2/ Sheila, l’araignée au cœur de la toile

J’ai rencontré Sheila il y a de cela quatre ans maintenant. C’était au musée, à Regina. Elle venait discuter de l’accès possible aux collections pour ses étudiants. Elle enseignait déjà à l’université qui, à l’époque, possédait encore une annexe à deux pas du musée. Nous n’avions alors échangé que quelques mots, je ne savais pas encore que j’allais m’intéresser au travail aux piquants, et je ne savais pas non plus qu’il s’agissait de son art de prédilection. J’avais été marquée par sa douceur, et ses mains. Larges, fortes, comme celles des « travailleuses », comme celles des femmes qui vont à la vigne, dans ma région.

J’ai ensuite repris contact avec elle près d’un an plus tard, cette fois-ci en toute connaissance de cause : je voulais étudier le « travail aux piquants », et l’on m’avait dit qu’elle l’enseignait. Cependant, personne, je crois, à l’époque n’avait réalisé à quel point elle était centrale et essentielle dans la pratique et la survie de cet art dans la région. Je me suis donc rendue à son atelier, situé au rez-de-chaussée d’un bâtiment fédéral, dévolu temporairement aux activités de la faculté d’art de l’université de Regina.

A notre premier rendez-vous, Sheila est arrivée avec presque une heure de retard, ce qui devait préfigurer beaucoup de rendez-vous à venir. Elle est arrivée essoufflée, les bras chargés de bouquins, un café à la main, souriant et s’excusant, elle avait encore été retenue par ses enfants, devant accompagner l’un ou l’autre à un bout (ou l’autre) de la ville.

Toujours Sheila m’est apparue ainsi : une femme pressée, submergée parfois, toujours en mouvement, et toujours une mère. Il ne s’est pas passé, je crois, une seule rencontre où elle ne m’a pas parlé de ses enfants.

Toujours active, toujours fatiguée, toujours ironique quant à sa vie, aux gens, au temps qui passe. Elle est donc arrivée finalement, et m’a reconnue, alors que nous ne nous étions croisées qu’une courte fois, il y avait de cela presque un an : « la petite Française du musée », « the french girl from the museum ». Petit à petit, je suis devenue « Marie » et même « my overseas student », « mon élève de l’autre côté de l’océan ».

Elle m’a livré d’abord ses techniques, ses opinions artistiques. Elle est dans un premier temps demeurée très laconique sur sa vie, son histoire, le « comment » de son choix pour le travail aux piquants : elle m’a délivré tout cela goutte à goutte, progressivement, au fil du temps et de la confiance croissante.

C’est surtout quand elle a, je pense, compris que je n’allais pas venir, prendre et repartir, qu’elle a commencé à vraiment « me dire les choses ». Ainsi, elle m’a vu revenir chaque année, persévérer et m’intéresser non seulement à sa pratique des piquants, mais aussi à ses peintures. Evidemment, une relation ethnographique n’est jamais gagnée et relève de la perpétuelle négociation, entre ce que l’autre attend de vous, quelle place il vous assigne dans son univers, parfois même par quelle identité sociale il vous définit, et ce que vous-même vous espérez et projetez dans l’autre. Heureusement, les stratégies et fantasmes réciproques se rencontrent parfois et trouvent leur équilibre.

Sheila et moi sommes assez rapidement devenues complices, puis amies. Les rôles se sont ouverts, les frontières sont devenues moins nettes, les questions ont suivi des chemins moins univoques, d’une bouche, nous sommes devenues deux, elle a appris à me demander des services, à attendre elle aussi de moi, de cette réciprocité nécessaire dans la relation d’enquête.

Dans les premiers temps, lorsque je l’interrogeais sur comment elle avait appris à broder, Sheila me répondait toujours qu’elle s’était instruite elle-même, « I teach myself », seule, par l’observation des objets dans les musées, magazines spécialisés, ouvrages techniques et anthropologiques (ce que j’ai appelé plus haut les « how to »). Elle disait avoir appris à broder seule et avoir choisi les motifs selon sa seule imagination, « with my song », avec sa propre musique, son propre style. Elle regardait longuement des travaux aux piquants derrière les vitrines du musée, et « s’immergeait », selon ses propres termes, dans l’œuvre. Elle m’a dit au départ n’avoir de connaissances techniques de la couture que par l’apprentissage du « beadwork », broderie en perles, avec sa mère.

