B. Le choix

En effet, sans exception, les visions rapportées de la Femme Double donnent un choix à la rêveuse, qui aboutit à devenir une artiste ou femme-médecine donc à exceller dans un domaine très précis de l’existence et à renoncer à la maternité ; soit à mener une vie de mère et épouse modèle, en demeurant modeste brodeuse.

Si la rêveuse « fait le bon choix », elle recevra des aptitudes artistiques et des motifs sacrés et puissants et, parfois, elle atteindra même également les idéaux féminins de la maternité et de la vie familiale solide.

Si elle choisit « la mauvaise voie », elle tombera dans le déshonneur, dans la maladie et dans la promiscuité sexuelle, ou parfois deviendra sacrée (wakan) : la frontière entre l’excellence et la folie semble ainsi très ténue, voire il faut devenir fou pour devenir wakan, nous le verrons un peu plus loin quant aux rapprochements possibles entre les figures des rêveurs et du « chamane », toujours appelé homme-médecine dans les Plaines.

Ce choix est généralement matérialisé dans la vision, par un chemin à emprunter (comme dans le rêve de Rattling Blanket) : la rêveuse se retrouve dans une pièce (souvent un tipi, une « loge »), avec, d’un côté, posés au sol, des outils pour travailler la peau ; de l’autre, des amas de parures et outils de coiffure, symbolisant respectivement, d’après Clark Wissler toujours, la vie familiale et la promiscuité sexuelle.

Elle doit alors choisir de quels objets elle se saisit et, de ce fait, décider d’une existence et renoncer à une autre, ces deux styles de vie étant généralement visualisés de manière explicite dans la fin de la vision. Ainsi, l’un des deux chemins mène à une existence modeste de femme travaillant aux piquants ; l’autre à d’immodestes femmes en train de jouer aux cartes et « riant à gorges déployées », summum de l’immoralité et de la débauche 209 .

On retrouve encore ici la symbolique forte des outils, marques de l’habileté d’une personne à mener certaines activités et à remplir des rôles sociaux particuliers. Les outils servent souvent à représenter des groupes spécifiques d’âge, de sexe, de statuts sociaux. Ils sont aussi dans les visions religieuses, symboles du potentiel du rêveur, de sa capacité à mener des changements.

L’aiguille apparaît dans ce contexte comme un outil essentiel et un symbole de la féminité accomplie, démontrant le caractère primordial du rôle des femmes dans la survie de leurs familles et communautés. Une femme fabrique les vêtements et l’abri (tipi) qui protègent sa famille de l’extérieur et de ses menaces. Elle crée également, des berceaux jusqu’aux mocassins, tous les « outils » indispensables à la vie, et qui protègent eux aussi les membres de sa famille, qu’elle entoure ainsi, par le biais des motifs sur les objets eux-mêmes, de symboles protecteurs et de témoignages de leur valeur et identité. Elle les aide par son travail à marquer qui ils sont, et donc à s’en souvenir dans chacun de leurs actes.

D’après St Pierre et Long Soldier, ce symbolisme des outils persiste encore aujourd’hui, notamment dans les pow-wows : les femmes y portent une boîte à aiguilles pour montrer leur productivité, un sac contenant une pierre à fusil (un silex pour produire la lumière et le feu) pour montrer leur hospitalité ; et un étui à couteau pour montrer leur générosité. 210

Choisir un objet plutôt qu’un autre, un chemin plutôt qu’un autre, dans un rêve, cela signifie choisir un destin plutôt qu’un autre. Rattling Blanket a ainsi choisi une voie plus sage, qui l’a menée vers la maternité. Cependant, son autre destin, celui de rêveuse de la Femme Double et de femme-médecine, n’a cessé au long de sa vie de se manifester à elle. Dans les récits de Hassrick, qui fait appel à son histoire tout au long de son ouvrage et sur divers sujets, on sent se dessiner le regret chez cette femme : elle aurait pu être une autre.

Celles qui rêvent de la Femme Double semblent donc être, soit l’incarnation de la féminité et de la maternité la plus idéale, soit l’antithèse de cet idéal féminin (elles rient fort, « vont » avec beaucoup d’hommes, sont « légères »…) et renoncent à leur maternité (l’image du bébé mort entre les deux femmes).

