A. Les temps et espaces de la broderie

Le temps de la broderie est un temps suspendu, à part, entre parenthèse, presque arrêté, tant il est lent. La précision des gestes exige cette lenteur, cette application, presque un dévouement du corps comme de l’esprit à la tâche. Etre absorbé en soi comme dans l’objet lui-même. Les postures du corps rejoignent celles de l’esprit.

On retrouve ainsi dans tous les mythes faisant allusion à la broderie ce type d’indications évoquant la brodeuse, non seulement comme ayant des vertus morales (industrieuse, consciencieuse, patiente…) mais aussi physiques. Elle est « modestement penchée sur son ouvrage » (nous verrons plus loin le comportement traditionnel féminin mis en exergue dans les Plaines : inclinaison, soumission, chuchotement… cf. infra, chapitre 2).

Y. Verdier souligne ainsi au sujet des couturières françaises que « la leçon de tricot est une leçon de maintien ». Nous retrouvons bien cette association de la position morale à la position physique décrite dans les mythes ou les visions de Double Woman, la position de la « bonne épouse » ou femme accomplie : elle se tient modestement occupée à son ouvrage.

Cet auteur note encore : « l’importance de l’apprentissage d’une juste « tenue » dans l’éducation des filles, tenue qui concerne à la fois les gestes, les postures du corps, l’habillement, l’art de la toilette » 93 .

Et il y a effectivement des gestes, des postures, des attitudes, auxquels on reconnaît une « fille bien ». Lévi-Strauss fait une telle description de la coquetterie des filles indiennes 94 .

‘« Ces filles bien gardées soignaient passionnément leur personne. Munies d’un nécessaire de toilette contenant divers produits de beauté, elles passaient des heures à peindre leur chevelure et leur visage, avec une houppette en queue de porc-épic débarrassée de ses piquants ; … ; Ainsi rendues ravissantes, elles observaient un maintien modeste, tenaient les yeux baissés en toute circonstance, s’imposaient de ne pas rire ni parler haut. »’

Une valeur immense est accordée à la constance du travail, à son caractère acharné, qui effectivement plie l’esprit, le « concentre » comme disent beaucoup de brodeuses, en même temps que le corps est soumis à une tension, une attention, une minutie et une discipline intense, ne serait ce que pour éviter de se blesser.

Le temps de la broderie est ainsi scandé par le rythme et la répétition des gestes, qui pour autant ne reviennent jamais exactement identiques, ni avec la précision métrique d’un métronome. Rhuthmos, en grec, signifie au départ, chez les présocratiques, comme l’a souligné Benveniste 95 , « arrangement caractéristique des parties dans un tout », mais aussi « forme » en tant que forme distinctive. Ce sens spatial est progressivement devenu temporel, notamment avec Platon, étendant la notion de rythme aux mouvements du corps, dans la danse ou la gymnastique. Loin cependant d’être fixe, comme répétition, redondance, périodicité stricte de durées, le rythme résulte du mouvement du rapide et du lent, accordés dans des intervalles et des combinaisons qui ne cessent de varier. Il ne s’agit pas forcément d’une métrique, d’un « retour du même » : parfois oui, parfois non 96 .

Comme semble le penser Boas, la perfection de la forme viendrait de la perfection des gestes, répétés à l’infini, et la nécessité de cette répétition conduirait à expliquer le caractère répétitif des œuvres elles-mêmes :

‘« Lorsque des opérations techniques atteignent un certain niveau d’excellence, que la maîtrise des processus mis en œuvre est telle qu’elle aboutit à la production de formes types, on appelle art cet ensemble d’opérations » 97 ’ ‘« Les formes décoratives se caractérisent également par leur rythme répétitif. Les activités techniques qui font appel à des mouvements se répétant à intervalles réguliers entraînent le retour des mêmes formes selon un rythme déterminé par le geste de l’artisan - ce qui correspondrait à la traduction spatiale d’une séquence rythmique temporelle » 98

Peut-on expliquer la rythmicité des décors aux piquants par la seule rythmicité des gestes des brodeuses ? Je ne le crois pas. Nous développerons plus avant cet aspect dans l’analyse des motifs et du « langage » de la broderie (dernier chapitre).

Les gestes des brodeuses n’ont pas la précision mécanique des machines, ils varient dans leur répartition comme dans leurs formes dans le temps, influant également sur les motifs brodés eux-mêmes, leurs aspects, leurs imperfections, leurs fluctuations dans les rythmes et symétries des motifs. Les intensités et variations de couleurs que l’on retrouvera dans l’objet fini sont déjà là en puissance dans les gestes, mais aussi dans les intentions et l’univers mental de la brodeuse comme de sa culture. Le temps de la broderie n’est pas haché, mais au contraire fluide et lent.