Elle m’expliquait pouvoir ainsi regarder attentivement une pièce brodée aux piquants, et reconnaître les points en comparant avec les techniques des perles. Puis, elle a commencé à enseigner, et elle a alors découvert les livres sur le « quillwork », les manuels : elle n’y comprenait rien au début. Les schémas lui paraissaient complètement abstraits, avec leurs A, B, C…. Le côté schématique et rigoureux des descriptions techniques fournies dans ces ouvrages l’a toujours rebutée ; par contre elle a remarqué que bien souvent ses élèves, dans les cours donnés à l’université, étaient en grande demande de ce genre de supports.

Habitués à suivre, dans le système scolaire nord-américain, des consignes et procédures strictes, et à les trouver dans le support écrit du livre et des illustrations, ils ont en effet, d’après Sheila, beaucoup de mal à se projeter dans l’espace et dans la gestuelle nécessaire à la broderie, quand les explications qu’elle leur délivre ne sont que orales. La suite logique est bien évidemment qu’ils lui demandent une démonstration. Et là, Sheila me dit retrouver le mode d’apprentissage traditionnel, celui par lequel elle a elle-même appris un partie (finalement plus grande que ce qu’elle ne voulait laisser paraître au début de nos entretiens) de son savoir-faire. Elle affirme que « then, it makes sense », là cela prend sens : pour elle, on ne peut apprendre le quillwork en profondeur que par l’observation de la pratique, et la pratique elle-même. Ces principes correspondent effectivement aux méthodes usuelles d’enseignement des connaissances et savoirs-faire dans les cultures amérindiennes, que nous avons évoquées longuement plus haut.

Les élèves de Sheila, qui suivent ses cours à l’université, sont originaires de tous bords ; ils sont environ sept par an et sont également de tous sexes, pas seulement amérindiens, pas seulement des femmes. Elle trouve cela juste et « normal » dans ce cadre universitaire. Elle m’affirme d’ailleurs qu’elle est convaincue que, de tous temps, il y a également eu des hommes qui travaillaient aux piquants, et pas seulement des femmes comme la littérature sur le sujet semble le penser. En effet, elle me rappelle que de nombreux objets, notamment cultuels, ne peuvent être manipulés par des femmes : comment alors penser que leur création même ait pu être laissée à la charge de femmes ?

De même, certaines techniques semblent avoir été plutôt l’apanage des hommes, surtout lorsqu’elles s’appliquaient à des supports utilisés de manière exclusive par les hommes, comme le montant d’un arc, le manche d’un casse-tête, ou encore la tige d’une pipe. Cette technique est celle du « wrapping », enroulement qui, nous le verrons, est effectivement une des techniques favorites des hommes de la famille New Holy. Enfin, Sheila pense qu’il est très probable que hommes et femmes travaillaient en commun, coopéraient sur un même objet, où différentes techniques et styles coexistent, comme cela est souvent le cas avec des objets qui allient figuration et abstraction, peinture et broderie.

Sheila note cependant que la « broderie » elle-même, technique spécifique parmi celles du « travail aux piquants », avec le recours aux aiguilles, semble être toujours demeuré un style typiquement féminin. Nous verrons plus loin que les spécificités symboliques accordées aux objets, liés notamment aux usages sexués des outils, ne sont probablement pas sans influence dans ce fait.

Elle m’a un jour fait part d’une anecdote à ce sujet : un jeune Cree qui assistait à ses cours l’a un jour interrogée de son « droit », culturel et spirituel, à broder. Il se questionnait sur le caractère anormal, contraire, peut-être même subversif, d’un homme cree pratiquant la broderie aux piquants. Sheila lui a alors répondu, non pas par une affirmation qui aurait pu correspondre à ses propres conceptions, mais l’a renvoyé à lui-même et à sa responsabilité vis-à-vis de se traditions et de sa communauté : elle lui a dit que, s’il était vraiment gêné, il devait interroger à ce sujet ses Aînés et sa famille.

