2/ Apprendre : nouer les fils comme les êtres

Toute l’acquisition et la perpétuation du savoir de la broderie aux piquants se forge non pas dans une transmission relais, à l’identique d’un « objet-savoir-faire », mais, au contraire, dans une constante interaction née de le rencontre entre des maîtres et des élèves. Il s’agit donc bien d’une connaissance qui, plus qu’elle ne s’acquiert, s’apprend. L’apprentissage, selon la définition proposée par le dictionnaire de l’ethnologie 89 , figure « une acquisition du savoir comme un processus au moyen duquel ceux qui apprennent avancent dans leur compréhension des procédures grâce à une participation au travail, guidée par des partenaires plus expérimentés, permettant un résolution partagée des problèmes. ». L’apprentissage est donc bien une compréhension par la pratique, et non une acquisition de la culture.

Les néophytes qui désirent s’instruire n’apparaissent donc pas comme des « réservoirs », des réceptacles potentiels passifs, prêts à recevoir le savoir culturel, mais plutôt comme des participants, actifs, au processus de création. Le savoir est constitué, renouvelé, plus qu’il n’est transmis, comme une forme figée ou monolithique que l’on pourrait se passer de mains en mains.

Chacun des deux « bouts », du maître à l’élève, s’échange, s’interroge, se cherche, et participe à la naissance d’une œuvre toujours inédite, puisque nous l’avons déjà dit, on ne répète jamais parfaitement à l’identique un motif, une composition. Ainsi me semble-t-il inexact, ou en tout cas partiellement vrai seulement, de décrire l’art de la broderie aux piquants comme un art d’imitation ou de répétition, tel que le montrent les travaux de Boas et Wissler. La tradition n’est pas pure répétition de codes formels, elle est aussi, et tout particulièrement dans le cadre épistémologique des cultures des Plaines, dynamique, invention et adaptation. Si, pour une part, il faut effectivement admettre avec Boas, que « les productions artistiques du monde entier tendent à prouver que les contraintes stylistiques limitent l’invention des artistes les plus féconds » 90 , il faut me semble-t-il également considérer la variation comme création.

Ce n’est pas simplement dans la forme totalement inédite et insolite, d’une nouveauté flagrante, que réside la capacité de renouvellement et d’innovation d’un style, mais aussi dans ses « micro » mouvements, dans des variations plus subtiles et moins perceptibles, qui viennent troubler l’illusion de l’identique.

Ce sont dans les gestes et les goûts des brodeuses, tous différents et tous semblables à la fois que nous allons pouvoir observer en action les processus de création. Dans mes mains comme dans les leurs, ce sont ces « tous petits liens » pour reprendre l’expression de François Laplantine, que nous allons à présent décliner. Ils unissent dans les corps comme dans les intentions des artistes leurs histoires personnelles, leurs mémoires, à celle de leurs cultures, ils « tiennent ensemble » un modèle des natures possibles de la cohésion sociale, comme des conflits : parfois on rate un point, le piquant se casse ou s’éjecte comme un ressort. Ces entrelacs de fils ne sont ainsi pas sans rappeler « l’âme » des tissus, l’ « erruh » kabyle, décrite par Bourdieu 91 .

La mémoire de cette tradition est toute entière inscrite dans les corps et les gestes, autant si ce n’est même parfois plus, que dans les esprits. La broderie existe dans un temps et un lieu, dans une relation entre maître et élève ou entre brodeuses. Yvonne Verdier 92 résume ainsi ce lien intrinsèque et ce réservoir de sens que constituent les pratiques, au sein d’un univers particulier, un univers de femmes :

‘« Un même fil parcourt la tresse que forment propos, gestes et fonctions féminines, celui, physiologique, des particularités de leur corps. Façons de dire et façons de faire se relaient et s’éclairent mutuellement, pour dessiner une sphère de représentations et d’actions appartenant en propre aux femmes. »’

C’est pourquoi parfois les réponses formulées oralement sont impossibles, le « pourquoi » de la tradition, de la technique, de l’habitude, de la coutume, est indicible, car il est inscrit dans les chairs plus que dans les pensées. La coutume est agie, pas expliquée. Le corps est outil de pensée, moyen mnémotechnique, support de transmission des savoirs, mais aussi acteur, souvent inconscient, de la transformation et de la création dans cette transmission.

Notes
89.

Sous la direction de Pierre BONTE et Michel IZARD, « apprentissage » in Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 2002 éd., Paris: PUF, 1991, pp. 764-765.

90.

BOAS Franz, "Le style," in L'art primitif(1927), Paris: Adam Biro, 2003, p. 186.

91.

BOURDIEU Pierre, in Le sens pratique, Paris : Ed. de Minuit, 1980.

92.

VERDIER Yvonne, in Façons de dire, façons de faire, opus cit. , p.337.