B. Reconnaissance et statut social

En effet, suite aux quatre jours passés dans la loge menstruelle, où l’on attendait d’elle qu’elle « fasse ses preuves » donc qu’elle démontre son habileté et sa productivité, la jeune fille était honorée d’un nouveau statut. Elle était reconnue comme une « buffalo woman », comme une personne essentielle à la survie de son peuple, comme pouvait l’être le bison dans les Plaines (centre de toute vie, subsistance, économie, mais aussi spiritualité).

C’est R. Hassrick 183 qui note ainsi :

‘« Les vertus féminines étaient célébrées et on les faisait connaître à autrui par des cérémonies religieuses, des rassemblements et des festins ; le prestige d’une femme dépendait des mentions qu’on en faisait en public et du soutien de sa famille. »’

Ainsi, toujours d’après Hassrick, on célébrait le « chant du bison » appelé aussi le « chant des premières règles » - isnati awicalowan, « ils chantent sur ses premières règles » 184 - en l’honneur de la puberté des filles. C’était un « rêveur du bison », animal protecteur des jeunes filles, « patron de leurs vertus » (travail-fécondité-générosité), qui devait mener la cérémonie. Il devait repousser Anuk Ite et ses douleurs. Le rite accompli, la jeune femme avait le droit de porter les cheveux nattés, comme sa mère et, dit Hassrick, de « se peindre une raie rouge sur le front et les joues ». W. Powers, qui décrit également ce rite dans son ouvrage, précise les recommandations adressées à la jeune femme : « elle doit être industrieuse comme l’araignée, prudente et silencieuse comme la tortue, et joyeuse comme l’alouette des prés. »

Cette cérémonie, décrite longuement chez J. Walker 185 , sous le nom de « buffalo ceremony », tatanka lowanpi, prendrait ses origines dans un affrontement mythique. C’est une femme-bison, une femme appartenant à Tatanka, l’esprit du bison, qui l’aurait appris aux femmes lakota. L’histoire dit que Anuk Ite ne cessait de harceler ses sœurs et d’essayer de les conduire jusqu’au repaire d’Iktomi, les persuadant de faire des choses folles et dégoûtantes.

Avec l’aide de messagers de Wi, le Soleil et de Okaga, le Vent du Sud, elle parvint à bannir Iktomi et Anuk Ite loin du tipi de ses sœurs (« the tipi of the buffalo »). Elle put ainsi faire d’elles des femmes bien (« good women »), industrieuses et accueillantes, fidèles à leurs maris.

C’est durant leurs menstruations que doit avoir lieu la cérémonie, car c’est là que les femmes sont les plus vulnérables aux mauvaises influences : si elles acquièrent un pouvoir puissant, celui-ci n’est pas directement contrôlable, il peut être utilisé à des fins néfastes ou bienveillantes. Il n’est en soi ni bon ni mauvais, comme je l’avais mentionné plus haut.

Ensuite, les jeunes femmes qui avaient eu la chance de voir célébrer pour elles un chant du bison (il semble que ce n’était le cas que lorsque la famille était plutôt riche et notable), étaient tenues en haute estime, et acquéraient donc un statut social valorisé en tant que «femmes-bison ». Quoi qu’il en soit, qu’elles soient « bison » ou pas, il semble que les brodeuses aux piquants accédaient à un grand prestige par la pratique de cet art. Nous verrons un peu plus loin que celles qui faisaient partie des sociétés de brodeuses atteignaient ainsi des sommets dans l’échelle sociale.