De la même manière, Sheila ne guide pas le style de ses élèves, le choix de leur couleurs, ou de leurs motifs : elle les engage à feuilleter les photos d’objets brodés aux piquants dans les ouvrages d’art, à aller dans les musées faire des croquis des œuvres exposées, et à faire ensuite toutes les adaptations désirées, de copie ou d’innovation totale. Elle n’oppose son veto qu’à la répétition exacte d’un décor : ce serait pour elle alors un plagiat, et l’on risquerait également de détourner un motif personnel et signifiant, ce serait donc du vol, et poserait un problème éthique si le motif revêt une charge sacrée ou même un pouvoir. La copie exacte n’est pour elle pas envisageable, ni éthiquement, ni esthétiquement, ni même religieusement.

En tant qu’artiste, Sheila lutte contre la vision habituelle du « quillwork » en termes d’artisanat (« craft ») ou même d’art décoratif. Elle cherche, par son travail et ses enseignements, à conduire à une reconnaissance publique de ce savoir-faire comme « art » à part entière. Ce qui signifie pour elle, l’absence d’un caractère nécessairement utilitariste de l’objet, ainsi que le droit à la création libre. Elle insiste sur les capacités d’imagination, d’invention, de « sens esthétique » essentiels à la pratique du travail aux piquants.

Dans cette optique, elle adhère tout à fait aux idées de nombreux artistes amérindiens au Canada, qui cherchent à abolir les frontières entre « art contemporain » et « art traditionnel » ou encore « art premier ».

La citation suivante, de Loretta Todd, dans le cadre d’un ouvrage collectif consacré à l’art contemporain amérindien au Canada, état des lieux à l’occasion de la commémoration de la désormais « rencontre des deux mondes » 105 (1492/1992), résume bien ce combat :

‘« But what of our own theories of art, our own philosophies of life, our own purposes for representation ? By reducing our cultural expression to simply the question of modernism or postmodernism, art or anthropology, or whether we are contemporary or traditional, we are placed on the edges of the dominant culture, while the dominant culture determines whether we are allowed to enter into its realm of art.” 106 Annexes p. 362’

C’est en partie pour ces raisons que Sheila a commencé volontairement, il y a quelques années, à insérer dans son travail contemporain (qu’elle distinguait elle-même jusqu’alors de ses œuvres aux piquants) des morceaux de peau brodés, ou des perles et des piquants, dans ses peintures et installations.

En voici quelques exemples : les piquants forment à présent un « fil rouge » dans ses œuvres, on les retrouve insérés dans la texture des fonds, apposés sur des petits objets. Voici un fond en préparation, nous lui avons trouvé toutes deux un air de Jackson Pollock :

Ici le détail d’un œuvre satirique nommée « The last bingo » :

« The Last Bingo », acrylique sur toile, piquants de porc-épic, pièces de coton, Sheila Orr, 2002.
« The Last Bingo », acrylique sur toile, piquants de porc-épic, pièces de coton, Sheila Orr, 2002.
« The Last Bingo », acrylique sur toile, piquants de porc-épic, pièces de coton, Sheila Orr, 2002.
« The Last Bingo », acrylique sur toile, piquants de porc-épic, pièces de coton, Sheila Orr, 2002.

L’œuvre représente la Scène ; le Christ et les apôtres sont des femmes uniquement, jouant au bingo, « sport » favori des Amérindiens au Canada, l’église est un tipi, et les grille de bingo comme les foulards des femmes, on été faits dans les vieux foulards que la mère de Sheila avait l’habitude de porter, avant qu’elle ne décède, peu de temps avant que Sheila ne réalise cette œuvre. Un tapis figurant la Scène est disposé au pied du tableau, tel un tapis de prière, ou, comme le dit aussi Sheila avec son humour féroce, au cas où l’on veuille s’essuyer les pieds…

Les œuvres de Sheila sont toujours profondément ironiques, sur l’histoire indienne et les rapports que « son peuple », comme elle le dit toujours, entretient avec la société dominante. Sur la place qui est également réservée aux femmes, et sur l’humour qui sauve.

