Puisqu’il faut bien choisir un point d’entrée sur la toile, je choisis celui du porc-épic lui-même. En effet, un mythe nous fournit l’explication de son physique particulier et de cette spécificité qui va permettre l’existence même d’un art du travail aux piquants : les piquants sur son corps. Ainsi, n’étant pas un animal comme un autre, des symboles, des vertus lui sont associés, et sa création même permet d’en expliquer une partie.
En voici un court récit ojibway, chez Ella Elisabeth Clark 134 : « Why porcupine has quills ».
‘“Long ago, when the world was young, porcupine had no quills. One day when Porcupine was in the woods, Bear came along and wanted to eat him. But Porcupine climbed to the top of a tree and was safe. The next day, when Porcupine was under a hawthorn tree, he noticed how the thorns pricked him. He had an idea. He broke off some of the branches of the hawthorn and put them on his back. Then he went into the woods and waited for Bear.Différents éléments de ce mythe sont à commenter. Tout d’abord on constate à nouveau la présence d’une information importante, et qui sera récurrente dans la poursuite des différents porcs-épics mythiques : le porc-épic américain grimpe aux arbres, et leurs cimes s’avèrent même être leur lieu privilégié de refuge. C’est une capacité pratique de l’animal, mais c’est aussi, pour l’interprétation mythique, une qualité qui annonce le caractère souvent divin ou tout du moins astral du porc-épic métamorphosé, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de Lune ou de Soleil sous une apparence animale.
Deuxièmement, Porc-épic nous est ici décrit comme un animal sans défenses, à la merci de ses prédateurs, ici Ours et Loup. Cependant, s’il est relativement faible, il est extrêmement malin. Il va utiliser un « outil » pour se protéger : une carapace, une armure faite d’épines d’aubépine. Cette idée va lui venir seule, par son observation attentive de la nature (on notera ici le caractère didactique du mythe mettant en valeur une qualité prônée de l’individu, celle d’observer et de reproduire ou d’inventer à partir de son expérience).
Cependant, sa forme définitive, perfectionnée et véritablement métamorphosée (« en une partie de sa peau » dit le mythe), ne peut lui être donnée que par un être qui a le pouvoir de modeler le monde et d’abolir les frontières entre les matières, les « natures » : Nanabohzo, le grand lièvre, trickster et démiurge que l’on retrouve dans les plaines et la zone subarctique. Avec du végétal (des branches d’aubépine) et du minéral (de la glaise), il va fabriquer de l’animal : le dos couvert de piquants du porc-épic.
Cette information est importante à nos yeux, car elle renforce le caractère divin, sacré de la création même du matériau de la broderie : le piquant est issu des mains du démiurge, il est lui-même fruit d’un métamorphose alliant les diverses formes du vivant : animal, minéral, végétal. Le véritable « piquant », et non pas une épine d’aubépine utilisée comme telle, est donc d’essence divine, issu d’un travail du pouvoir du monde.
Ainsi sa nature particulière fait de lui un matériau aux propriétés et qualités spécifiques, qu’une perle ne peut pas, une fois de plus, remplacer. La « naissance » de cette dernière, son processus de création ne rassemble en rien ces propriétés particulières, symboliques et signifiantes que sont celles du piquant. On ajoute donc ici un élément supplémentaire permettant de comprendre les charges symboliques possibles dans des motifs brodés aux piquants, impossibles dans ceux réalisés en perles.
Voici à présent une des histoires possible expliquant l’origine de la broderie aux piquants : qui a inventé cette technique, pourquoi, qui l’a transmise aux hommes (ou plutôt aux femmes), d’après les mythes ?
Le mythe blackfoot « Tête-Rouge », répertorié sous le numéro M480a par C. Lévi-Strauss 135 , qu’il traduit de l’anglais chez Wissler et Duvall 136 , affirme que ce sont les fourmis qui ont appris la broderie à une des premières femmes venues sur terre.
