1/ Devenir femme

Devenir femme, et si possible une femme parfaite ou presque, celle que l’on a idéalisée et rêvé d’être depuis l’enfance pour plaire à ses parents et à son groupe social d’appartenance, n’est pas une tâche facile, et passe par des marqueurs culturels forts. Dans les Plaines, l’un des principaux est donc l’apprentissage de la broderie aux piquants.

En effet, la broderie, comme la couture en France, et selon les termes d’Y. Verdier, «fait partie de l’éducation des filles, quel que soit leur milieu », « la couture achève l’éducation »:

‘« Les pédagogues l’affirmaient à la fin du 19ème siècle et encore au début de ce siècle : « l’enseignement de la couture doit faire partie de l’éducation des filles, de toutes les jeunes filles. Dans quelque position de fortune qu’elles se trouvent, la couture a son utilité. Pour les unes c’est leur gagne-pain, pour les autres un moyen d ‘employer leur temps »… et d’occuper leurs doigts. Ce dernier principe soutient donc toujours l’édifice de l’éducation des filles, car Fénelon disait déjà : « L’ignorance d’une fille est cause qu’elle s’ennuie, et qu’elle ne sait à quoi s’occuper innocemment ». » 155

Nous l’avons vu à travers les mythes, la femme idéale, que Tête-Rouge veut bien alors épouser, ou encore la mère ou la jeune sœur parfaite des sept frères étoiles, est celle qui sait broder aux piquants. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à ce talent qu’elle attire les hommes. Cette qualité révèle son soin pour sa famille (elle leur fabriquera de nombreux vêtements, beaux mais aussi protecteurs tant du froid que des êtres surnaturels, car les motifs qu’elle connaît délivrent des pouvoirs qui permettent de sauver sa vie, cf le petit frère du mythe des sept garçons étoiles), mais aussi son caractère : il faut des qualités pour broder aux piquants. Persévérance, patience, productivité, abnégation, dextérité, sont autant de caractéristiques associées à la brodeuse aux piquants. Cette dernière assure une protection pratique et symbolique des siens : Dorsey et Kroeber comme Walker 156 notent ainsi qu’ajouter du travail aux piquants sur une robe ou des mocassins leur donnait des pouvoirs spéciaux, liés au symbolisme des formes et couleurs du motif. De tels objets accordaient à leurs porteurs des protections et vertus surnaturelles. Nous insisterons sur ces capacités spécifiques du travail aux piquants dans le dernier chapitre de cette étude. Par ailleurs, la brodeuse assure également parfois, par sa productivité, une rentrée d’argent à travers la vente de ses travaux.

Pour devenir cette femme utile, il faut que la jeune fille, celle qui, dans les mythes, poursuit l’astre porc-épic pour procurer des piquants à sa mère, soit « formée ». Formée dans tous les sens du terme : « formée », c’est-à-dire devenant femme, à la puberté, « formée » c’est-à-dire telle une apprentie ayant reçu les connaissances nécessaires (les gestes de la broderie, les techniques) et, enfin, « formée » telle une étudiante, ayant reçu les connaissances nécessaires à l’accomplissement de sa maturité et de ses rôles –métiers- à venir (les règles de conduite, les codes de l’épouse, la cosmogonie…)

Par la broderie, on va discipliner les corps comme les esprits. Y. Verdier dit de la leçon de tricot qu’elle est « une leçon de maintien » 157  : ici la posture des âmes rejoint la posture des corps. Les vertus morales de la brodeuse (industrieuse, consciencieuse, patiente, attentive..) sont aussi physiques : elle est modestement penchée sur son ouvrage, attentive, inclinée, soumise. C. Lévi-Strauss décrit comme en écho les jeunes filles indiennes « elles observaient un maintien modeste, tenaient les yeux baissés en toute circonstance, s’imposaient de ne pas rire ni parler haut. » 158 .

Cette attitude « soumise », en tout cas réservée, est très souvent celle que l’on rencontre chez les femmes amérindiennes en Saskatchewan, souvent chez les plus âgées. Douceur, réserve, presque timidité sont monnaie commune. Souvent silencieuses, très calmes, lorsqu’elles prennent enfin la parole, leurs filets de voix sont parfois à peine audibles. Cette attitude de douceur et de calme reste la plus prisée, on me l’a même indiquée comme « traditionnelle ».

