5/ Lew : un art de la copie

Après ces déclinaisons féminines, nous allons à présent aborder, avec l’exemple de Lew un autre visage possible du travail aux piquants, aujourd’hui au Canada : celui d’un homme dont l’art est aussi le métier.

Son histoire et sa pratique se distinguent nettement de celles que nous avons décrites jusqu’à présent. Le travail aux piquants est pour lui une technique parmi d’autres, qu’il utilise et apprend à maîtriser pour accomplir quotidiennement son travail : restaurateur d’œuvres d’art amérindiennes pour les musées. C’est un membre des Six Nations iroquoises. Il s’est installé en Saskatchewan depuis quelques années seulement. Il a travaillé un peu partout au Canada.

Il produit donc des répliques pour les musées d’objets abîmés ou travaille d’après photos et peintures (de Catlin ou Bodmer par exemple). Il ne cherche ni à créer, ni à innover, encore moins à personnaliser ses réalisations. Son but est au contraire de copier le plus parfaitement possible, les styles, techniques et couleurs anciens. Il essaie donc d’utiliser les matériaux les plus anciens connus comme le tendon, la peau « naturellement » tannée (brain tanned), les poinçons et aplatisseurs en os, à la manière des « how to » décrits par Orchard ou Wissler.

Sa recherche est celle d’un scientifique plus que d’un artiste : il analyse, compare, expérimente, fouille les archives afin de surtout ne rien ajouter, créer ou interprèter.

Etant originaire de la région des Grands Lacs, son travail se décline surtout autour d’artefacts de cette région. Il note d’ailleurs que les piquants des porcs-épics des prairies sont différents de ceux des bois. Sa recherche est très expérimentale : il teste sans cesse de nouvelles approches, et remet donc parfois en question, par sa pratique, les « modèles » proposés dans les études ethnographiques et techniques de la broderie. Son regard est critique et analytique : ses sensations, certes, existent, mais au service de sa tâche.

Voici quelques exemples des travaux de Lew :

Les deux sacs du haut sont des répliques de sacs sioux, les deux autres sont séminole et huron. Ils datent tous de la période de la révolution de 1783, conservés dans le musée pequot de Manshantucket, Connecticut.

L’objet suivant est la réplique d’une pipe minnetaree (hidatsa), vue dans une peinture de Karl Bodmer intitulée « Pehriska Ruhpa, The two ravens », datant de 1833 :

J’ai retrouvé l’aquarelle de Bodmer 115 correspondante :

Pehriska-Ruhpa, Indien Hidatsa. Entre 1832 et 1834, Karl Bodmer.

Lew m’a dit avoir appris son savoir-faire, en grande partie en observant sa mère étant petit. Cependant, durant nos entretiens, il n’a pas désiré s’étendre sur cette phase de son histoire. Malheureusement, nous n’avons pas eu le temps d’approfondir, et ses disponibilités étaient très restreintes. Nos relations sont restées assez tendues : il était très méfiant vis-à-vis de mon statut d’anthropologue et n’a finalement accepté de me rencontrer qu’après avoir éprouvé ma « crédibilité professionnelle », en appelant diverses personnes du musée pour savoir qui j’étais exactement, quelles étaient mes intentions.

J’ai attribué cette radicale différence de comportement à l’altérité même de sa pratique de la broderie, et à l’absence de cette sorte de fort sentiment de filiation qui existait entre les brodeuses et moi. Il ne pouvait me concevoir, comme elles le faisaient, comme une élève, une fille, un maillon peut-être même nécessaire à la transmission de leurs connaissances. J’étais pour lui irréductiblement une étrangère, voire un juge potentiel de ses œuvres, peut-être même une rivale dans la « possession » du savoir.

Si je n’ai pas eu l’opportunité (qu’il ne m’a d’ailleurs pas donnée) d’approfondir une enquête sur Lew, la connaissance de son existence possible, de cette autre manière de faire et de concevoir le travail aux piquants, permet de laisser ouvertes d’autres voies possibles d’exploration de cet art. N’étant pas un savoir-faire systématique et exclusif, il me paraissait nécessaire de laisser entrouverte cette porte, et de rappeler que certaines techniques aux piquants étaient elles-mêmes traditionnellement dévolues aux hommes (voir également à ce sujet le chapitre 3), de même que ces derniers pourraient aujourd’hui innover et renouveler les créations au sein de cet art.

Dans cette étude, ce sont cependant la figure de la brodeuse et les univers féminins qui se sont révélés innerver l’art de la broderie. C’est pourquoi, après avoir décliné les paroles des objets, et de leurs créateurs, entre don, transmission et apprentissage, je vais maintenant m’attacher à décrire ce qui lie cette présence physique au réseau signifiant des mythes et du rêve. C’est ainsi que le destin des femmes, leurs douleurs comme leurs désirs et leurs rêves, vont définir un ensemble symbolique et pratique de coutumes, de rites et d’interprétations du monde. Dans une pensée processuelle où les espaces et les temps peuvent se mouvoir et se transformer, nous verrons à l’œuvre une logique propre aux cultures des Plaines, celle de l’interconnexion du vivant. Dans cette perspective, chaque maillon du cercle sacré sera acteur, et la brodeuse apparaîtra comme une ouvrière possible de cette interconnexion, peut-être même son ouvrière primordiale.

Notes
115.

MOORE Robert J., in Les Indiens d'Amérique. Oeuvres et voyages de Charles Bird King, George Ctalin, Karl Bodmer, op. cit., p. 258.