II/ Des histoires de porc-épic

“All the old stories I know were told me by my father ; he told me many stories. He also said that in the future the stories would be needed, the people would use them.” Fred Horse, Saulteaux, Frog Lake , Alberta. ( Traduction en Annexes p. 362)

“Stories are not just entertainment. Stories are power. They reflect the deepest, the most intimate perceptions, relationships, and attitudes of a people. Stories show how a people, a culture thinks.” Brian Scribe, Cree, Regina, Saskatchewan. (Annexes p. 362)

Dans la langue comme dans les gestes des brodeuses, l’univers est en perpétuelle transformation. Dans les mythes et leur récit, (mûthos signifie « récit », mais aussi « parole » ou « proposition »), on peut voir à l’œuvre cette manière de penser le monde.

Les mythes donnent du sens à l’inexplicable, à l’incroyable, au surnaturel, comme à l’univers quotidien, au familier, à l’habituel. Une conception de l’ordre du cosmos se dégage de la logique mythique : tout est lié, du plus minuscule être vivant à l’étoile qui brille dans le ciel.

Les mythes constituent un apprentissage du monde, de ses règles et de son histoire. Ils donnent cohérence aux pratiques cérémonielles, renseignent sur les fonctions prophylactiques des plantes, expliquent les différences entre les sexes et, bien souvent, ce sont des figures animales ou végétales qui transmettent ces savoirs aux hommes : les mythes sont didactiques, ils concentrent l’ensemble des savoirs positifs accumulés de génération en génération, dans ses expressions, astronomique, anatomique, sociologique, zoologique. Liant microcosme et macrocosme, les mythes donnent sens tant à la découpe singulière d’une montagne qu’à l’existence par exemple des moustiques.

Ils sont également les garants et les moteurs de l’harmonie du monde : à travers leur récit, le « story telling » (raconter des histoires), on apprend à préserver l’équilibre et les rôles de chacun dans cette création.

Les récits des mythes sont, dans ces civilisations axées sur l’oralité, le moyen privilégié d’apprentissage de la culture, ils constituent de véritables « actes de parole » donnant vie et corps, actualité aux contenus mythiques, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce travail, et participent donc d’un processus d’invention de la tradition, où mémoire et oubli vont de pair : ils sont des manières de « travailler à soi » selon l’expression de Marcel Detienne et Gérard Lenclud.

Donnant accès à une interprétation du monde, la mythologie sert, aujourd’hui encore, aux populations amérindiennes contemporaines : on fait appel à des figures et héros mythiques pour incarner des valeurs aidant, par exemple, les personnes en difficulté face aux drogues ou àl’alcoolisme (Hopis, Californie). De nombreuses communautés se servent également des récits mythiques afin de légitimer leurs revendications territoriales, lorsque des terres sacrées comme les Black Hills (Montagnes Rocheuses, Etats-Unis) sont décrites dans les mythes. Ils justifient ainsi leur lien particulier à la terre et leur « ancienneté » d’occupation du sol. Le « story telling » sert également dans les écoles afin de transmettre « à l’indienne » les connaissances, permettant aux enfants de pratiquer leur sens critique, leur capacité à évaluer le bien et le mal et donc à se positionner : le récit, mais surtout l’écoute de ces récits est un voyage intérieur qui doit permettre à l’individu de se regarder en face et d’exercer son libre-arbitre à l’image du trickster, héros et anti-héros, ni bon ni mauvais, qui se détermine par ses choix et ses actes. L’idée de responsabilité individuelle est très prégnante dans les mythes et permet aujourd’hui de répondre à des situations difficiles et malheureusement courantes dans les populations amérindiennes, notamment quant à l’estime de soi, ainsi qu’à la quête d’identité et de reconnaissance.

Si le récit des mythes prend une forme souvent poétique et métaphorique, le « message » délivré n’est pas pour autant une simple réflexion philosophique livrée sur l’ordre du cosmos. Il permet d’accéder à des connaissances, d’envisager des moyens d’action sur le monde, des « stratégies », et de mettre en place la pratique du mythe : les rites et cérémonies. Les mots ont du pouvoir, et les énoncer, c’est déjà recréer et donner vie au mythe et à une vision, à un regard différent porté sur le monde : il y a un pouvoir performatif à leur énonciation.

