Les couleurs

Il semble que chaque nation indienne avait sa propre palette de motifs et de couleurs, propre à son environnement naturel, sa structure sociale, son mode de subsistance (nomades ou sédentaires, agriculteurs ou éleveurs), sa cosmogonie et, plus généralement, selon sa vision du monde. Pour autant, les innovations personnelles, les emprunts de couleurs et même de motifs ont probablement toujours eu cours entre les différentes nations ou tribus. La richesse des motifs et des couleurs employés permettait à chaque nation indienne de posséder son propre lot de « designs » et couleurs, que les individus partageaient ou adaptaient aussi avec des motifs considérés comme typiques d’autres nations.

Les Cree des bois, les Ojibway et les Dene utilisaient des couleurs douces qui suggèrent la forêt et la terre, les plantes et les animaux comme vus dans la lumière du soleil filtrée à travers les arbres. La peau forme elle-même généralement une toile de fond aux décors, dans les tons de bruns et verts. Un lien étroit était donc tissé entre les couleurs propres à l’environnement naturel de ces sociétés, la lumière tamisée des bois où les couleurs s’établissent plus en camaïeux qu’en teintes tranchées, et les couleurs utilisées dans leurs représentations esthétiques. De même, les Cree des bois, Ojibway et Dene, nomades suivant les pistes de chasse, avaient une conception de la famille et des lois très fluctuantes, dans le mouvement même de leurs vies, toutes en nuances, comme leurs couleurs.

Chez les Cree des plaines, les Dakotas, les Assiniboines et les Blackfeet, on utilisait plutôt des couleurs claires, fortes, brillantes, rappelant la clarté du ciel et la luminosité des objets vus dans la lumière directe du soleil : des rouges, des jaunes éclatants. Le soleil et le ciel dans les Plaines de la Saskatchewan sont omniprésents, même en ville, tout paraît immense et l’on se sent en retour à la fois minuscule et tout-puissant. Les couleurs des plaines sont à l’image de ce sentiment, fortes, peu nuancées, crues, impossible de ne pas les remarquer…

Chez les Cree, aujourd’hui, le nord est blanc, le sud, rouge, l’est est noir et l’ouest est jaune. Les quatre directions, et associées leurs quatre couleurs, sont toujours fortement symboliques et présentes ; lors des cérémonies, on propose nourriture bénie et tabac toujours quatre fois, les chants sont scandés par quatre temps…

Le nombre quatre est présent dans la nature comme dans la cosmogonie : les quatre directions, les quatre vents, la fameuse quadrature de l’univers. Ces quatre points cardinaux s’inscrivent dans un cercle, celui de la création, de la nature même de l’univers, nous l’avons vu dans la partie précédente. C’est aussi pour cela que la croix, sous de multiples variantes, est peut-être le motif le plus répandu et le plus partagé en Amérique du Nord.

Voici le témoignage de Georges Sword, Sioux Lakota, recueilli par Walker :

‘« Autrefois les Lakota groupaient toutes leurs activités par quatre. La raison en est qu’ils reconnaissaient quatre directions : l’ouest, le nord, l’est et le sud ; quatre divisions du temps : le jour, la nuit, la lune et l’année ; quatre parties dans tout ce qui pousse : la racine, la tige, les feuilles et le fruit ; quatre sortes d’êtres qui respirent : ceux qui rampent, ceux qui volent, ceux qui vont à quatre pattes et ceux qui vont à deux ; quatre choses au-dessus du monde : le soleil, la lune, le ciel et les étoiles ; quatre espèces de dieux : les dieux supérieurs, ceux qui leur sont associés, d’autres encore en dessous et l’espèce des esprits ; quatre époque dans la vie humaine : la première enfance, l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse ; enfin, l’être humain avait quatre doigts à chaque mains, quatre orteils à chaque pied, et les pouces et gros orteils pris ensemble étaient au nombre de quatre. Ainsi puisque le Grand Esprit avait fait toute choses par quatre, l’humanité devait agir autant que possible par groupes de quatre. » 236

Le visionnaire et homme-médecine Black Elk raconte lui aussi cette vision du monde, et ensuite, comment il a trouvé la plante qu’un rêve (« vision du chien ») lui avait permis d’identifier afin d’accéder à ses pouvoirs de guérison :