Georges Sword, informateur principal de Clark Wissler, insiste tout particulièrement sur cette dichotomie entre les deux pôles de la Femme Double :

‘« The two women are of opposite character. One is very industrious, neat, virtuous; the other idle, extravagant and a prostitute. In the dream, the pairs are seen to come from a lodge, from which two roads branch out. One road leads to virtue and industry; the other in the other way. The women speak as one and say: “Which way shall I go?” It seems that the dreamer leads them to make the choice, or makes it for them. At last they come to the end of the road. Now they give advice according to the road they chose. This advice makes or mars the dreamer. If the road to virtue is chosen, the dreamer is granted great skill in needlework and is also a wakan woman.” 211 Annexes p. 368’

Sword explique ensuite que ce choix représente la lutte entre le bien et le mal au sein de chaque individu : les deux femmes sont intrinsèquement liées l’une à l’autre et sont une personnification de la dualité de chaque être. Dans la description du rêve par Sword, choisir la « bonne voie » permet d’exceller dans ses rôles d’épouse et de mère comme dans la broderie, d’être parfaite et sacrée à la fois. Or, nous avons vu que d’autres témoignages semblent associer l’excellence dans le travail aux piquants avec le sacré, mais aussi alors avec la « folie », et le renoncement, par exemple, à la maternité… Le choix n’apparaît donc pas aussi évident et tranché selon les interprétations faites du rêve. Ainsi, un autre témoignage, recueilli plus récemment par Raymond De Mallie sur la réserve de Standing Rock, aux Etats-Unis, semble également corroborer le caractère marginal et les risques encourus lorsqu’on excelle dans l’art du travail aux piquants :

‘« A woman could dream of the Double Woman and they would teach her songs. One such woman used to live here. She could do the quill or beadwork on one side of a pair of moccasins, place it against the blank one, sit on it, sing the song, and both would be done. Or she could even just put the quills between the moccasins blanks, sit on them, sing the song, and it would be finished, whatever it was. But this woman died a terrible death because of her evil life, and while dying she cried and screamed.” 212 Annexes p.21’

On constate ainsi que, les deux femmes n’en formant finalement qu’une, les choix sont ambigus. Ils amènent à renoncer à une part de soi et ils peuvent aussi conduire à l’ambivalence.

Ainsi, Double Woman elle-même est multiple et complexe. Il semble qu’elle aussi puisse prendre des apparences différentes selon les contextes et les significations qui lui sont associées. Deer Woman, la Femme Daim est parfois confondue, en tout cas joue un rôle parfois analogue à celui de la Femme Double : Wissler note ainsi que le rêve de Double Woman peut aussi être reconnu dans celui de « two deer women », deux femmes daim, donnant un choix aux brodeuses entre maternité et prostitution 213 . Patricia Albers et Beatrice Medicine 214 notent d’ailleurs à ce sujet que le symbolisme des deux femmes daim persiste encore aujourd’hui dans les visions des artistes féminines sioux, où, cependant, les options du choix sont définies de façon moins morale : le choix est en effet donné entre traditionalisme et assimilation.

La Femme Daim est très souvent associée dans les visions qui la décrivent à la survenue d’un danger, d’une perte : elle est synonyme de perdition morale, mais aussi physique. Danièle Vazeilles 215 décrit ainsi l’expérience rapportée par deux témoins sioux, qui voyageaient sur les routes de la réserve de Rosebud et ont pris en stop une jeune femme, qui s’est avérée plus tard être la Femme Daim. Le conducteur s’est ainsi retrouvé endormi, perdu au milieu de nulle part, la jeune femme disparue, des traces de sabots au pied de son véhicule. En effet, comme tous les esprits ou héros mythiques, ce personnage possède le pouvoir de se transformer.

