Les motifs

Les formes utilisées dans la broderie aux piquants peuvent être distinguées sous deux catégories principales : abstraites et figuratives. Les motifs abstraits tendent à symboliser une ou plusieurs notions sous une forme : c’est là que l’on trouve la plus grande polysémie possible dans les interprétations proposées par les interlocuteurs interrogés. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin avec les témoignages recueillis par Wissler, Boas ou Kroeber.

Les formes dites « abstraites » sont essentiellement géométriques. Selon les analyses de Wissler, non convaincantes d’ailleurs pour Boas qui ne parvient pas à une réponse définitive, ces formes géométriques seraient des motifs conventionnalisés de formes au départ figuratives, qui se seraient modifiées au fil du temps et des emprunts 240 .

Comme le souligne Claude Lévi-Strauss, il était « à la mode » au début du siècle de s’interroger, dans l’histoire des arts plastiques, sur cette question : le réalisme a-t-il précédé la convention, ou bien l’inverse 241 . Boas propose, en réponse à cette interrogation, que l’on considère l’ existence de développements en parallèle, voire multiples, des différentes approches stylistiques, l’une ne découlant pas forcément de l’autre 242 . Nous reviendrons un peu plus loin sur les théories et observations liant travail figuratif et peinture réservée aux hommes, et travail abstrait et broderie réservée aux femmes.

Les motifs géométriques sont effectivement les plus largement répandus dans l’art du travail aux piquants. Cependant, les causes de cette « attirance » pour le géométrique au détriment du figuratif et ce, tout particulièrement dans le travail aux piquants, demeurent à l’état d’hypothèses. L’une d’entre elles, concernant spécifiquement le travail aux piquants, suggère que la nature même du matériau utilisé, le piquant de porc-épic, aurait influencé la nature géométrique du dessin, en raison de sa rigidité propre et de ses dimensions. Julia Bebbington affirme ainsi à ce sujet : « Sans doute, la forme et le côté pointu du piquant déterminèrent le caractère géométrique traditionnel des motifs des Indiens des Plaines. » 243 Elle ajoute même une autre hypothèse à la première : la prédisposition pour les formes géométriques apparaîtrait plus logique si l’on admettait que le prédécesseur de la broderie aux piquants fut le tissage 244 . Le tissu confectionné sur un petit métier à tisser ne permet en effet pas d’obtenir courbures et ondulations.

Voici quelques exemples de ces motifs géométriques récurrents dans l’ensemble des Plaines :

Le motif de gauche est dit du « diamant », il est très spécifique au style des Cree des Plaines, il est aussi parfois désigné comme une croix aux quatre directions. Il m’a aussi été décrit comme figurant l’ascension et la descente que doivent accomplir tous les êtres durant les quatre étapes de leur vie, afin de parfaire leur humanité et parvenir au centre.

Aby Warburg notait au sujet de l’art des Pueblos l’importance du motif de « l’escalier », dans une interprétation proche de celle qui m’a été livrée :

‘« Pour qui veut représenter l’évolution, le mouvement ascendant et descendant de la nature, la marche et l’échelle sont l’expérience première de l’humanité. C’est le symbole de la conquête du mouvement ascendant et descendant dans l’espace, de même que le cercle –le serpent annelé- est le symbole du rythme du temps. […] Le mouvement ascendant est l’excelsior de l’homme, qui cherche à s’élever de la terre vers le ciel, l’acte véritablement symbolique qui donne à l’homme qui marche la noblesse de la tête dressée, tournée vers le haut. » 245

Le motif de droite est dit de la « montagne » ou « tipi » 246 , il m’a été décrit comme « le motif traditionnel assiniboine », par Whilma notamment, sous le terme de « miista-tsoka-tuksiin ».

Voici comment Boas relève une description faite à Kroeber de ce décor arapaho intégrant le motif de la montagne :

Figure 85 p. 124, étui à couteau arapaho, in
Figure 85 p. 124, étui à couteau arapaho, in L’art primitif, Franz Boas.
‘« L’étui à couteau de la figure 85 « est orné dans sa partie supérieure d’une croix figurant un être humain. Les triangles visibles au-dessus et au-dessous de cette croix sont des montagnes. Dans la partie inférieure de l’étui, l’axe central est occupé par trois carrés verts, symboles de vie ou d’abondance. Les lignes rouges obliques qui se dirigent vers ces carrés sont les pensées ou les souhaits tournés vers les objets désirés, représentés par les symboles de vie. » » 247

Sur les photos suivantes, des coiffes du début du siècle figurent les deux motifs du diamant et de la montagne :

Edward S. Curtis, Portfolios complets, Taschen, p. 728

En voici encore deux exemples :

Coiffe Sioux vers 1831, catalogue Vestiges of a proud Nation, Mocassin Plaines, collection du Manitoba Museum of Man.