En tant que récits transmis de génération en génération, les mythes servent aussi de recueils et d’instruments de mémoire collective. Ils préservent l’histoire et le patrimoine tribal ou familial. Certains récits consignent ainsi les généalogies et les lignages, constituant de véritables registres d’état civil : étant historiques, ils sont donc perpétuellement transformés ou renouvelés, affinés.

Ainsi le mythe est vivant et acteur, il n’est pas une fiction mais une assertion théologique, un système construit de références qui permet d’ordonner les perceptions, les connaissances et les savoirs. Et, à l’image du monde tel que nous l’avons décrit dans la partie intitulée « le cercle sacré », les mythes et leurs récits possèdent une structure circulaire, fluide, processuelle et « rhizomatique » : les sens, les espaces, les temps, les héros s’incorporent les uns dans les autres, varient, se superposent, entrent en résonances. En lieu de récits linéaires et séquentiels, les mythes amérindiens proposent une parole et une pensée où l’espace est sphérique, le temps cyclique. La répétition (jamais à l’identique) est le moteur de cette logique, dans la tradition orale, dans les rituels comme par ailleurs dans l’esthétique, et les actes dans l’univers du rêve (intrinsèquement lié, nous le verrons, à celui du mythe) façonnent le visage du monde d’ici, « réel ».

Les textes des mythes s’enroulent bien souvent en spirales à l’image des comptes d’hiver (winter counts). Chaque personnage se déploie (comme dans une autre forme intrinsèquement liée : le rêve) comme s’il sortait de l’imagination de celui qui le précède : le récit se meut dans un mouvement de pliure-dépliure du sens, dans un flux où le vertige peut nous saisir.

Ce mouvement de l’univers, où la vie, le vivant est donc continuum, il est élastique, fluide, il permet ce déploiement spécifique de la pensée : le « labyrinthe du continu », structure de l’univers, pour reprendre la formulation de Deleuze 132 n’est pas une ligne qui pourrait se dissoudre en points indépendants comme le sable fluide en grains, mais plutôt une étoffe ou une feuille de papier qui peut se plier à l’infini et se décomposer en mouvements courbes, telle cette spirale du temps et de l’espace que nous décrivions plus haut.

J.C Gomes Da Silva 133 évoque le même type de sentiments et de perceptions vis-à-vis des mythes d’Inde, et note l’adéquation de la forme au fond, c’est-à-dire de la tonalité du récit comme de la langue et structure syntaxique des mythes, face au mouvement de l’univers qu’ils décrivent :

‘« Ce jeu, il faut pourtant le prendre au sérieux, car il dévoile des conceptions qui structurent une forme de savoir. En Inde, la véritable connaissance ne vise guère la réalité fragmentée, discontinue, telle qu’elle s’offre à nos sens. A ce niveau de surface, nous sommes victimes de l’erreur.[…] L’ Inde conçoit un univers en devenir, sans dedans ni dehors, objet de pensée où le « réel » et « l’imaginaire » se combinent inextricablement, apparences illusoires d’une manifestation unique. Le récit épouse ces vues puisqu’il renonce à ces lignes de partage qui, comme chez nous, font croire à la distinction de l’auteur et des personnages, du rêve et de l’état de veille. Il nous montre en somme que tout choix nous engouffre dans les labyrinthes de l’illusion, le « vrai » et le « faux » n’étant après tout que points d’ancrage momentanés de perspectives superficielles et provisoires. »’

Ce qui pourrait paraître paradoxal à la pensée occidentale, qui pourtant elle-même n’échappe pas au paradoxe même si elle le redoute au plus haut point, est de l’ordre de la logique du monde dans la pensée amérindienne, et nous permet de mieux comprendre non seulement celle-ci et ses mythes, mais également l’ensemble de ses pratiques, dont celle de la broderie est un exemple particulièrement « concentré ».

Comme toute chose trouve sa raison d’être dans les mythes, la broderie aux piquants n’échappe pas à cette règle.

Notes
132.

DELEUZE G., in Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris: Ed. de Minuit, 1988.

133.

GOMES DA SILVA J.C., "Logique du récit, logiques du savoir," in Récit et connaissance, Lyon: PUL, 1998, pp. 10-11.