‘« Il y avait une fois un homme qui vivait seul avec sa mère, sans famille et loin de tout. Sa chevelure était rouge comme le sang. Une jeune fille, qui avait beaucoup marché, parvint un jour jusqu’à lui. Elle venait à peine d’être créée et de sortir de la terre, elle ne savait pas encore manger, boire, ni faire quoi que ce soit. Tête-Rouge la chassa car il préférait vivre seul. L’héroïne désemparée se réfugia près d’une fourmilière et implora l’aide des insectes. Elle voulait obtenir quelque « pouvoir » afin de contraindre Tête Rouge à l’accepter.Cette jeune femme, qui vient de « naître » et ne sait rien faire, ne peut donc non plus, être une épouse, et c’est pourquoi Tête-Rouge la rejette : elle n’en a pas les compétences. C’est auprès des fourmis, associées aux valeurs du travail, de l’abnégation au groupe, de la productivité, de l’industrie, qu’elle va obtenir des objets lui permettant d’attirer Tête-Rouge (et sa mère) : avec des vêtements brodés en piquants.
On voit déjà ici se profiler les qualités et compétences désirées chez une bonne épouse indienne et une bonne bru : savoir broder aux piquants, et toutes les qualités associées à la pratique de cet art. De plus, cette pratique a donc des origines extra-humaines, voire surnaturelles, puisqu’elle est acquise par l’intermédiaire de ceux qui ont déjà hérité de « pouvoirs », les animaux.
D’autres informations sont à retenir dans ce mythe : la jeune fille choisit les motifs pour la tunique du guerrier parce qu’elle « dérivait une partie de ses pouvoirs » du soleil. Elle choisit donc de faire représenter deux disques solaires, sous formes de rosaces, devant et derrière, telles que nous avons pu les voir sur des photographies dans la première partie de ce travail. Le mythe fournit donc une explication pour ce décor récurrent, « traditionnel », des tuniques portées par les guerriers des Plaines. Il offre également une explication partielle de sa symbolique, mais renseigne sur le caractère sacré, quoi qu’il en soit, de tels motifs. Ensuite, on nous dit que c’est une belette (elle-même « matière première » de décoration…), qui explique le décor des bandes à la jeune fille et leur signification : chemin emprunté par les animaux, pistes et traces de pas.
La présence de la belette est étrange et déstabilisante : qui est-elle et pourquoi conseille-t-elle à la jeune fille de tuer Tête-Rouge quand toute son énergie depuis sa naissance n’a été consacrée qu’à le conquérir ? Pourquoi la jeune fille elle-même suit-elle de tels conseils ? Peut-être parce que s’il découvrait qu’elle n’est pas l’auteur de ces broderies et qu’elle a menti, lui-même la tuerait, ou peut-être encore parce que finalement l’important n’était pas trouver un moyen pour épouser Tête-Rouge, mais plutôt d’apprendre ce moyen en lui-même : c’est-à-dire d’être la première humaine à broder aux piquants et de transmettre ensuite ce savoir-faire aux Indiens, comme conclut le mythe. Avant d’entrer en contact avec les fourmis et de commencer en les observant à apprendre, elle ne savait rien faire, pas même manger ou boire, elle était aussi écervelée et faible, « désemparée ».
A la fin de l’histoire, elle est devenue forte et même impitoyable, capable d’assassiner un homme dans son sommeil, elle a aussi appris à mentir et à tromper en faisant croire que la broderie était son œuvre… Elle est devenue humaine : avec ses qualités et ses défauts.
Une autre origine proposée dans les mythes de la broderie aux piquants est elle aussi extra-humaine et, cette fois-ci, tout à fais surnaturelle. Ce serait un art connu des « little people » sorte de nains ou farfadets souvent aperçus dans les Plaines, et souvent évoqués dans les histoires contemporaines que l’on peut raconter sur les réserves.
Les « may-may-quay-she-wuk », en cree, sont des personnages supposés vivre sous terre, dans des endroits riches en rochers, ou sous l’eau, dans les mares et étangs. On évoque ainsi leurs rencontres, parfois drôles, parfois inquiétantes.
Whilma m’a elle aussi parlé de ses aventures avec ces petits êtres : elle me les a ainsi exposées. Enfant, elle était effrayée par des bruits venant de la cave, et elle avait toujours l’impression d’être suivie quand elle remontait les escaliers après y être allée. Peu de temps avant notre rencontre, elle a à nouveau entendu ces bruits. Elle a décidé de prendre son courage à deux mains et est allée fumer la pipe avec les habitants du sous-sol, afin qu’ils la laissent en paix et s’en aillent. Par la suite, elle en a parlé avec un homme de la réserve, qui connaît bien « ces choses-là »… Il était surpris et lui a dit : « Ne sais-tu pas que les little people sont là pour te protéger, il ne faut pas les faire fuir ! » Elle ne pensait pas que c’étaient des « little people », mais comme elle ne les a pas vexés en fumant la pipe avec eux, ils sont restés, et elle les entend souvent le soir… Elle sait aujourd’hui qu’ils sont une présence rassurante et nécessaire.
