Chapitre troisième : Tisser des liens entre formes et symboles

I/ « Langage » de la broderie

« La pensée ne reflète pas, elle donne un sens à des situations qui naissent de causes et de forces dont la source n’est pas seulement la conscience ou l’inconscient. Ce sens, elle l’invente, elle le produit, en construisant des systèmes d’interprétation qui engendrent des pratiques symboliques. »
Maurice Godelier 231

La broderie en piquants, les motifs, références et codes qu’elle emploie, apparaît en effet comme un système symbolique de production et de mise en scène du sens, à l’instar d’un langage. Cependant, elle ne l’est pas totalement puisqu’elle demeure formes, matières, couleurs et non pas parole au sens strict. Ce qui rapproche cet art d’une langue est peut-être essentiellement son aspect « communicationnel » : des messages sont émis, les motifs forment dans une certaine mesure un code, qui peut être « lu » par ceux qui connaissent ce code. Ce qui va nous intéresser ici sera de dégager les liaisons entre des pensées symboliques et des langues spécifiques, amérindiennes des Plaines, avec des formes esthétiques. Nous verrons que pour « comprendre » et interpréter les significations et les logiques métaphoriques à l’œuvre dans les broderies aux piquants, il faut s’intéresser dans un même mouvement à la langue et à la pensée qui actionnent et créent ces broderies. Nous avons vu les manières de dire et de faire, nous allons examiner maintenant les manières de penser.

Ces logiques, nous le verrons, s’avèrent ambivalentes, duelles, variantes, symboliques, procédant en réseaux, à l’image de la pensée des Plaines que je me suis efforcée de décrire jusqu’à présent, à travers notamment l’étude des mythes.

Pour permettre cette analyse, plusieurs étapes seront nécessaires. Définir préalablement ce qu’est un langage et quelles sont les variables présentes dans l’art du travail aux piquants qui nous permettent d’avancer une comparaison linguistique : nous verrons les codes, les références, les couleurs, les rythmes, les symétries et les messages en jeu. Nous aborderons également l’importance des supports, mais aussi les dimensions du changement et de la réinterprétation des formes selon les contextes historiques.

Ensuite, nous reviendrons plus en détail sur les rôles et fonctions attribués aux motifs, tant par leurs créateurs que par leurs porteurs. Nous détaillerons ici les spécificités des styles, et interrogerons leurs « classiques » divisions hommes/femmes.

Lorsque seront établies ces bases de réflexion, il sera alors possible de proposer de répondre à une question récurrente de l’anthropologie face à la multiplicité des interprétations possibles d’un même motif : nous reviendrons sur les grilles d’interprétation proposées par Lyford, Kroeber, Wissler ou Boas, et tenterons de répondre à cette problématique de la polysémie. Pour cela, nous effectuerons une importante recontextualisation de cette esthétique particulière et ferons des parallèles avec les langues indiennes et leurs modes de fonctionnement comme de transformation. Il faudra s’interroger sur une terminologie diverse, entre forme, signe, symbole, allégorie, image, métaphore, ou encore métonymie…

Nous reviendrons pour ce faire sur le pratique du rêve dans les sociétés des Plaines et l’univers symbolique spécifique ainsi mis en place. A travers les apports des théories du langage (Benveniste, Jakobson, Meschonnic), nous apporterons un point supplémentaire à cette analyse.

Enfin, il sera possible de proposer un modèle spécifique d’analyse, élaboré à travers deux études de motifs en particulier : celui de la toile d’araignée et celui du papillon, modèle adaptable à d’autres formes de pensée ou d’autres contextes sociaux, processuels et non fixes. Nous suivrons ainsi à travers ces exemples la toile en train de se tisser, connectant les diverses dimensions du social, de l’imaginaire, bref, du vivant dans les sociétés des Plaines.

Notes
231.

GODELIER Maurice, in La production des Grands Hommes, Paris: Fayard, 1982, p. 352.