Voici par exemple l’affiche d’une de ses expositions qui réunit travail aux piquants, humour, et féminités :

« Spoon », acrylique, piquants de porc-épic, Sheila Orr, 2002.
« Spoon », acrylique, piquants de porc-épic, Sheila Orr, 2002.

La cuillère, « spoon », sous ses trois aspects : l’outil de cuisine, la femme, et l’hameçon. Pourquoi la femme ? Car les femmes sur les réserves s’appellent entre elles pour plaisanter « spoon », à cause de la forme de leurs corps, et du fait également qu’elles reçoivent l’homme comme l’enfant, et les nourrissent…

Cette exposition mettait en scène son univers d’adolescente ainsi que les inspirations ayant conduit à la création de sa personnalité, et de son histoire. Voici sa chambre à 16 ans, telle qu’elle l’a recréée  (les photos sont de moi):

Aux murs sont accrochées les pochettes de ses disques préférés, des affiches de film, des photos d’amis, de lieux, sa guitare. La pièce en son centre est maillée par des « guirlandes », des tresses de piquants, collés en paquets sur un fil, à la glu. Ces lianes sont lestées au sol par des pierres, toutes ramassées sur sa réserve d’origine, au Québec, là où vivait sa mère. Les lianes sont disposées en cercle, une au centre.

Quand on connaît ensuite le réseau existant autour de Sheila, et dans sa pratique même, on voit combien les piquants « tissent » littéralement son univers, le parcourent, le structurent aussi.

Voici une de ces « guirlandes » en détail :

Voici une autre œuvre, présentée également dans le cadre de l’exposition « Sex, Quills and Rock’n roll », nommée « Autoportrait » :

« Self-Portrait 2 », peaux, piquants, perles, bois, acrylique, Sheila Orr, 2000.
« Self-Portrait 2 », peaux, piquants, perles, bois, acrylique, Sheila Orr, 2000.

On y retrouve travaux aux piquants, en perles, faux miroirs, motifs floraux et motifs géométriques, c’est-à-dire les dimensions diverses de Sheila. Elle explique que chacun des petits tableaux, sur son chevalet, est une des facettes d’elle-même.

Même si elle m’avoue ne pas bien comprendre elle-même comment de petites choses si propres, bien rangées, et précieuses pourraient être elle !… Sheila est multiple et complexe, dans sa vie personnelle comme dans ses œuvres, et elle est bien au carrefour, au cœur de l’invention et du renouvellement perpétuel des traditions.

Pour preuve, cette autre œuvre réalisée, qui est mise par Sheila sur le même plan que les autres vues précédemment, alors que nous la qualifierions probablement moins aisément de « contemporaine ». Pourtant elle l’est tout autant pour Sheila, seulement elle ne relève pas d’un même style esthétique, ni d’un même « message » exprimé.

Le voici également à gauche sur notre table de travail, dans l’atelier de Sheila. Il s’agit d’un étui à pipe, qui lui a été commandé par un homme d’une réserve au nord de Regina.

Nous pouvons aussi voir sur cette table les divers outils que nous avons utilisés: des pots de yaourts recyclés en guise de contenants à piquants ou « bassines » de trempage, des peaux diverses, manufacturées ou faites main, à l’arrière-plan, un étui à aiguilles de couture, du papier brut (entre du kraft et du papier toilette), pour absorber le surplus d’eau des piquants après trempage. On ne le voit pas sur cette table, mais Sheila utilise également un stylo bille, rond, pour aplatir les piquants, si cela n’a pas suffisamment bien marché, elle utilisera ses dents, ou le dos d’une petite cuillère. Elle coupe parfois préalablement leurs pointes avec des ciseaux ou un petit couteau. On constate bien ici que la « tradition » en tant que référence fixée une fois pour toutes, telle l’image un peu figée proposée par les ouvrages ethnographiques de type « how to », n’existe pas, n’a pas de prise avec la réalité des brodeuses.