« Traditionnelle » en référence aux comportements déjà observés par l’anthropologie américaine, notamment entre les frères et sœurs, gendres, brus et beaux-parents, qui sont dites « timides » 159 -wisteca en lakota-, et qui correspondent à des conduites d’évitement 160 .

On ne se regarde ni ne se parle directement entre belle-mère et gendre, ni, d’ailleurs, entre bru et beau-père. Ce sont des observations que j’ai pu également faire sur le terrain, encore aujourd’hui, notamment auprès de Whilma ou Mary, femmes plus âgées, qui regrettaient les usages anciens et les pratiquaient encore dans leurs maisons (voir Chapitre 1, II/2/B, le témoignage de Whilma).A travers les postures adoptées on peut voir en action une véritable prescription sociale des attitudes.

Lorsque Fénelon, évoqué plus haut, affirmait qu’il fallait « occuper les filles », nous sommes très proches d’une des fonctions de la broderie dans les Plaines. La « mise à l’ouvrage » des filles est plus qu’une occupation, c’est une discipline qui vise à plier le corps. C’est ainsi que mon corps, comme celui de Sheila, de Jainie ou de Whilma s’est lui aussi plié à cette exigence de l’attente, de la patience, de la concentration et de l’inclinaison vers l’ouvrage. J’ai réalisé plus tard que, moi aussi, j’ai courbé la tête pour mieux voir, pour mieux agir aussi. Les images du film Brodeuses évoqué plus haut sont également vibrantes à cet égard. Le corps, comme l’esprit, se concentre en lui-même. Ce repli sur soi n’est pourtant pas celui, par exemple, de l’abandon au sommeil dans une position dite fœtale, il n’est pas un retour sur (en ?) soi confortable ou rassurant. Cette flexion est douloureuse, tendue, crispée. Les muscles sont infiniment sollicités, et sortent douloureux des heures passées en une seconde.

Cette attitude d’intense concentration et de discipline du corps est, par ailleurs, aussi celle que mettent en avant les mythes, telle la vieille femme de la légende de Shunka Sapa qui remet inlassablement son ouvrage. Cette attitude est celle d’une « femme bien », slot’a en lakota, qui signifie, encore d’après De Mallie, « full of grease » 161 , littéralement « pleine de graisse », en référence aux robes de peaux portées par les femmes, raidies par la graisse à force d’être portées durant le tannage des peaux et la préparation de la viande. Cette indication renvoie à la grande industrie de ces femmes, elle symbolise tout leur acharnement à la tâche et donc leur dévouement à leur époux ainsi qu’à leur communauté… Dévouement qui passe en partie par l’oubli de soi, en faisant taire les douleurs et difficultés du travail, qui passe par un sacrifice, mais aussi, nous le verrons, qui peut mener à une libération telles les rêveuses de la Femme Double.

Si ces gestes comme ces pensées doivent devenir les leurs, comment ces jeunes filles vont-elles se plier à leur destin ? Quels vont être les procédés qui vont amener à les former, c’est-à-dire à les transformer de filles en femmes ?

Notes
155.

VERDIER Yvonne, "La couturière," in Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière. Paris: Gallimard, 1979, p. 177-178.

156.

DORSEY G. et KROEBER A., in Traditions of the Arapaho , opus cit. et WALKER J., in Lakota Belief and Ritual, op. cit.

157.

VERDIER Yvonne, in Façons de dire, façons de faire, op. cit., p. 177.

158.

LEVI-STRAUSS Claude, in Mythologiques III, op. cit., p. 206.

159.

DE MALLIE Raymond, "Male and Female in traditional Lakota Culture," in The Hidden Half: Studies of Plains Women, edited by ALBERS Patricia, KEHOE Alice, New-York: University Press of America, 1983, p. 255.

160.

L’évitement, au-delà du simple respect, se manifeste généralement par une stricte séparation entre parents dans la vie quotidienne, se traduisant dans les comportements verbaux comme dans les modalités d’adresse, dans le domaine de la sexualité ou de l’alimentation. La relation d’évitement a été maintes fois montrée comme fréquente entre affins de générations différentes, comme décrit ici (gendre et belle-mère). Aux sources de la notion : RADCLIFFE-BROWN A. R., in Structure et fonction dans la société primitive, (1952), Paris: Ed. de Minuit, 1968.

161.

DE MALLIE R., in The Hidden Half, op. cit., p. 259.