Hassrick semble trouver équivalentes les figures de la Femme Double et de la Femme Daim :

‘« Les femmes qui avaient eu la vision de la « double femme » ou de la « femme daim », entité qui apparaissait sous la forme humaine pour disparaître sous la forme animale d’un daim, étaient réputées pour leur dextérité à la broderie en piquants de porc-épic. » 216

A cette figure de la Femme Daim, il semble qu’il faille en ajouter une troisième, que nous avons déjà largement évoquée plus haut : Anuk Ite, ou Double Face, littéralement « Visage-des-deux-côtés » 217 , ce Janus au féminin, punie pour adultère, décrite dans les mythes de création sioux, qui inspire les douleurs des premières règles aux jeunes filles. Outre la traduction de Anuk Ite, Powers affirme également qu’à la fin des visions où sont présentes deux femmes, elles se transforment bien souvent en cerfs ou daims, l’un blanc, l’autre noir, et que « c’est ainsi que l’expression « Femme Double » a pour synonyme sinte sapela win, « Femme-à-queue-noire ». Plus loin, il note encore :

‘« Le terme lakota pour Double-Visage est Anukite, « visage-des-deux-côtés », mais, dans les visions comme dans la réalité, elle apparaît aussi aux hommes sous la forme d’une ou deux femmes-cerfs, l’une noire (sintesapela) et l’autre blanche (tahcawin). Les deux visages de Double-Visage, tout comme les deux femmes-cerfs, représentent respectivement les formes correctes et incorrectes du comportement sexuel. » 218

Ces trois figures, si les différents auteurs s’accordent pour leur trouver des résonances, sont, selon les uns ou les autres, confondues, équivalentes, ou au contraire distinctes. Il est difficile d’établir une réponse définitive et tranchée à ce sujet. Cependant, je voudrais ici souligner leurs points communs symboliques : Anuk Ite est une femme double, car elle a deux visages, « figurant » littéralement ces choix de vie et leurs conséquences. Elle porte le stigmate de ses rapports adultères, mais aussi de sa capacité en tant qu’épouse et mère dévouée, puisqu’elle conserve également un beau visage. L’un ne remplace pas l’autre, ils coexistent, elle est ambivalente, duelle. De la même façon, la Femme Daim est évoquée sous l’apparence de deux femmes ou d’une seule. Le commun entre ces formes est le pouvoir de transformation : toujours, qu’elle soit une ou deux, elle se transforme en daim ou cerf à un moment du rêve. Wissler 219 évoque même une forme masculine possible à Deer Woman, nous y reviendrons un peu plus loin. La Femme Daim, par sa capacité de transformation (elle prend même souvent l’apparence d’une femme, cependant ses traces de pas sur le sol sont celles laissées par des sabots…), est aussi double et ambivalente. Enfin, la Femme Double, peut apparaitre sous la forme de deux femmes reliées par un cordon, qui sont, de par le nom qui les désigne, un seul être, une seule créature. Elles matérialisent, font prendre corps au choix que doivent faire les rêveuses : elles sont la dualité, mais ne forment qu’un.

Ce n’est pas anodin si, bien souvent, le fil qui les relie est décrit comme une « membrane » ou un « cordon ombilical » : il est organique, elles sont en quelque sorte siamoises, faites d’une même matière, il y a possible transmission, communication de fluides, de pouvoirs, ou d’intentions par le biais de ce fil du vivant.

Il semble qu’ici nous puissions dessiner les contours d’une identité féminine envisagée elle-même comme duelle et complexe : femme-enfant, femme-épouse, femme-amante mais aussi femme-mère, ces perceptions et moments de vie sont envisagés dans l’alternance. Il est à ce titre intéressant de souligner que ce qui est considéré parfois comme une confusion ou un manque de précision de la part des informateurs au sujet de la Femme Double ou de la Femme Daim ou encore de Double Visage pourrait, dans l’optique que je cherche à dégager, au contraire prendre sens et être envisagé comme « logique ».

En effet, dans une pensée métaphorique, procédant par échos, renvois et connexions, où les êtres, les dimensions tout comme les mots ont capacité à se transformer, les féminités sont multiples et exprimées comme telles.

