Chapitre deuxième : Tisser des liens entre espaces et temps

I/ Le cercle sacré

1/ « Nous sommes tous parents »

Avant d’aborder la spécificité de la broderie comme définissant un « univers » de femmes et de féminités, il me faut mettre en évidence, dessiner les contours dynamiques d’une cosmologie particulière, celle des cultures des Plaines.

La conception du monde ainsi dégagée se définit autour d’un dispositif symbolique en particulier : l’idée d’interconnexion et de passage, d’une configuration en réseaux. Cette cosmologie se présente sous des formes discursives, autant que sous celles de structurations et modèles inconscients. C’est une certaine image du monde qui est ainsi construite, et se voit à l’œuvre dans les dimensions cognitives et pratiques de ces cultures des Plaines. La forme, le contenu et la dynamique de l’univers sont conçus dans le mouvement, la transformation et la liaison, entre les espaces, les temps et les êtres, ce qui n’empêche cependant pas de penser également des formes temporairement fixées, posées, apaisées aussi. La permanence est un état pensé dans la transition, un « état passager ». C’est un seuil, un délai, qui existe et dure, mais demeure à tout moment sujet possible du mouvement et de la transformation.

Le premier jalon afin de comprendre et d’esquisser une forme pour cette façon de penser, est le concept de « cercle sacré ». Il réunit des dimensions autant éthiques, pratiques que symboliques et, même, épistémologiques.

Chaque être vivant (et à ce titre, plantes, animaux, astres, minéraux, éléments –eau, air, vents, terre, feu…- le sont) est conçu comme lié et interdépendant de chaque autre. Ainsi, le monde peut se dessiner sous la forme d’un cercle, où chacun de ces êtres serait lié aux autres. Les relations tissées entre eux sont alors considérées comme sociales, voire familiales. « Mitakuye oyasin » disent les prières sioux : « à tous mes parents », et cette parentèle englobe tout ce qui vit, humain ou non.

Si les êtres sont connectés, les pensées, les mots, les imaginaires le sont aussi. Le langage comme la pensée se déclinent donc en métaphores et métamorphoses, comme ils se déploient en réseaux, ondes, échos et variations. Les figures rhétoriques comme les êtres sont également envisagés dans l’ambivalence, la dualité alternante : le monde est mouvement, ce mouvement se retrouve dans les natures possibles des êtres comme des mots et de leurs interprétations.

L’un des fondements de cette vision du monde apparaît dans un rapport privilégié entre nature et culture. Dans les mythes, c’est ce que nous appellerions « nature » qui enseigne la « culture » : les premiers sages, les premiers savants, les premiers prêtres sont des animaux, ou des êtres ambivalents et changeants, mi-hommes, mi-animaux. Leurs noms sont ceux des démiurges et héros décepteurs (« tricksters ») : Coyote, Vieil Homme Coyote, Nanabohzo, Grand-Mère Araignée, ou encore Iktomi l’homme-araignée. Leurs actes créent le monde, les règles, les rites, instaurant les cycles de la nature comme ceux de la culture. Ils enseignent aux hommes à vivre ensemble, à se reproduire comme à former société.

D’ailleurs, les hommes sont souvent les seules créatures qui n’ont pas de pouvoir propre aux premiers temps du monde : ce sont les astres, les plantes, les animaux, qui vont alors prendre pitié d’eux et leur déléguer une partie de leurs pouvoirs et de leurs connaissances.

Ainsi Jenny Leading Cloud raconte-t-elle l’histoire de Garçon-Lapin, appelé aussi parfois dans d’autres histoires Homme-Caillot-de-Sang, à Richard Erdoes 116 , l’interviewant sur le réserve de Rosebud en 1967, en commençant avec ce préambule :

‘« Vous savez sans doute que les Indiens se représentent la terre et l’ensemble de l’univers sous la forme d’un cercle continu, dans lequel l’homme est sur le même plan que les autres animaux. Le bison et le coyote sont nos frères, et les oiseaux nos cousins. Même la plus petite des fourmis, même un pou, même le plus petite fleur qui soit font partie de notre famille. Nous finissons toujours nos prières par les mots « mitakuye oyasin », ce qui signifie : « tous nos parents », et cela englobe tout ce qui pousse, rampe, court, saute et vole sur cette terre. Pour les Blancs, l’homme est le maître et le conquérant de la nature ; mais les Indiens savent qu’il n’en est rien. »’

Basil Johnston 117 , auteur ojibway, affirme également, sur le même registre :

‘« En premier, il y a le monde physique ; en second, le monde des plantes ; en troisième, celui des animaux ; enfin, le monde humain. Tous les quatre forment la vie, et ils sont si intriqués qu’ils constituent une seule existence. Sans la totalité des quatre ordres, la vie et l’être seraient incomplets et inintelligibles. Aucune partie n’est autosuffisante ou complète, chacune n’a de signification, de sens et de fonction que dans le contexte global de la Création. »’

Cette conception des rapports entre nature et culture, de la place de l’homme dans son environnement, de la continuité du vivant, est radicalement différente de la pensée occidentale, au moment de la « rencontre » entre ces deux mondes. En Occident, on devient culturel lorsque l’on cesse d’être naturel : dans la Bible, Adam et Eve vont fonder les bases de l’humanité, après avoir été chassés du paradis, de l’Eden. La Genèse enjoint à l’homme de dominer, de soumettre la nature : « Et Dieu se mit à créer l’homme à son image (…) Dieu leur dit : « Soyez féconds et devenez nombreux, et remplissez la terre, et soumettez-la. Et tenez dans la soumission les poissons de la mer, et les créatures volantes des cieux, et toute créature vivante qui se meut sur le terre. » Les « naturels » sont aussi les « sauvages », ceux qui ne suivent pas les préceptes de Dieu. La nature, c’est-à-dire le corps, les instincts, les désirs, les passions, c’est tout ce que vont s’attacher à combattre les cultures occidentales en général.

L’idéal de l’Occident sera asexué (la mère de Dieu, Marie, est vierge, les anges n’ont pas de sexe), éduqué, discipliné (les moines rechercheront l’ascèse, la mortification des corps pour l’élévation des âmes), la Raison devra prendre son ascendant sur la Passion, mère de tous les vices. La marche du progrès est aussi celle de l’emprise toujours plus grande sur la nature et contre ses règles : il s’agit de la dompter, l’homme ne s’adapte plus à son environnement, il l’adapte à ses désirs et besoins. Forcer la marche des saisons, manger des tomates en hiver, faire pousser du blé dans le Sahara, créer des plaines en lieux de forêts, faire naître un agneau par clonage de cellules sont autant de « progrès » qui marquent aussi une certaine attitude vis-à-vis du monde. Il n’existe pas, dans le cadre de la pensée amérindienne ici décrite, d’ « animaux-machines » (Descartes) ou d’ « animaux-pommes de terre » (Kant).

Dès lors, en confrontant ces deux approches, l’idée d’une connexion entre les divers modes du vivant apparaît impossible aux yeux occidentaux (bien que cela soit en train de changer eu égard aux prises de conscience écologiques qui mettent en évidence ces interdépendances), tandis qu’elle est principe fondateur de la culture et des relations au monde aux yeux amérindiens.

Notes
116.

ERDOES Richard et ORTIZ Alfonso, "Garçon-Lapin," in L'Oiseau-Tonnerre et autres histoires. Mythes et légendes d'Amérqiue du Nord, (1984), Paris: Albin Michel, 1995, pp. 20-24.

117.

JOHNSTON Basil, in Ojibway Heritage, Toronto: Mc Clelland and Stewart, 1976, p. 21