La première chose que Sheila m’a apprise, c’est à distinguer les « bons » des « mauvais » piquants : savoir reconnaître, selon leur taille et leurs textures, ceux qui seront appropriés à la broderie désirée, et au support utilisé. Ni trop fins, ni trop gros, pas trop vieux non plus. Les piquants « frais » sont encore brillants et bien gonflés, ils sont lisses au toucher : il sont encore enduits des sécrétions de l’animal et gonflés d’air. Ils ne se tordent pas entre les doigts, et piquent encore plus.

Durant mes débuts, je me suis surtout familiarisée avec ces textures et ces odeurs : celle des peaux tannées et fumées, celle des piquants (qui perdent d’ailleurs leur odeur avec la teinture). Petit à petit j’ai cessé de me planter systématiquement les piquants dans le bout des doigts à chaque fois que je passais ma main dans une bassine remplie de ces petits prédateurs…

Puis Sheila m’a mis entre les mains une bande d’une dizaine de centimètres, blanche, dure et souple à la fois : de la peau brute. Nous avons ensemble choisi des couleurs parmi tous les piquants déjà prêts qui remplissaient des bassines et des bassines dans son atelier.

Voici quelques photos de piquants teints, et du rinçage de la teinture, également nécessaire selon le dosage que l’on a effectué. Les mains sont celles de Sheila, nous sommes toujours dans son atelier à l’université.

Elle m’a ensuite patiemment montré la technique du « wrapping », c’est-à-dire comment enrouler les piquants autour de cette étroite bande de « rawhide » (peau brute). Debout derrière elle, je regardais ses mains, faire et refaire les mêmes gestes à chaque piquant ajouté, je voyais ses doigts si larges et pourtant si agiles et précis. Je regardais mes mains d’un air désespéré, avec mes doigts minuscules…

Voici à quoi ressemblait souvent notre table de travail, à l’atelier.

Les morceaux de canevas que l’on voit dans le coin en bas à gauche de la photo sont les tout premiers supports où Sheila me faisait faire des essais de points ; on peut ainsi voir les lignes directrices tracées au crayon : on ne pratique pas comme cela directement sur de la peau, qui coûte relativement cher, et qui est parfois difficile à trouver. Le petit triangle de peau d’orignal un peu plus à droite, avec des débuts de broderies florales en perles, était en cours de transformation. Il allait devenir la bourse d’une poupée que Sheila fabriquait pour sa nièce. On peut également remarquer les dessins pré-tracés. Sheila n’utilise pas systématiquement cette astuce, cela dépend du support et du motif choisi, si elle le connaît bien, ou s’il est assez nouveau pour elle, ou encore s’il est relativement complexe.

Pour aplatir les piquants et les vider de leur air, après les avoir fait tremper une dizaine de minutes dans l’eau, Sheila utilise généralement un stylo, dont la forme est tubulaire et lisse, afin de ne pas créer de sillon dans les fibres. Parfois, en cours de broderie, si l’un d’entre eux s’est regonflé, elle le lisse entre les dents. Sheila fait vite, et bien. Elle ne perd pas de temps, comme moi, avec le placement de ses fils de couture ou leur glissement hors du chas de l’aiguille… Elle utilise de préférence des aiguilles longues, souples et parfois même presque courbes, qui sont destinées à l’enfilage des perles. Cependant, pour certaines peaux plus épaisses et résistantes, il faut utiliser des aiguilles elles aussi plus solides et rigides, parfois même il est nécessaire de percer préalablement des trous à l’aide d’un poinçon, comme si l’on travaillait sur de l’écorce de bouleau. Elle utilise également, plus rarement, une forme rudimentaire de métier à tisser, lui permettant de façonner de longues et fines tresses de piquants. En voici deux photos, malheureusement de médiocre qualité :

Il s’agit de deux fils tendus entre deux pièces de bois : on travaille par enroulement et tressage des piquants entre ces deux fils. Une illustration de ce type est présente chez Lyford 107  :

« The seven steps in porcupine quill plaiting », C. Lyford, figure 5 p. 47.
« The seven steps in porcupine quill plaiting », C. Lyford, figure 5 p. 47.