Ainsi, Sheila, alors que je l’interrogeais sur le sens du titre d’un de ses tableaux, « Soon I will dream of an ugly beautiful woman », « Bientôt je vais rêver d’une femme affreuse et belle », m’a parlé de la Femme Double, mais décrivait aussi Anuk Ite, comme l’indique le nom de son œuvre :

‘« Les Lakota ont une légende au sujet d’une femme double –Double Woman- qui est maître dans l’art du travail aux piquants. Elle ne peut être vue que dans un rêve ou une vision. Rêver de cette femme est alors synonyme de l’aptitude et l’inspiration nécessaire, qui vont te permettre de produire un magnifique travail aux piquants. Je ne suis pas lakota, pourtant, beaucoup de gens des premières nations brodent aux piquants. Bien que ce soit un art perdu parmi certaines nations, beaucoup de gens sont désireux d’apprendre à nouveau cet art. J’apprends en observant et en utilisant mon imagination. En étudiant des œuvres dans les musées ou les livres, je suis capable de m’enseigner seule l’art du travail aux piquants. Le centre de cette peinture représente la création du travail aux piquants de porc-épic. Les traces représentent mes interrogations dans un rêve. Un jour les traces me conduiront au centre. »’

Il faut préciser ici encore un point qui permet de voir reliées Femme Double, Femme Daim et Anuk Ite : les traces (sur le tableau), par lesquelles Sheila figure son cheminement, tant dans sa pratique du rêve, que dans sa pratique de son art lui-même, ont une forme à mi-chemin entre l’animal et l’homme.

La questionnant à leur sujet, elle m’a répondu qu’elles étaient peut-être l’une et l’autre, qu’elle n’y avait pas réellement pensé en les réalisant, mais que, pour répondre à ma question, elle les percevait plutôt comme animales. De plus, elle a choisi de les réaliser avec des morceaux de peau… Peau qui s’avère être du daim. Coïncidences, influences de son subconscient, ou influence de la Femme Double, les interprétations sont ouvertes.

« Soon I will dream of an ugly beautiful woman », Sheila Orr, acrylique sur toile, piquants de porc-épic, peau d’orignal, 91.5 x 91.5 cm, 1991.
« Soon I will dream of an ugly beautiful woman », Sheila Orr, acrylique sur toile, piquants de porc-épic, peau d’orignal, 91.5 x 91.5 cm, 1991.

Si une femme comme Sheila, artiste, indépendante, deux fois divorcée, mais aussi mère de deux enfants et passeuse de tradition souhaite rêver de la Femme Double (telles les femmes décrites par Kroeber qui, pour exceller en broderie, en font le vœu), cela n’a rien d’anodin. Nous retrouvons ici une démarche commune aux artistes amérindiens, qui croient en une dimension spirituelle du travail artistique. De plus, Sheila est une parfaite héritière des rêveuses de la Femme Double, par son excentricité, voire sa marginalité au sein de sa communauté.

En effet, nous l’avons vu, malgré leur caractère de dangerosité en puissance, les rêves de Double Woman étaient souvent désirés, provoqués par une quête de vision –comme Sheila aujourd’hui-, car ils étaient conçus comme sources de créativité et de talent, et ce, semble-t-il, qu’on fasse ou non le « bon choix ».

Ainsi, si le rêve ne semble offrir que deux modèles de femmes possibles, les « femmes bien » et les « dépravées », il me semble qu’on pourrait également considérer une troisième voie, dans l’alternance entre ces deux femmes. Cette alternance est d’ailleurs, me semble-t-il, déjà présente dans l’image même de la Femme Double, de la Femme Daim ou encore de Anuk Ite qui, nous l’avons vu, ont en commun une capacité à la dualité, tout en ne formant qu’un seul et même être. Cette troisième voie, dans l’oscillation et le passage, serait celle de l’artiste la plus accomplie et la plus « puissante ».

C’est ainsi que sont décrites, comme évoqué plus haut, les femmes qui, se dévouant entièrement à leur art, étaient bien souvent les plus reconnues, confinant au statut de pouvoir et de crainte conféré aux hommes-médecine, parfois même elles-mêmes femmes-médecine, « wakan ». Ces winyan nunpapika, rêveuses de la Femme Double, avaient des parcours spécifiques, des vies hors du commun : certaines ne trouvaient parfois pas d’époux, et ne fondaient pas de famille, alors qu’elles possédaient pourtant le don le plus admiré et prisé de tous, puisqu’elles brodaient aux piquants ; d’autres étaient épouses, mais pas mères… Il semble qu’une part de renoncement devait ainsi toujours accompagner l’accession à un tel pouvoir. Pour devenir sacrée, pour accéder à la connaissance, il faut en payer le prix.