‘« Vous aurez remarqué que tout ce qu’un Indien fait est inscrit dans un cercle, et c’est parce que le pouvoir du monde opère toujours en cercles, et tout essaie d’être rond. Dans les vieux temps, lorsque nous étions heureux et forts, tout notre pouvoir nous est venu du cercle sacré de la nation, et aussi longtemps que le cercle est demeuré intact, le peuple a prospéré. L’arbre florissant vivait au centre du cercle, et le cercle aux quatre quartiers le nourrissait. L’est donnait paix et lumière, le sud donnait la chaleur, l’ouest donnait la pluie, et le nord avec sa froidure et son vent puissant donnait la force et l’endurance. Cette connaissance nous est venue en même temps que notre religion. Tout ce que fait le pouvoir du monde est en forme de cercle. […] C’était là, sur la berge, que la plante poussait. Et je l’ai su tout de suite, bien que je ne l’avais jamais vue auparavant, sauf dans ma vision. Elle avait une racine longue à peu près comme jusqu’à mon coude, et un peu plus épaisse que mon pouce. Elle fleurissait en quatre couleurs, bleu, blanc, rouge et jaune. » 237

Les liens entre couleurs, nombre 4 et cercle sont repérables dans toutes les tribus des Plaines, et constituent une marque forte de leurs styles. Voici par exemple des rosaces symbolisant chaque peuple, qui associent ces différentes variables propres aux Plaines :

Voici une rosace sioux, sur une robe de guerrier datant de la fin du 19ème siècle, photo issue du catalogue de Million et Associés, 2002 :

Si les couleurs ont une signification partagée par l’ensemble du groupe, elles ont aussi des associations particulières selon les contextes et les individus.

En effet, certaines couleurs sont aussi choisies secrètement par les individus : on dit même parfois que ce sont les couleurs qui les choisissent. Elles sont retenues pour le sens qu’elles apportent, elles renvoient également à un élément privilégié qui est censé protéger la personne ou qui est souvent présent sur son chemin : un animal, une plante, un esprit, un objet… Les couleurs sont également associées à des figures mythologiques.

James Walker note au sujet des couleurs employées par les Sioux :

‘« The colors recognised in their arts were red, blue, green, yellow, black and white. Each of these was symbolic: red of the chief of their Gods, the Sun, and all of things held sacred according to their traditions; blue of the most potent of their Gods, the Sky; green of the most beneficent of their Gods, the Earth; and yellow of the most constructive and destructive of their Gods, the Rock. Black and white were symbolic of human passions, black of anger, grief and determination, white of pleasure.” 238 Annexes p. 368’

Selon les éléments associés à la couleur dans sa société, l’individu se trouve alors lié : par exemple au nord s’il a choisi le jaune chez les Zunis, à l’ouest chez les Cree. Cette couleur, dont le symbolisme et la signification profonde restent propres à l’individu, se retrouvera sur ses costumes de cérémonie, ses mocassins, dans le tissu qui enveloppera ses offrandes aux esprits… Mais nul ne peut connaître la réelle teneur de l’attachement de l’individu à sa couleur secrète, à part lui-même ou sa famille très proche.

Aujourd’hui, lors d’une cérémonie très pratiquée chez les Cree et les Assiniboine de la Saskatchewan, la « cérémonie du nom », les enfants sont ainsi choisis par une couleur. Cette cérémonie réunit la famille et les proches, ainsi que les Aînés, pour donner son nom cree ou assiniboine à un enfant ; lors des cérémonies ou dans sa famille, on l’appellera par son nom indien. Dans la société civile, il demeurera Brian, John, Loretta…

La couleur est révélée aux Aînés au cours de leurs échanges de pipes de tabac ; ils fument tout un après-midi, chantent et offrent aux esprits du tabac et des herbes comme de la sweet grass. A la fin de l’après-midi, l’enfant est « baptisé » et un Aîné lui annonce sa couleur, en secret, à l’oreille. Si l’enfant est trop jeune pour comprendre, on attendra qu’il soit en âge de le faire pour que l’Aîné lui dise. La journée se conclut par un grand repas en commun. La nourriture est bénie et rien ne doit être jeté, tout doit être mangé en famille, entre amis. La nourriture doit à tout prix être partagée, car les esprits lui ont accordé leur bénédiction.

Cette couleur sera donc ensuite vue de tous, puisque arborée par exemple sur les vêtements. Cependant le lien exact entre la couleur et l’individu demeurera secret…Ceux qui lui sont très proches sauront peut-être un jour, les autres ne pourront que supposer le sens de cette couleur.