Assises au coin d’une table, d’un salon ou d’une cuisine, il s’agit de regarder et d’agir, de se lancer. Toucher le piquant, sa matière, rigide et souple à la fois, comprendre par le geste le vide d’air en son creux, toucher la peau d’élan ou d’orignal, sentir son odeur fumée, savoir organiser ses mains : laquelle va agir avant l’autre, où vont-elles se placer, peut-être de chaque côté de la peau pour ne pas court-circuiter leurs courses respectives. Le temps est lent et pourtant les heures passent comme une minute, tant l’intensité de la concentration est grande.

Dans le film Brodeuses, d’Eléonore Faucher, (sur lequel nous reviendrons dans la deuxième partie de ce travail lorsqu’il sera question des relations étroites entre féminité et broderie), sorti dans les salles en 2004, les deux femmes, « l’ancienne », artiste et femme accomplie (la scène du rouge à lèvres et des bas), mais aussi mère déchirée par la perte de son enfant, et la plus jeune, future mère refusant sa féminité comme sa maternité, se mettent à leur ouvrage au matin et achèvent sans s’en rendre compte leur journée à la nuit tombée, ayant comme l’on dit « perdu toute notion du temps », absorbées toutes entières dans leur travail comme dans leurs pensées qui les hantent. Cette scène se déroule à la cave, dans une lumière douce et atténuée non sans évoquer un cocon, le ventre de la mère, et la musique va remplacer les mots. Entre Ariane Ascaride, femme qui a perdu son fils, vêtue toujours entièrement de noir, et la jeune fille, Lola Naymark, qu’elle va prendre comme apprentie, va progressivement se nouer une relation dont toutes deux vont sortir transformées, même plus métamorphosées au sens de la métamorphose du papillon, d’un véritable et radical changement de forme dans une autre.

La mère en deuil va retrouver sa féminité au contact de la jeune fille et lui faire découvrir, apprendre en même temps, à se regarder comme femme, puis comme mère. Le personnage d’Ariane Ascaride, seule (il n’y a presque pas d’hommes dans ce film, ou seulement de passage, morts ou lâches), belle et instruite est LA couturière décrite par Yvonne Verdier  99 : celle chez qui toute jeune fille doit partir faire son apprentissage, afin de revenir prête (son trousseau également) pour le mariage, celle chez qui l’on va apprendre la féminité et le maintien autant que la couture, « de là sans doute l’importance de l’apprentissage d’une juste « tenue » dans l’éducation des filles, tenue qui concerne tout à la fois les gestes, les postures du corps, l’habillement, l’art de la toilette ».

La couturière connaît les arts de l’aiguille comme ceux de la beauté et de la séduction. Elle est la « vieille fille » toujours soupçonnée d’amourettes, sa réputation de légèreté la poursuit. Comme le fait remarquer encore Y. Verdier, cette réputation est aussi construite autour de la pratique même du métier : souvent mobiles, circulant seules de villages en villages, et du fait qu’elles fabriquent « la parure féminine », une qualité de séduction –par ailleurs nécessaire à leur « bon goût »- leur est reconnue.

Dans le même temps, on utilise les vertus positives attribuées à sa fonction pour envoyer chez elle les filles l’année de leurs quinze ans ( nous verrons plus loin les parallèles entre cette période de retrait et d’initiation avec celle des premières menstruations dans les Plaines) : il s’agit de « faire la jeune fille », l’instruire dans les connaissances nécessaires à ses futures fonctions, la construire dans ses rôles d’épouse et de mère : coudre certes, mais lui apprendre aussi l’art de l’attente et de le séduction. Il s’agit d’une initiation à la vie de femme, qui passe par la suspension du temps « normal ».

L’introspection rendue possible par la concentration dans l’action du corps et de l’esprit est une sensation extrêmement forte que l’on ressent à la pratique de cet art. Le silence est par moments quasi religieux, les gestes deviennent presque liturgie.

On apprend la broderie par l’usage, la pratique, l’expérimentation, on apprend donc du tâtonnement des gestes, de leur imprécision et gaucherie, pas seulement de leur précision et dextérité.

Dans les Plaines, n’étant pas un métier (on ne « vit » pas aujourd’hui d’être brodeuse aux piquants), les temps consacrés à la broderie sont bien souvent des temps « volés » entre d’autres activités plus nécessaires, plus « essentielles » en termes d’utilité. C’est entre la cuisine et la lessive, entre le retour du travail et les tâches ménagères, entre soi aussi (soi avec soi ou soi avec son élève, sa « collègue, son maître) que l’on va trouver du temps pour broder. Le lieu de la broderie, de cet art du lien, est précisément « entre ». Il peut être un « temps libre » ou un passe-temps », mais, dans le passé, il était plutôt un temps consacré : les réunions de brodeuses étaient organisées, structurées, prévues, et un temps particulier leur était dévolu, par ailleurs un temps sacré puisque la pratique de cet art était éminemment liée au domaine du religieux.

