman, Charles Nauman, Sun Dog Films, 1990, 27 minutes.

87.

Voir par exemple chez WALKER James R., in Lakota belief and Ritual, USA: University of Nebraska Press, 1980, ou encore POWERS William K., La religion des Sioux Oglala, Mayenne, Ed. Du Rocher, 1994.

88.

Le plus structuré et complet, avec des références récurrentes à Orchard : http://www.nativetech.org