Dans la broderie aux piquants, la richesse et la variété des couleurs utilisées ont également pour but de rendre honneur à toute la palette offerte par « Mother Earth » dans ses créations. Ainsi Brian, une des mes amis et informateurs cree, m’a décrit cette relation : « Mother Earth » (littéralement « Mère Terre ») donne avec force et générosité tout ce qui existe, et chaque fleur, chaque caillou, chaque homme appartient à sa création et existe en lien avec toute autre chose. »

C’est ainsi que les motifs, dans leur symétrie, leur équilibre ou déséquilibre, et les couleurs dans leurs nuances, leurs ruptures, parlent de Mother Earth et de ses mouvements, de ses respirations ou attentes.

Sheila m’a également parlé de l’importance des couleurs dans le rythme de la vie. On retrouve cette dimension, ainsi que la variabilité possible des significations accordées aux couleurs selon les tribus, dans le récapitulatif suivant, élaboré par Lowie :

‘« Colours often had symbolic meanings, in art as well as in warfare and in religion. With the Dakota, red suggested the sunset or thunder; yellow, the dawn, clouds or earth; blue the sky clouds, night, or day; black, the night; green, the summer. Black betokened victory for the Crow, Arapaho, and probably other tribes. The Arapaho employed red to signify blood, man, paint, earth, sunset or rocks; yellow for sunlight or the earth; green, for vegetation; blue, for the sky, haze, smoke, far-away mountains, rocks, and night. White formed the normal background, but occasionally denoted snow, sand, earth or water. The Crow used red paint to represent longevity and the ownership of property; it figured prominently in the Tobacco organization. White clay stood for ablutions intended to induce a vision and a knowledge of the future.” 239 Annexes p. 369’

On constate à quel point, même au sein d’un même groupe, les significations sont variées et modulables, ainsi qu’extrêmement liées aux références naturelles.

Sur les mocassins, il existe une technique de gradation, de variation en général de couleurs complémentaires qu’on nomme « rainbow effect », « effet arc-en-ciel ». Une même couleur est dégradée du plus foncé au plus clair, et donne au motif et à la surface du mocassin une allure vivante, vibrante, mouvante. Des vagues chatoyantes semblent aller et venir sur lui. Pour Sheila, cette technique est très appréciable, car elle montre la vie que donne Mother Earth dans les piquants, issus de cette même nature. Cet effet perpétue le côté vivant de l’objet, et le réintroduit aussi dans le cercle sacré.

Chaque acte de la vie quotidienne, chaque geste doit trouver écho dans ce cercle ; la broderie est quotidienne et art de communication avec le monde, avec Mother Earth. Dans les motifs et les couleurs utilisées, on peut ainsi comprendre les valeurs prisées dans les sociétés des Plaines. Voici comment sont décrits ses principes, d’après un texte élaboré pour le Royal Saskatchewan Museum par les Elders de la région de Regina:

‘« Pour chacun estime et respect de soi,
Pour la famille de chacun, amour, fierté et soin, affection,
Pour celui qui est dans le besoin, compassion et générosité,
Pour le monde qui nous entoure, respect et crainte. »’

Sur les possessions d’une personne, par le médium des motifs apposés, on peut ainsi voir quel acte généreux il a pu accomplir, son statut, les étapes de la vie qu’il a traversées, à travers les motifs brodés ou encore des détails sur un costume, comme la manière dont est portée une plume. Nous reviendrons dans la partie suivante sur ce « langage » des objets.

Voici les couleurs que j’ai décrites plus haut illustrées par deux paires de mocassins qui montrent l’importance du lien avec la nature puisque, selon l’environnement et donc l’observation de ce qui nous entoure, les couleurs changent :

A partir de cette photo, nous pouvons aborder une deuxième variable des codes référentiels de la broderie dans les Plaines : les motifs.

Notes
236.

WALKER J. R., in Lakota belief and Ritual, op. cit.

237.

NEIHARDT John, in Elan Noir. Mémoires d'un Sioux (1932); Paris: Stock, 1972, pp. 201-204.

238.

WALKER James R., "Art of the Sioux Indians" in Lakota Society., Lincoln: University of Nebraska Press, 1982, p. 99.

239.

LOWIE Robert H., "Art," in Indians of the Plains (1954); Lincoln: University of Nebraska Press, 1982, pp. 150-151.