Incarnant le sacrifice personnel, le dévouement absolu aux « commandements » des esprits manifestés dans la vision, elles devenaient même parfois des parias, des hors-normes, à l’instar des heyokas, les « rêveurs de tonnerre » ou « contraires » lakota, qui ne font rien comme tout le monde, inversent les pratiques de ce monde, font peur, sont « fous » et pourtant sacrés à la fois. Les heyokas obéissent aux injonctions des wakinyan, les oiseaux tonnerre, créatures ailées nées de la pluie, du tonnerre et des éclairs. Ces clowns sacrés inversent les procédures rituelles, manipulent l’ordre du cosmos : ils sont le changement et le perpétuel tout à la fois, ils sont le mouvement du monde, le jeu des êtres et des choses, des interrelations et ambivalences du possible. Nous reviendrons plus loin sur l’Oiseau-Tonnerre et sa place forte dans la symbolique des motifs.

Le caractère de folie des rêveuses de la Femme Double est d’ailleurs souligné chez de nombreux auteurs. Chez Lévi-Strauss, par exemple:

‘« Quand une femme a rêvé de la Double Dame, racontait il y a près d’un siècle un vieil Indien, désormais et quoi qu’elle entreprenne, personne ne peut plus rivaliser avec elle. Mais cette femme se conduit en folle achevée. Elle rit impulsivement, agit de façon imprévisible. Elle rend possédés les hommes qui l’approchent. C’est pourquoi on appelle ces femmes des doubles dames. Elles couchent aussi avec n’importe qui. Mais, dans tous les travaux, personne ne les surpasse. Ce sont de grandes brodeuses de piquants de porc-épic, art où elles sont devenues très habiles. Elles font aussi des travaux masculins. » 220

De plus, il ne faut pas oublier que la folie comme la maladie est une des façons d’identifier un « chamane » en puissance 221 . Un des signes de cette « folie » est notamment de se comporter à l’inverse de ce que l’on attend de vous, de ce qui est considéré comme correct pour votre sexe. Ainsi, dans le rêve de la Femme Double évoqué par Wissler, il y a au bout d’un des chemins des femmes « riant à gorge déployée, parlant fort et qui vont avec beaucoup d’hommes ». Ce comportement, indécent pour une femme, dont nous avons vu que la discrétion dans la parole et les relations était usuelle (l’attitude correcte est dite wisteca, « timide »), est cependant considéré comme « normal » pour un homme. C’est pourquoi on dit des rêveuses de la Femme Double qu’elles agissent « comme des hommes », on implique par ce biais non seulement leur conduite quotidienne, parler fort, rire, s’autoriser à agir de manière indépendante et agressive, mais également leur conduite sociale et morale : elles n’ont pas l’obligation de se marier ou d’enfanter, elles peuvent avoir des relations sexuelles variées avec divers partenaires…

Georges Devereux soulignait à quel point cette vie marginale, en retrait des habitudes communes de vie, marquait le statut spécifique des chamanes :

‘« Cette conception est pleinement corroborée par une constatation de fait : alors que presque tous les membres d’une tribu se marient, élèvent des enfants, construisent une hutte et se livrent à diverses autres activités courantes, seuls quelques-uns d’entre eux se consacrent entièrement à une activité rituelle ou chamanique, ou en font leur principal moyen d’existence. Les autres demeurent des profanes, ou, au mieux, des « consommateurs du surnaturel ». » 222

Il sont désignés comme « fous », « malades », comme « élément social perturbateur » pour reprendre l’expression de Devereux et, dans le même temps, parfaitement intégrés et « nécessaires » à la vie sociale et religieuse du groupe.

Raymond De Mallie évoque ces femmes si particulières, rêveuses de la Femme Double ou femme-médecine, et insiste sur la liberté dont elles jouissaient, liberté toute masculine dans la plupart des sociétés des plaines :

‘« Women’s power, on the whole, was associated with domestic matters, while men’s power dealt with the dangers of life outside the camp circle. The Double Woman dreamers and the Women’s Medicine Society would seem to represent a unique female contribution to a cultural domain that was usually entirely controlled by men. The explanation may be that all these women were Double Woman dreamers, women who because of their dream where masculine in their behaviour.” 223 Annexes p. 368’

Cette liberté, ce statut presque masculin qui leur confère une grande reconnaissance et une quasi-équivalence avec les hommes, nous avions déjà pu la noter à travers la tenue de « comptes de broderie » à l’instar des comptes des coups des guerriers. Nous avions aussi pu comparer la relative liberté des couturières françaises (dont la contrepartie est bien souvent de demeurer « vieilles filles » et de supporter une réputation de « filles légères ») avec celle des brodeuses aux piquants.