Ses mains sont expertes et il semble qu’elle puisse en parallèle discuter de tout et de rien, alors même que sa concentration est intense et qu’elle s’exerce à cette technique, particulièrement délicate et qui nécessite beaucoup de minutie.

Après cette phase de familiarisation avec les outils et matériaux, d’observation des moindres gestes de Sheila, je me suis « lancée ». Les piquants glissaient sans cesse, semblaient même volontairement se « sauver », je n’arrivais surtout pas à coordonner mes deux mains. Elles entraient finalement presque en conflit, tant les mouvements étaient contradictoires. J’oubliais souvent d’aplatir mon piquant au préalable : tenant donc à une main mon ouvrage, j’essayais de l’autre d’aplatir le dit piquant… L’opération se révélait presque impossible. J’ai par la suite, avec Jainie, pris le parti d’aplatir une certaine quantité de piquants préalablement, même si cette manière de faire a elle aussi des inconvénients, nous le verrons.

Finalement tout mon travail me tombait donc des mains, et ce que j’avais déjà réussi à faire était fichu. Alfred Kroeber décrit tout à fait semblablement la situation :

‘« Quand une personne inexpérimentée s’essaye pour le première fois à broder, elle échoue immanquablement. Les pointes des piquants ressortent et l’ouvrage se défait. Une femme raconte que, dans sa jeunesse, elle voulut aider des brodeuses. C’était sa première tentative, et tout son morceau fut gâché : les piquants ne tenaient pas en place et les autres femmes lui interdirent de continuer. Elle pria pour devenir une ouvrière habile et fit le vœu de broder toute seule une robe entière dans le même style. Une vieille l’approuva. En suite de quoi les piquants restèrent en place, et elle fut capable de broder. » 108

Si je n’ai pas eu à prier, c’est que je demeure encore aujourd’hui une brodeuse débutante et que la scène décrite par Kroeber prend place dans le contexte de l’existence de sociétés de brodeuses, chez les Arapaho (je détaillerai cet aspect dans la partie suivante). Cependant, le caractère extrêmement minutieux et difficile de la pratique de l’art du travail aux piquants demeure une réalité concrète et contemporaine, même suite aux innovations techniques la rendant sous certains aspects un peu plus abordable. Cette difficulté, mais aussi cette dangerosité, est attestée dans les remarques de nombreux auteurs, et dans des tribus très diverses, ayant pratiqué ou pratiquant encore, cette technique.

Julia Bebbington note ainsi que chez les Blackfeet, la brodeuse devait prier et se passer de la peinture de couleur sur le visage (les yeux surtout) pour ne pas devenir aveugle au cas où des piquants atteindraient ses yeux, et sur les mains pour ne pas se piquer. 109

Claude Lévi-Strauss souligne également à de nombreuses reprises cet aspect de l’art du travail aux piquants. Nous verrons d’ailleurs que l’association douleur/apprentissage de la féminité, est peut-être une alliance rendue encore plus signifiante par son existence biologique, dans la formation de la petite fille, devenant femme : c’est-à-dire les règles. Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant.

Ce caractère de dangerosité d’un art pourtant féminin (bien que ces deux notions, danger et féminité, n’aient rien en elles-mêmes d’antinomiques) a semble-t-il frappé les esprits de tous ses observateurs étrangers et, en particulier, des ethnographes, pour la plupart d’entre eux des hommes. Pourtant, et nous le verrons aussi dans le chapitre suivant, notamment à partir des observations d’Yvonne Verdier, les travaux d’aiguille ont, en Europe, une réputation identique (et cet aspect bien réel également en pratique !).