Le souvenir conservé des œuvres brodées servait ainsi à afficher le prestige de chacune. Des « quilling count », que l’on pourrait traduire littéralement par « comptes de couture », étaient tenus. Les brodeuses décomptaient ainsi leurs travaux, tout comme les guerriers le faisaient avec les bâtons à coups 186 : tous pouvaient alors par simple « lecture » de l’objet, connaître la valeur de l’artiste. Buffalo Bird Woman, historienne hidatsa, apporte à ce sujet son témoignage, chez G. Wilson 187. Elle souligne l’importance sociale de ce registre :

‘« A woman’s quilling record became the basis for her social status, just as a man’s coup count was the basis for this. For my industry in dressing skins, my clan aunt, Sage, gave me a woman’s belt. It was a broad as my three fingers, and covered with blue beads. One end was made long, to hang down before me. Only a very industrious girl was given such a belt. She could not buy or make one. To wear a woman’s belt was an honor. I was as proud of mine as a war leader of his first scalp.” Annexes p. 367’

Dans ce témoignage, on comprend à quel point la distinction dans les arts dits féminins pouvait permettre à une femme d’être différemment (mieux) considérée au sein de sa communauté. C’est-à-dire être considérée non pas à l’égal d’un homme, mais sur les mêmes critères de prestige.

Dans chaque catégorie sociale sexuée, dans chaque genre, existent des signes par lesquels on reconnaît une femme ou un homme d’importance. Ici, Buffalo Bird Woman reçoit ce que nous pourrions comparer à un trophée (tel le scalp), une médaille, qui une fois arboré, affiche publiquement ses talents artistiques, mais aussi ses qualités morales, associées, nous l’avons vu, intrinsèquement, à ses talents. Cette ceinture était une marque d’honneur attribuée aux femmes, comme pouvaient l’être les honneurs de guerre aux hommes. Et comme la position sociale d’un homme dépendait dans les Plaines de sa capacité à donner de généreuses quantités de biens (nous sommes, comme sur la côte nord-ouest dans des sociétés du prestige et de la face, maintenues essentiellement par la générosité publique), la contribution de sa femme à travers son industrie était vitale pour lui aussi.

Wilson note encore au sujet de la ceinture :

‘« An honor mark goes to one who shows great industry, one who is a great worker and finishes hundreds of hides for robes and tents. Mahidiweash had such a mark given her by her “aunt” Sage. This honor mark was a woman’s belt, a ma-ipsu-haashe and it could only be acquired by gift, as a reward to a great worker.” Annexes p. 367’

Ce type d’objets marquant une reconnaissance commune des valeurs d’un individu est encore très répandu aujourd’hui dans les Plaines. Ce sont notamment des récompenses qui marquent les qualités des danseurs de pow-wow, à travers le port d’une coiffe qui associe poils de porc-épic (« roach ») et plumes d’aigle pour les hommes. Des ceintures richement brodées de perles et piquants, particulièrement larges et visibles, sont également offertes aux jeunes filles qui dansent pour la première fois la danse dite « women’s traditional ».

Cette dernière correspond effectivement aux pas de danse qui sont exécutés par les femmes dans le cadre rituel, en cérémonies (petits pas sautés, lents, avec un maintien extrêmement droit et rigide du buste, et qui n’ont rien à voir avec les danses profanes que l’on exécute en « round dance » par exemple, beaucoup plus détendues), mais dans une version « publique ».

Pour en revenir aux comptes de broderie, C. Lévi-Strauss 188 les décrit comme tenus sous la forme de « baguettes marquées de crans » :

‘« Rien d’étonnant que les brodeuses conservent une baguette marquée d’autant de crans qu’elles ont fait de robes et, parvenues à un âge avancé, sachent décrire dans tous les détails le décor de chacune et son symbolisme particulier : elles ont plus de courage à vivre, quand elles évoquent le temps passé et les grandes œuvres qu’elles accomplirent. »

Il semble également qu’ils aient pu être signalés sur les tipis, visibles aux yeux de tous. Ainsi, lorsqu’elles se réunissaient les brodeuses aux piquants se distribuaient entre elles des « bons points », par l’intermédiaire de bâtonnets. Voici l’illustration d’une de ces réunions, à l’initiative de Rattling Blanket Woman, « femme-couverture à crécelle », décrite chez R. Hassrick  189 , qui les qualifie même de « concours »:

‘« Le héraut annonçait la chose à travers le village et demandait à toutes celles qui avaient ce genre de travail à présenter de se rassembler au centre du camp. C’est là que l’hôtesse, en l’occurrence Rattling Blanket Woman, posait un berceau décoré de piquants, constituant la quintessence de l’art féminin ; l’endroit où il se trouvait représentait la porte d’une « loge ». Ainsi, du côté opposé de ce tipi imaginaire, derrière un rang d’ouvrages faits main, elle attendait ses invitées. Chacune d’entre elles s’avançait, prenait place autour de la loge et plaçait ses travaux devant elle.
L’hôtesse allait d’invitée en invitée et après leur avoir demandé ce qu’elles avaient fait, leur donnait à chacune un bâtonnet –« stick »- pour chaque pièce brodée. Quand chacune avait obtenu les « sticks » auxquels elle pouvait prétendre, l’hôtesse prenait par la main la femme qui avait obtenu quatre fois plus de bâtonnets que les autres et la conduisait à la place d’honneur. Elle escortait ensuite la brodeuse ayant obtenu trois fois plus de sticks et la faisait asseoir en face de la première choisie, et ainsi de suite jusqu’à ce que la « gagnante » soit placée devant toutes.
Une fois que les brodeuses réunies étaient d’accord sur le fait que celle qui avait été choisie méritait sa victoire, les autres apportaient de la nourriture, servaient d’abord les quatre premières dans l’ordre de leur « industrie », et ensuite passaient la nourriture aux autres. Pour commémorer l’événement, on faisait des marques sur le tipi du conseil (the Red Council Lodge).
De petites marques symbolisaient les travaux faits à la puberté, de plus larges les travaux plus tardifs, et au-dessus d’elles on marquait le nom de la brodeuse. Ainsi le « quilling count » de Rattling Blanket était-t-il figuré par le dessin d’une crécelle apposée au-dessus une couverture, une ligne reliant cette figuration de son nom au décompte de ses travaux : dix petites marques et quatre larges. Il s’agissait là de « son travail de piquant de porc-épic » et, exactement comme un homme faisait montre de ses honneurs guerriers dans la Loge Rouge du Conseil, de même une femme y apposait ses talents manuels.»’

Les femmes pouvaient donc accéder, par leur excellence dans les arts « féminins », à un statut et une reconnaissance sociale impossible à atteindre par d’autres moyens. Nous allons voir à présent que certaines d’entre elles accédaient à statut encore plus particulier. C’est d’ailleurs le cas de Rattling Blanket Woman, qui, nous dit Hassrick, avait rêvé de la Femme Double.

Notes
183.

HASSRICK Royal B., "Sacrifice de soi," in Les Sioux . Vie et coutumes d'une société guerrière. (1964), Paris: Albin Michel, 1993, pp. 307-308.

184.

POWERS W. K., in La religion des Sioux Oglala , op. cit., pp. 147-148.

185.

WALKER James R., "Ritual," in Lakota Belief and Ritual, op. cit., pp. 241-255.

186.

Des marques gravées (souvent des encoches) sur les manches des armes (bâtons, casse-têtes…) des guerriers leur permettaient d’afficher et de conserver le souvenir de tous les coups portés aux ennemis durant les combats. La « guerre des coups », technique spécifique des guerriers des Plaines, consistait non pas à tuer directement son ennemi, mais à l’approcher au plus près, pour se confronter à la mort et le toucher, puis repartir. Habileté, courage, rapidité accroissaient ainsi le prestige du guerrier.

187.

WILSON Gilbert L., in Waheenee: an Indian Girl's Story told by Herself to Gilbert L. Wilson (1927); Lincoln: University of Nebraska Press, 1981, pp. 117-118.

188.

LEVI-STRAUSS Claude, in Mythologiques III, op. cit., p. 205.

189.

HASSRICK R., in Les Sioux . Vie et coutumes d'une société guerrière., op. cit., pp. 62-63.