Un autre motif récurrent dans le style des Plaines est celui du carré, de couleur foncée sur couleur claire. On le voit ici sur une paire mocassins blackfoot, datant du 19ème siècle.

Le carré est considéré comme symbole de la porte ouverte sur le monde des esprits. Avec ses quatre coins, ses quatre côtés, il correspond parfaitement à l’organisation de l’espace retenue par les sociétés des Plaines. La différence de couleurs dans le traitement du pied gauche et du pied droit indique probablement que ces mocassins étaient portés en cérémonie, l’apposition de fines lignes parallèles également, qui est propre au style sacré des Blackfeet et des Arapaho. Bien souvent, ces différences de couleurs sont utilisées pour rythmer la concentration de l’individu durant les danses, fixant ses pieds.

Les motifs figuratifs sont, eux, spécifiques d’un style, ou tardifs : les motifs floraux sont figuratifs, et propres au style dit « des bois » ou métis, que nous avons présenté en première partie. Ils ne se sont répandus et mêlés dans les Plaines qu’à partir du 18ème siècle.

Dans ce style dit « des bois », les motifs les plus courants, agencés à loisir, sont des fleurs, feuilles, baies, noix, noisettes.

Evidemment, les rencontres et influences entre les styles se sont accélérées avec la Conquête et des modèles plus tardifs, « hybrides », nés de cette rencontre, peuvent être répertoriés.

Par exemple ces mocassins de la collection du RSM, manifestement des Plaines, cree ou blackfoot, semblent réinterpréter ce style floral, à la manière des Plaines :

Les motifs floraux sont stylisés à l’extrême, dans une forme rendue très géométrique et symétrique. Les couleurs sont également très surprenantes pour un motif floral, mais pas pour un mocassin des Plaines.

Les pétales sont brillants, vifs, jaunes, rouges, dans des couleurs franches, peu nuancées, qui évoquent plutôt le style des Plaines, tout comme la symétrie très marquée de ce motif : de chaque côté de la tige, deux fleurs de couleurs analogues. Une tige centrale, une fleur centrale. En tout, on peut compter 5 pétales, 5 fleurs, et 5 couleurs employées…

Certains objets mêlent également motifs géométriques et motifs figuratifs, ces derniers étant alors généralement très stylisés, traits simplifiés, formes à tendance plus géométriques, moins « naturelles », comme ces mocassins lakota, collectés par Clark Wissler:

Mocassins lakota, vers 1890, collectés par C. Wissler à Crow Creek, en 1902, American Museum of Natural History.
Mocassins lakota, vers 1890, collectés par C. Wissler à Crow Creek, en 1902, American Museum of Natural History.

Ils allient motifs géométriques de la « montagne » et du « diamant » et têtes de bisons figurées, mais stylisées à l’extrême.

Une autre paire ayant appartenu à Sitting Bull figure, de manière beaucoup plus symbolique et stylisée encore, ce rapport privilégié entretenu par le chef avec le bison, à travers la marque de sabots de l’animal (ce décor est réalisé en perles):

D’autres encore marquent bien l’évolution des styles selon le contexte historique révélateur des liens intrinsèques entre un savoir-faire et la culture qui le produit. Ce sac figure, à la manière des comptes d’hiver que nous avons évoqués en première partie, des hommes (des guerriers) et un cheval.

Sac de selle, chez C. Lyford,
Sac de selle, chez C. Lyford, Quillwork of the Western Sioux, p.,29

Son esthétique est celle des dessins figuratifs collectés au temps des réserves, et produits par des artistes quasi exclusivement masculins. Cependant, il est réalisé en piquants. A-t-il été brodé par une femme ou un homme ?

Si c’était une femme, a-t-elle suivi un modèle réalisé et proposé par un homme ? Il semble en effet que ce type de « coopération » ait pu exister ponctuellement. Howard note à ce sujet :

‘« Representative artwork was usually done by men. Realistic designs of horses, bison, and dancing men were painted on tipi covers, shields and robes. If, as often happened, a woman wished to use a representative design in her beadwork, she would ask a male relative to sketch it for her, then follow his sketch in her beading.” 248 Annexes p. 369’

Si le cas se présentait pour la broderie en perles, on peut supposer qu’il peut également se présenter pour la broderie en piquants.