Lévi-Strauss note ainsi, à plusieurs reprises et dans des ouvrages différents, cette dimension de l’art de la broderie aux piquants. Dans un premier extrait, il cite A. Skinner :

‘« tous ces talents ne s’acquéraient pas sans douleur. Les Menomini disent que l’art de la broderie en piquants est tout à la fois pénible et dangereux… les pointes effilées…piquaient les doigts… et quand on les coupait pour les égaliser, elles pouvaient sauter dans les yeux et rendre aveugle » 110

Puis il y revient dans un ouvrage ultérieur :

‘« Aplatir, assouplir, teindre des piquants de longueurs et résistances différentes; les plier, nouer, tresser, entrelacer, coudre, constituait une technique difficile qui exigeait des années d’apprentissage. Les piquants acérés pouvaient causer des blessures, et même, en sautant dans les yeux comme des petits ressorts, la cécité. » 111

Par expérience donc, les piquants sont en effet des matériaux très délicats à manier, ce qui permet de prêter encore plus d’attention aux raisons de l’association de certaines valeurs à la pratique de cet art : patience, courage, ténacité. Il en faut en effet beaucoup pour résister aux « assauts » et velléités d’une matière qui apparaît à ce titre facilement animée…

Sheila m’a enseigné cette patience, non en la formulant, en m’incitant dans cette voie, mais plutôt en imposant son rythme. Les journées étaient lentes, la mise en train longue, les discussions fragmentées et disparates, sautant du coq à l’âne : pas de linéarité ou de répétition à l’identique dans les gestes et les choix esthétiques, pas de linéarité non plus dans la pensée. Une cohérence donc dans les flux et les réseaux de sens comme dans les manières d’être, de parler, de rire, d’écouter, de se mouvoir aussi. Sheila m’a d’abord appris à prendre le temps et à regarder. Peut-être plus encore que je ne le savais déjà en tant qu’ethnographe. Je l’ai regardée, comme elle avait regardé sa mère et sa grand-mère.

En effet, malgré ce qu’elle m’avait affirmé haut et fort aux débuts de notre relation, Sheila m’a distillé plus tard, au fur et à mesure des moments partagés, qu’elle avait appris le travail aux piquants de ses aïeules. Elle avait appris le tannage des peaux, le dépeçage des viandes, la pêche et la préparation des piquants avec sa grand-mère. Elle se souvenait de sa mère lissant les piquants entre ses dents avant de les appliquer.

Même si elle n’avait que très peu réellement pratiqué ensemble la broderie, elle avait au fond de sa mémoire ces images, qu’elle mobilisait à chaque instant dans ses œuvres. Ce lien aux mémoires des femmes qui vous ont précédé, qu’elles soient ou non des parentes, est souvent, et avec beaucoup d’émotion, évoqué dans les témoignages des femmes que j’ai rencontrées. L’inscription dans cette transmission longue des savoirs et des goûts est vue comme une des valeurs peut-être principales de cet art.

Une œuvre à laquelle Sheila est particulièrement attachée met en scène le couteau de sa grand-mère, utilisé pour cuisiner et découper les peaux ou les poissons par toutes les femmes Inuits ainsi que dans la région subarctique (on le nomme ulu ou uluk). La grand-mère de Sheila lui réservait un usage particulier : elle tranchait les pointes de dizaines de piquants à la fois grâce à la forme spécifique et très reconnaissable de cet outil :

Sheila m’a dit d’ailleurs avoir déjà prévu de trouver un autre couteau de ce type pour remplacer l’original (ayant appartenu à sa grand-mère) si elle venait à vendre ce tableau. L’attachement affectif, plus encore aux mains qui l’ont autrefois manié qu’à l’objet lui-même, rend impossible sa vente, ou même son legs.

Suivant jusqu’au bout cette voie de liaison des mémoires, des gestes et des histoires, Sheila pense qu’elle a un devoir : transmettre son savoir. C’est pourquoi elle enseigne et, ce, dans tous les contextes et les cadres possibles : de manière institutionnelle et rémunérée à l’université, de façon plus expérimentale avec les enfants des écoles environnantes, parfois dédommagée, et enfin de manière totalement privée et gratuite, avec des parentes, amies, connaissances.