On peut au sein de ce « hors temps », ou de cet « entre-temps », distinguer celui de la création propre de l’œuvre et celui ou l’œuvre elle-même va « vivre », entre des temps « faibles », ceux du quotidien, de la banalité, et des temps « forts », ceux de l’évènement, du rituel. Ainsi, la fabrication des objets rituels scande le temps de l’année, autant que les rituels eux-mêmes. On se prépare à célébrer la Danse du Soleil par exemple durant des mois auparavant, et selon des étapes précises. L’année est rythmée par ces préparatifs, dans l’attente des « temps forts ». Les « temps faibles » sont ceux de la gestation, de la « cuisine » : collecter, préparer, laver, trier les piquants, les teindre, les re-trier, choisir les motifs jusqu’aux gestes de couture eux-mêmes.

Le jour où le costume est porté, où la pipe est utilisée, est presque celui de la « mise au monde » de l’objet : il naît dans son rôle et ses fonctions, de protection, d’attribution de pouvoirs et capacités, d’affichage de l’histoire et des valeurs de son porteur…

L’identité est mise en scène mais aussi redéfinie, re-qualifiée (en termes de qualifications, de capacités nouvelles attribuées à l’individu par le port de l’objet et surtout des motifs brodés) dans le costume.

Ces temps de la broderie se jouent, nous l’avons vu, dans l’entre-deux. Ils prennent place également dans l’espace, ils occupent non seulement des temps, mais également des lieux particuliers.

La plupart des brodeuses que j’ai rencontrées brodent chez elles, à la maison et, pour la plupart d’entre elles, cette maison se situe sur les réserves environnant Regina. Elles n’ont pas de pièces dévolues uniquement à leur art (un atelier par exemple); cependant, elles ont des pièces de prédilection où elles s’installent, et qui sont toujours les mêmes. La cuisine, souvent lumineuse, avec un plan de travail, la table de la cuisine, de l’eau à disposition (pour assouplir les piquants), d’où elles peuvent surveiller du coin de l’œil le four ou une marmite qui mijote (comme dans le mythe de Shunka Sapa, le grand chien noir…) Dans la cuisine nous nous asseyons face à face ou côte à côte, selon les gestes que l’on tâche de m’enseigner. Selon le geste, l’angle de vue le plus propice varie.

Lorsqu’elles sont plusieurs à se réunir pour broder ensemble, elles se disposent généralement en cercle, cette fois-ci dans le salon ; leurs paroles occupent ainsi le centre et peuvent s’échanger comme leurs regards, sans obstacles. Elles créent entre elles un espace de création, le temps comme la distance sont ainsi tissés de leurs regards et geste échangés, parfois démontrés puis copiés dans une diagonale de la pièce. La toile de l’araignée tisserande semble prendre corps sous mes yeux et à travers mes propres gestes et paroles, puisque moi-même je pose des questions, je répète, et ces interactions se tendent entre les divers « pôles » de la pièce qu’incarnent les brodeuses.

Cet espace réservé à l’exercice de l’art est aussi bien souvent « volé » au quotidien, à l’usage habituel de la pièce. Le salon est moins circulaire au jour le jour, il est plutôt scindé par l’omniprésence de la télévision, et sillonné des allers et retours des uns et des autres de l’extérieur vers l’intérieur ou à l’intérieur même, entre les pièces et les activités : il est un lieu de passage plus que de séjour, on le traverse plus qu’on y « passe » du temps.

Sheila, elle, est une fois de plus à part dans ces configurations : elle dispose d’un lieu consacré à son art : un atelier. Cependant, elle m’a souvent avoué travailler plus souvent chez elle, pour être en même temps à proximité de ses enfants, potentiellement disponible.

Et puis il faut bien les faire garder si elle n’est pas là : c’est une dépense supplémentaire, un souci de plus aussi. Mais elle le regrette souvent, car elle n’a pas assez de temps à dévouer entièrement à son travail, elle doit toujours « être sur la brèche », être prête à décrocher de sa concentration pour s’atteler à une tâche plus pressante.

Dans cette diversité des modes possibles d’organisation, des manières de faire, mais aussi des manières de désigner et d’expliquer sa pratique, je vais décliner quelques exemples à travers des histoires et figures toutes différentes. Celle des « manuels » de broderie où a été fixé le code, la référence de ces manières de faire, puis celle de Sheila, mon « maître » et celui de tant d’autres, Jainie, au parcours si riche et particulier, Whilma, entre passe-temps et mémoire du passé et enfin l’histoire de Lew, le seul homme, et qui a fait de la broderie son métier.

Notes
93.

VERDIER Y. op. cit, p. 234.

94.

LEVI-STRAUSS Claude, "Les petites filles modèles," in Mythologiques 3 : L'origine des manières de table, Paris: Plon, 1968, p. 206.

95.

BENVENISTE Emile, in Problèmes de linguistique générale I, Paris: Gallimard , 1966.

96.

Voir l’étude du rythme chez Benveniste dans MESCHONNIC Henri, in Pour une poétique du rythme, Paris: Bertrand Lacoste, 1997.

97.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit, p. 40.

98.

BOAS F., in, op. cit., p. 70.

99.

VERDIER Y., op. cit., "La couturière," pp. 234-236.