Les deux illustrations suivantes figurent des vestes brodées en piquants, aux décors figuratifs :

Veste brodée de piquants de porc-épic, oglala-sioux, Dakota du Sud, vers 1880, W.Orchard, planche XVI, p. 44
Veste brodée de piquants de porc-épic, oglala-sioux, Dakota du Sud, vers 1880, W.Orchard, planche XVI, p. 44

Celle-ci met en scène divers motifs figuratifs stylisés. Des drapeaux américains, des fleurs, des papillons, des cervidés, deux guerriers en coiffes de plumes qui se font face. On remarquera la symétrie d’opposition deux à deux des motifs sur chaque partie du support. Les couleurs, dans cette symétrie, se répondent strictement deux à deux, à l’exception de deux motifs, où les couleurs varient à gauche et à droite : pour le papillon juste au dessus de la fleur type tournesol, au centre, et pour le cercle à quatre quartiers (roue) sur les épaules. Nous pouvons noter ici que la disposition asymétrique dans les couleurs était un processus très courant dans les décors plus anciens et qu’il marque souvent les couleurs individuelles évoquées plus haut, ainsi que les valeurs duelles associées aux symboles.

David Penney, spécialiste de l’art des Indiens d’Amérique du Nord, note d’ailleurs à ce sujet :

‘« Le principe cosmologique de l’équilibre entre des éléments opposés est également rappelé de façon subtile par l’utilisation asymétrique des couleurs pour les décorations des vêtements de cérémonie. » 249

De plus, il n’est pas anodin que cette asymétrie s’affirme sur ces deux motifs en particulier : la roue, symbole de l’univers, cadre de la toile d’araignée et des « dream catchers », et le papillon, sur lequel nous reviendrons longuement dans la dernière partie de ce travail.

Enfin, voici une veste lakota, beaucoup plus récente (1980 environ), qui reprend le style floral très stylisé des Plaines, les codes couleurs évoqués plus haut, et un motif très figuratif, de deux aigles, aux couleurs peu naturelles, mais très représentatives encore une fois de la région des Plaines. Le gilet est en peau, doublé de tissu. La symétrie et l’équilibre de répartition des motifs sont à nouveau parfaits ; les têtes des deux oiseaux se font face, les courbes des tiges des fleurs s’opposent symétriquement. On notera une récurrence dans la composition du style des Plaines sur laquelle nous allons maintenant nous attarder : les ailes des aigles figurent à chaque aile quatre plumes, soulignées par le changement de couleur dans le traitements de leurs extrémités. Leurs deux queues sont également composées de quatre plumes. Les pétales des fleurs, selon leurs couleurs se répartissent par quatre au sein de chaque motif spécifique : le motif central a quatre pétales ou feuilles roses, quatre rouges, six rouges. De même, pour les deux motifs du bas, les pétales roses sont deux, les rouges six, les bleus deux. Dans toute la composition, seuls les jaunes vont en nombre impair, amis se répartissent toujours symétriquement autour de l’axe central.

Le gilet ainsi plié autour de cet axe verrait se superposer parfaitement les différents motifs.

Veste brodée, années 90, Ravenshead Tiwahe.
Veste brodée, années 90, Ravenshead Tiwahe.

Il nous faut de ce fait nous attarder sur la composition des décors sur le support, à travers deux axes : la symétrie et le rythme.

Notes
240.

WISSLER Clark, Structural Basis to the Decoration of Costumes among the Plains Indians, Anthropological Papers of American Museum of Natural History, vol. XVII, part III., New-York, 1916.

241.

LEVI-STRAUSS Claude, "XXII" in Regarder, écouter, lire, op. cit., p. 151.

242.

BOAS F., "Le symbolisme" in L'art primitif, op. cit., pp. 148-150.

243.

BEBBINGTON J., in Quillwork of the Plains, op. cit., p. 18.

244.

L’auteur suit ici les analyses de Ted BRASSER, « Plains Indian Art » in American Indian Art: Form and Tradition, Minneapolis Institute of Arts, op. cit.

245.

WARBURG Aby, in Le rituel du serpent . Art et anthropologie.(1930), Paris: Macula, 2003, p. 73.

246.

LYFORD Carrie A., in Sioux Quill and Beadwork (1940); New-York: Dover Publications, 2002, p. 56.

247.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit., p. 125.

248.

HOWARD James, "The Ponca Tribe," Bureau of American Ethnology Bulletin n°195 (1965): p. 80.

249.

PENNEY David W., in Art des Indiens d'Amérique du Nord, Paris: Terrail, 1998, p .67.