Depuis 1984, elle met en place des ateliers de quelques heures dans les écoles primaires de Regina : elle se déplace avec son matériel, fournit piquants et échantillons, et explique les rudiments techniques et historiques de son art. Je l’ai ainsi suivie lors de quelques-uns de ces ateliers. L’un a eu lieu dans une école des quartiers les moins favorisés de Regina, à Rosemont. Situé en bordure d’une zone surnommée « moccasin flat », à la réputation catastrophique et habitée presque exclusivement par des Amérindiens (d’où son nom, très péjoratif dans la bouche des habitants de Regina), ce collège reçoit des élèves de toutes origines, avec presque une moitié d’enfants amérindiens par classe. J’avais ainsi été très surprise de réaliser que la plupart d’entre eux ignoraient totalement l’existence du travail aux piquants. Certains d’entre eux semblaient même totalement décontenancés par l’odeur fumée des peaux tannées apportées par Sheila. Cette dernière, quant à elle, ne semblait pas le moins du monde surprise par cette méconnaissance, même de la part d’enfants partageant ses origines.

J’ai pu au fur et à mesure de l’atelier, percevoir que cet état de fait constituait même le cœur de la démarche pédagogique de Sheila : jouer sur leurs ignorances respectives, quelle que soit leur appartenance ethnique. Ainsi, elle avait apporté une poupée indienne, habillée de manière traditionnelle, dans son berceau, tapissé en son fond de mousse (appelé « moss bag »). Elle a donc interrogé les enfants sur ce qu’est un « moss bag » et le pourquoi de la présence de la mousse : afin de servir de couche et d’absorber les besoins de l’enfant. Bien sûr à ces mots (les enfants ont une dizaine d’années), tous vont s’indigner, s’horrifier, prendre des airs dégoûtés face à tant de « sauvagerie ». Sheila va alors leur expliquer ce qui était pratiqué en Europe à la même époque et marteler sur divers sujets (comme l’utilisation de l’urine comme fixatif dans la teinture), « your ancestors did the same things », « vos ancêtres faisaient de même » : elle construit du relativisme culturel sur la base de leurs ignorances réciproques. Je me souviens tout particulièrement de la fin de son intervention. Sheila posa une question : « do you know what’s coming ? June 21th ? ». La réponse presque unanime des enfants fut la suivante: « spring ? ».

Il s’agissait en fait de la Journée Nationale des Peuples Autochtones (National Aboriginal Day), instituée par le gouvernement canadien afin de « célébrer la 1diversité qui constitue la richesse de notre nation », pour citer la plaquette diffusée partout ce jour-là. Le chemin était encore long…

Industrieuse telle l’araignée, faisant front de tous bords, Sheila a ainsi enseigné à diverses générations, créant des liens et des ponts possibles entre des sphères sociales et esthétiques diverses. Mêlant, comme nous l’avons vu, des techniques anciennes et contemporaines, des motifs floraux et géométriques, utilisant collages, peintures, installations, Sheila renouvelle et transcende les styles possibles. Elle est aussi la passeuse, le médium entre des femmes et pratiquants divers de la broderie, ouvrant des voies autres à la transmission : c’est ce que nous allons voir à travers l’exemple suivant, celui de Jainie.

Notes
105.

Depuis 1992, l’expression « découverte du Nouveau Monde» est à bannir. Suite aux contestations des Amérindiens au nord comme au sud des Amériques, ce terme a été remplacé par celui de « rencontre de deux mondes », défini par l’UNESCO.

106.

TODD Loretta, "What more do they want ?," in Indigena. Contemporary native Perspectives in Canadian Art Gerald Mc Master & Lee-Ann Martin., Canadian Museum of Civilization, Vancouver: Craftsman House, 1992, p. 75.

107.

LYFORD Carrie A., in Sioux Quill and Beadwork. Designs and Techniques (1940); USA: Dover Publications, 2002, p. 47.

108.

KROEBER A., "The Arapaho" in Bulletin of American Museum of Natural History, vol. 18, New-York, 1902-1907, p. 29.

109.

BEBBINGTON Julia, in Quillwork of the Plains, op. cit., p. 16.

110.

SKINNER Alanson « Material Culture of the Menomini », Indian Notes and Monographs, Museum of the American Indian, Heye Foundation, New-York, 1921, p. 275.

111.

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