La composition

L’un des codes de disposition des motifs, commun aux différentes nations des Plaines, est en effet leur apposition symétrique et rythmique en surface de la peau.

Voici un exemple de mocassins cree des Plaines (collection du RSM, vers 1870) où l’on retrouve cette symétrie et ce rythme des couleurs comme des motifs :

On reconnaît ici deux motifs que nous avons évoqués plus haut : celui de la « montagne », et celui de la « porte ». Le décor supérieur est réalisé en piquants, le pourtour en perles. Cette répartition des deux techniques est très répandue dans les Plaines à partir de 1850 environ, surtout dans le traitement des mocassins. Progressivement, ce sont les motifs centraux qui seront réalisés en perles, et les bordures et franges en piquants, avec la perte des savoirs-faire et l’adoption massive des perles.

Le motif présent sur le dessus du pied, qui est désigné par Wissler comme « V shape » 250 et par Kroeber comme « crossing angle » 251 , est extrêmement fréquent. Il est constitué de rectangles en trois parties (bleu-jaune-bleu), qui forment un V en « escaliers ». Deux lignes de six se rejoignent au centre, où s’ajoute un septième (6/7/6).

Comme dans beaucoup de décors, la minutie est de rigueur et, si l’on s’attarde à compter les piquants comme je l’ai fait, on remarquera que, très souvent (et cela ne varie probablement que si l’habileté et la patience de la brodeuse ne sont pas de même qualité), les motifs sont eux-mêmes constitués d’un nombre de piquants précis. Ici par exemple, chaque petit rectangle est formé de quatre piquants bleus, deux jaunes, puis quatre bleus.

Tous ces chiffres sont symboliques, le quatre et le sept nous l’avons vu sont des nombres rituels (sept grandes cérémonies offertes aux Sioux par Femme-Bisonne blanche, la Danse du Soleil comprend sept chants entonnés à quatre reprises, il y a quatre tours dans la sweat lodge, etc…), et permettent également une rythmicité très équilibrée de l’ensemble.

Claude Lévi-Strauss, réfléchissant à partir des réflexions de Boas sur les rapports entre musique et art décoratif, notait au sujet du rythme et des compositions dans les arts nord-américains :

‘« la musique populaire serait à la musique dite savante comme l’art décoratif est à l’art représentatif. Dans le premier cas, même solidarité avec un support : la musique soutenant la danse est comme le décor de l’objet ; même façon de procéder par composition ou répétition d’éléments simples : couplets, refrains d’une part, motifs récurrents de l’autre ; même pauvreté d’un contenu où prévalent des formes stylistiques creuses ; même caractère de gratuité. » 252

Si la « gratuité » et la « pauvreté du contenu » sont très rares dans les motifs élaborés aux piquants, il est vrai cependant que les compositions des décors procèdent par répétition d’éléments « simples » et récurrence de motifs plus centraux et élaborés, comme nous avons pu en avoir l’illustration sur les différentes pièces présentées plus haut.

Boas interprète cette récurrence de la symétrie dans l’art par des raisons physiologiques : le corps humain est symétrique, et « les mouvements symétriques de nos bras et de nos mains sont conditionnés par notre physiologie » 253 . Boas considère qu’un rythme et une symétrie droite-gauche, présents dans nos mouvements, s’impriment dans nos productions artistiques.

Il ajoute (toujours à la même page) :

‘« J’ai tendance à considérer que ce facteur physiologique joue un rôle déterminant, aussi important que le spectacle de la symétrie du corps humain ou du corps des animaux. Non que nous nous servions de nos deux mains pour décorer un objet, mais il semble que le sentiment de la symétrie naît de la sensation que nous procure le fait de posséder une droite et une gauche. »’

Les éléments symétriques sont en effet placés, dans la broderie comme dans le corps humain ou animal, de part et d’autre d’un axe vertical, ou plus rarement, horizontal.

On peut dire que les deux parfois coexistent : on trouve en effet des pièces où une symétrie haut/bas vient s’ajouter à la symétrie gauche/droite.

Boas explique cette répétition des formes, ce caractère rythmique et scandé des couleurs par la gestuelle nécessaire à leur élaboration. Nous avons vu en effet dans la partie concernant les techniques de broderie que la pratique de cet art nécessitait de la concentration, non seulement pour éviter de se blesser, mais aussi pour atteindre à une régularité du geste, permettant une régularité dans l’apposition des piquants. La surface du travail est alors plus lisse, l’ensemble plus harmonieux. Boas souligne cet aspect :

‘« Les formes décoratives se caractérisent également par leur rythme répétitif. Les activités techniques qui font appel à des mouvements se répétant à intervalles réguliers entraînent le retour des mêmes formes selon un rythme déterminé par le geste de l’artisan-ce qui correspond à la traduction spatiale d’une séquence rythmique temporelle. » 254

Si donc le geste de l’artiste n’est pas extérieur à la forme prise par son œuvre, le rythme est pourtant, comme nous l’avions déjà évoqué plus haut, en référence à Benveniste 255 , (au sens grec de rhutmos) une notion directement spatiale, avant de devenir temporelle avec Platon notamment. Rythme signifiait au départ « forme », mais aussi « transformer », comme « arrangement caractéristique des parties dans un tout ». Benveniste insiste sur le caractère processuel de la notion dans son sens premier : cette « forme » n’est pas fixée ou définitive, mais plutôt « forme » dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide. C’est une « disposition », c’est-à-dire une forme improvisée, momentanée, modifiable. C’est ainsi que Benveniste considère une autre traduction possible du terme, en proposant la définition suivante : « manière particulière de fluer ». Les dispositions ou configurations de formes, si elles sont sujettes et produits du rythme, n’ont pas de fixité ou de nécessité naturelle.

Cette réflexion permet ainsi de considérer les multiples agencements possibles de motifs, les combinatoires et dispositions possibles comme véritablement variantes et sujettes aux contextes. Et si des codes existent, il faut cependant considérer cette dynamique et rendre compte des capacités de création, d’invention pure, qui ne résultent alors pas de recompositions ou d’agencements d’éléments préexistants. L’évènement, l’irruption d’une forme nouvelle ne faisant pas partie d’un répertoire fixé existe bel et bien dans le travail aux piquants : les motifs exposés plus haut comme celui du fusil ou du drapeau américain en sont l’exemple.

Dans des formes plus conventionnelles, plus abstraites, on trouve également ce type de démarches avec l’apparition d’un double motif à chevrons qui est interprété comme « traces de pneus » :

Dans cette perspective, la répétition symétrique renvoie également à la conception cosmogonique des Plaines qui envisage l’ambivalence des êtres et des choses, leur capacité à être double et à changer : nous verrons que cet aspect apparaît essentiel lorsque l’on cherche ensuite à « comprendre » ces motifs.

Notes
250.

WISSLER C., in Structural Basis to the Decoration of Costumes among the Plains Indians, op. cit., pp. 107-109.

251.

KROEBER A., "Ethnology of the Gros Ventre," Anthropological Papers American Museum of Natural History Vol.1/ Part. IV (1908): p. 157.

252.

LEVI-STRAUSS C., in Regarder, écouter, lire, op. cit., p. 153.

253.

BOAS F., "Les éléments formels dans les arts graphiques et plastiques" in L'art primitif, op. cit., p. 63.

254.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit., p. 70.

255.

BENVENISTE Emile, "Chap.27 "la notion de rythme dans son expression linguistique," in Problèmes de linguistique générale I , Paris: Gallimard, 1966, p. 327.