Ici encore, nous pouvons voir dans les rêveuses de la Femme Double une catégorie intermédiaire, un agencement de dualités alternantes : elles ne sont plus tout à fait « femmes » de par leur comportement, leurs renoncements et notamment souvent en matière de maternité, et elles ne sont pas non plus complètement hommes. La capacité de passage, de franchissement des frontières, est bien souvent la caractéristique centrale des êtres de pouvoir, des individus sacrés, qu’ils soient chamanes, hommes-médecine, rêveurs…

Dans cette optique, des témoignages 224 font également état d’hommes, plus rares, ayant rêvé de la Femme Double et qui pouvaient aussi développer les talents nécessaires au travail aux piquants. Ceux-ci relevaient alors généralement d’une catégorie intermédiaire entre les hommes et les femmes, les winkte ou « berdaches ». On les nomme également parfois « two-spirits » afin de marquer peut-être plus encore la cohabitation qui s’opère en eux entre deux natures, deux sexes, deux genres 225 .

« Winkte », en accord avec Bushotter (« informateur » sioux de Dorsey), signifierait « qui voudrait être une femme » 226 . Les winkte étaient considérés comme sacrés, souvent homme-médecine et possédant des talents artistiques marqués. Ils portaient fréquemment des vêtements de femmes (les heyokas également), et si certains auteurs tendaient à interpréter ces comportements comme la marque d’une homosexualité, les témoignages sont loin d’être unanimes à ce sujet. Leur « nature » leur était révélée par un rêve, souvent celui d’une bisonne hermaphrodite (pte winkte) ou d’une figure féminine sacrée comme la Femme Double. Ils devaient dès lors se comporter en femmes, s’habiller en femmes, remplir leurs tâches quotidiennes, mais surtout ils nommaient les enfants, les protégeant ainsi des premiers dangers de leurs existences 227 … Cependant, les rares descriptions semblent s’accorder sur la difficulté d’un tel statut, les winkte devant souvent vivre à la limite de la marginalité et, spatialement, du campement. Ils étaient redoutés et révérés à la fois, ce qui, nous le verrons, est une des caractéristiques de tous les personnages de pouvoir, qu’ils soient, heyokas, winkte, hommes-médecine ou winyan nunpapika, rêveuses de la Femme Double.

Il est intéressant de noter par ailleurs cette présence d’une oscillation entre les sexes au sein même de la vision de Rattling Blanket évoquée plus haut. Celui qui « officie », l’homme âgé qui la guide dans son rêve, parle, nous dit Hassrick, « d’une voix de femme ». Or, on peut ici avancer qu’il s’agit d’un homme-médecine : les différents spécialistes sur le sujet, notamment en Sibérie et chez les Inuits, s’accordent pour voir dans le travestissement (des voix, comme des vêtements) une récurrence des médiations chamaniques 228 . Le rêveur de la Femme Double, comme le chamane, semble ainsi occuper une position d’entre deux, de chevauchement des frontières de genre, dans l’alternance de l’un et de l’autre. On pourrait ainsi rapprocher cette analyse de celle de Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin au sujet du « troisième sexe social », ou « troisième genre » 229 que constitueraient les chamanes dans la société inuit notamment.

Si les winkte ont frappé l’imagination occidentale et ont été largement sujets à commentaires dans la littérature spécialisée, il n’en est pas de même pour les rêveuses de la Femme Double et femmes-médecine au comportement masculin. Pour autant, leurs rôles et leur place dans les sociétés des Plaines ne doivent pas être minimisées : si l’on se réfère à leurs occurrences et liens mythologiques, elles occupent même une position centrale et prépondérante, comme l’a mis en évidence le travail colossal de Claude Lévi-Strauss dans les Mythologiques.