Les « little people », dans les divers récits à leur sujet, sont des êtres que seuls certains privilégiés peuvent voir, ou parce qu’il s’agit d’un moment important de leur vie. Tous ceux qui les ont aperçus les décrivent comme des hommes et des femmes très petits, avec de longs cheveux, toujours vêtus de merveilleux vêtements décorés de multicolores piquants de porc-épic. On raconte qu’ils travaillaient la pierre, fabriquant des pointes de flèches et des marteaux. Ils faisaient du commerce avec les Indiens, échangeant leurs ouvrages contre de la viande de bison, des peaux, ou encore des piquants de porc-épic, tout ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir par eux-mêmes. En général, le commerce se faisait de nuit ou au petit matin. Beaucoup décrivent également le caractère très taquin et joueur des « little people », qui jouent des tours et changent par exemple les objets de place dans les maisons…
Voici une histoire illustrant une rencontre entre une artiste cree et des « little people par Eleanor Brass 137 , native de la réserve de Peepeekisis, à quelques kilomètres de Regina : ici la broderie en piquants est décrite comme un art rare et même venu d’ « un autre monde », d’une origine sacrée, des « little people ». C’est pourquoi les créations de cette brodeuse sont si belles et si uniques.
Ce récit s’intitule “Medicine Boy”:
‘“The old woman, Pimosais, or Little Flyer, was sitting in front of her tepee by a campfire sewing a garment, when her granddaughter came to join her. The young girl was always fascinated with her grandmother, for there seemed to be something mysterious about her. She had the finest painted tepee in the camp and the figures on it were unique. Her clothes were well made and decorated in porcupine quills with the same kind of unusual figures.De ces deux mythes, nous pouvons tirer une leçon : l’art de la broderie aux piquants n’est pas un art anodin, c’est pourquoi il mérite d’être expliqué. Il culmine à un tel point de perfection et de raffinement esthétique et technique, qu’il ne peut être issu que des mains d’êtres exceptionnels ou d’esprits. Ses origines doivent s’enraciner dans le sacré, l’exceptionnel.
D’autres points communs existent entre l’histoire des fourmis et celle des « little people »: l’héroïne principale ici aussi, malgré le titre de l’histoire qui, comme dans celle de Tête-Rouge ne retient que celui du héros masculin, est une jeune femme, pas encore mariée. Ce sont ses aventures que nous suivons au fil du récit. Dans un cas comme dans l’autre, l’homme désiré par l’héroïne n’est pas celui qu’elle épousera, et les deux sont finalement d’une nature spécifique qui ne correspond pas à celle de la jeune fille. De plus, elles vont toutes deux apprendre la broderie non pas de leurs mères ou grand-mères, mais de fourmis, ou de nains.
Il est intéressant de noter dans ce récit que Little Flyer ne pourra jamais imiter les broderies vues sur les robes des petites femmes, elle ne peut pas les reproduire à l’identique ; cependant elle sera admirée de tous comme une grande artiste, réputée pour ses motifs inhabituels. Or, nous avons vu que la répétition à l’identique de motifs et couleurs employés par d’autres était vue comme impossible et même condamnée par les brodeuses, tout comme la répétition à l’identique des êtres (gémellité parfaite) semblait inconcevable dans les catégories amérindiennes. Ce mythe apporte donc lui aussi un appui à cette conception particulière.
CLARK Ella Elisabeth, "Nature Myths and Beast Fables," in Indian Legends of Canada, Toronto: Mc Clelland & Stewart, 1960, p. 80.
LEVI-STRAUSS Claude, "La balance égale," in Mythologiques III : L'origine des manières de table, Paris: Plon, 1968, pp. 299-300.
WISSLER C. & DUVALL D.C., "IV. Cultural and Other Origins, 4. Red-Head," in Mythology of the Blackfoot Indians (1908); Lincoln: University of Nebraska Press, 1995, pp. 129-132.
BRASS Eleanor, & NANOOCH Henry, in Medicine Boy and other Cree Tales., Calgary: Glenbow Alberta Institute, 1979.