Cette relative discrétion, voire absence d’analyses fouillées à leur sujet me semble due, comme l’ont souligné les différents auteurs du collectif The Hidden Half, Studies of Plains Women, au fait que les premiers anthropologues sur le terrain amérindien étaient des hommes. Le même type de raisonnement a d’ailleurs marqué bon nombre de terrains et, tout particulièrement, au sujet des femmes de pouvoir, comme les femmes-médecine. Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin ont d’ailleurs également souligné cet « androcentrisme latent des premiers ethnographes » et leur « méconnaissance des catégories sociales de sexe (ou genre) », à l’égard spécifiquement des femmes chamanes chez les Inuits 230 .

Dans cette perspective, les rêveuses de la Femme Double, ni « bonnes » ni « mauvaises », ni « hommes » ni « femmes », au sens complet de la construction sociale de chaque sexe, ouvrent une autre voie possible, et qui semble pouvoir répondre de manière particulièrement efficace au dilemme contemporain des identités amérindiennes.

En effet, ce modèle de l’entre-deux semble correspondre aujourd’hui parfaitement au statut de nombre de femmes indiennes qui sont mères célibataires, travaillent, vont et viennent entre les « voies traditionnelles » et le « monde blanc » selon leurs propos, entre leur accomplissement en tant que femmes mais aussi en tant qu’hommes, dans le sens des fonctions qui leurs étaient traditionnellement attribuées.

Ce sont ces femmes, comme Sheila, qui se sentent aujourd’hui proches de la figure de la Femme Double : elles sont confrontées à leur propre dualité, aux dilemmes de leurs identités qui, parfois, se contredisent. Selon les situations et les moments, selon les contextes, ces tensions entre les identités au sein d’un même être se trouvent mobilisées avec plus ou moins d’intensité. Elles façonnent les visages changeants que nous rencontrons sur le « terrain », ainsi que ces manières de dire et de faire qui nous apparaissent sans cesse renouvelées. Ainsi, la mise en évidence de ces mouvements s’avère encore plus pertinente si l’on considère qu’ils sont au cœur même de l’idée de culture et de création dans les sociétés des Plaines.

Enseignant son art aux garçons comme aux filles, Sheila transmet ses connaissances, mais également « son histoire et l’histoire de son peuple » selon ses propres mots. Aux yeux extérieurs, elle apparaît comme une « gardienne du patrimoine », une « femme modèle » parce qu’elle enseigne les techniques et les motifs d’un art ancien et « symbolique de l’indianité », auquel elle permet véritablement de survivre.

Dans le même temps, elle est également perçue comme révolutionnaire, comme une « femme à part », lorsqu’elle introduit des piquants dans sa peinture et qu’elle détourne ces mêmes motifs pour se moquer d’elle-même, des « Blancs » ou même des siens.

Le positionnement de Sheila en tant qu’artiste apparaît alors comme nécessaire à l’articulation de deux notions fondamentales si l’on considère l’idée de tradition : transmission et création.

Les multiples visages et possibilités offertes par la figure de la Femme Double permettent ainsi de donner sens aux complexités des existences et de leurs interprétations.

Sheila, prise dans la difficulté d’être mère, épouse et artiste épanouie à la fois, semble ne plus attendre que le message de la Femme Double pour réconcilier ses contraires et accéder à la connaissance totale de son art, et peut-être aussi d’elle-même. Les traces animales du tableau « Soon I will dream of an ugly beautiful woman » sont les siennes, lorsqu’elle chemine dans ses rêves, lorsqu’elle cherche, se perd, dans sa vie comme dans son art.

Voilà pourquoi elle voudrait rêver de la Femme Double, pour enfin trouver, pour enfin se trouver et accepter la coexistence de ses contraires.

Les liens tissés par les brodeuses entre objets, espaces, temps, cosmogonie, sont aussi symboliques et métaphoriques. Dans leur pratique, elles sont inscrites dans un réseau métaphorique fort, entre formes et mots : leur art est image, forme, couleur, mais aussi mot, pensée, symbole. C’est à présent dans cette direction que je vais me diriger, afin d’analyser mieux la portée des motifs brodés, leurs significations, leurs rôles, et essayer ainsi d’approcher une compréhension plus complète de cette pensée des Plaines, que j’ai désignée sous le terme d’interconnexion.

Notes
209.

SUNDSTROM L., op. cit, p. 102, WISSLER Clark, op. cit., p. 93.

210.

ST PIERRE M. & LONG SOLDIER T., in Walking in the Sacred Manner: Healers, Dreamers, and Pipe Carriers. Medicine Women of the Plains Indians, New-York: Simon and Schusters, 1995, p. 77.

211.

WISSLER Clark, "Field Notes on the Dakota Indians" in Department of Anthropology Archives, American Museum of Natural History (1902): p. 124.

212.

DE MALLIE R., "Male and Female in traditional Lakota Culture" in The Hidden Half, op. cit., p. 247.

213.

WISSLER Clark, “Societies and ceremonial Associations in the Oglala Division of the Teton Dakota” in Anthropological Papers (1912) p. 93.

214.

ALBERS Patricia et MEDICINE Beatrice, "The Role of Sioux Women in the Production of ceremonial Objects : the Case of the Star Quilt," in The Hidden Half, op. cit, p. 136.

215.

VAZEILLES D., in Chamanes et visionnaires sioux, Paris : Ed du Rocher, 1996, p. 195.

216.

HASSRICK R., in Les Sioux, op. cit., p. 230.

217.

POWERS W. K., in La religion des Sioux Oglala, op. cit., p. 99.

218.

POWERS W, in op. cit., p. 257.

219.

WISSLER C, in op. cit., 1912, p. 93.

220.

LEVI-STRAUSS C., "XXIV," in Regarder, écouter, lire, Paris:Plon, 1993, pp. 168-169.

221.

Voir par exemple, PERRIN Michel, in Le chamanisme, Paris : Que sais-je, 1995 ou le numéro spécial de la revue Diogène, Chamanismes, Paris : PUF, 2003.

222.

DEVEREUX Georges, "Normal et anormal: les désordres sacrés (chamaniques)", in Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris: Gallimard, 1973, p. 14.

223.

DE MALLIE R., in The Hidden Half, op. cit., p. 242.

224.

Notamment chez WISSLER C., op. cit, 1912, p. 94 : Deer Woman prend une forme masculine et attire de jeunes hommes dans son tipi. Ils doivent alors choisir entre des outils pour travailler la peau, et un arc et des flèches. S’ils font le premier choix, ils deviennent berdaches.

225.

JACOBS Sue-Ellen, THOMAS Wesley & LANG Sabine, in Two-Spirit People: Native American Gender Identity, Sexuality, and Spirituality, Chicago : University of Illinois Press , 1997.

226.

William Powers donne une autre traduction possible, qui rejoint celle de R. Walker : « prétendues femmes », de win, femme et kte, enclitique indiquant le futur. POWERS W., La religion des sioux oglala, op. cit., p. 99.

227.

Voir chez B. Saladin d’Anglure et F. Morin le même type de procédés de protection avec les chamanes inuits, donnant leurs noms ou ceux d’esprits aux nouveaux nés, in « Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo d’Amazonie péruvienne et les Inuit du Nunavut canadien », Anthropologie et Sociétés, 22, 1998, 2, p.68.

228.

Voir chez SALADIN D'ANGLURE B., "Penser le "féminin" chamanique, ou le "tiers-sexe" des chamanes inuit", in Anthropologie et Sociétés, 18, 1988, 2-3, pp. 19-50ou chez HAMAYON R., in La chasse à l'âme . Esquisse d'une théorie du chamanisme à partir d'exemples sibériens, Nanterre : Société d'Ethnologie, 1990.

229.

Chez SALADIN D’ANGLURE B., voir différents articles : "Du foetus au chamane, la construction d'un troisième sexe inuit", in Études Inuit, 1986, X, 1-2, pp. 25-113, ou encore "Le troisième sexe », in La Recherche , 245, 1992, 23, pp. 836-844, et avec MORIN F., « Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo d’Amazonie péruvienne et les Inuit du Nunavut canadien », op. cit., pp. 49-74.

230.

SALADIN D’ANGLURE B. et MORIN F., « Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo d’Amazonie péruvienne et les Inuit du Nunavut canadien », in Anthropologie et Sociétés, 22, 1998, 2, p.,55.