A. Constat d’une polysémie irréductible

La broderie aux piquants fait partie intégrante d’un système symbolique de production de sens. C’est pourquoi le premier questionnement mis en place porte sur le rapport entre une chose et la « représentation » de son sens et/ou d’elle-même. C’est ce que cherchent en partie à comprendre les anthropologues culturalistes. Cependant, ils cherchent avant tout un système qui serait à l’image d’un alphabet : fixé, définitif, systématique, à quelques règles d’exceptions près, permettant une relative variabilité dans l’évolution de cette grammaire. Cependant, s’ils calquent leur modèle de réflexion sur une approche linguistique, ils ne semblent pas vouloir aller jusqu’au bout de cette démarche et véritablement comparer les « modes de fonctionnement » de la broderie à ceux des langues indiennes ciblées.

La question : « comment s’élabore ce rapport entre « les mots et les choses » dans les langues indiennes », n’est pas abordée par Boas ou Wissler.

Elle permet pourtant de comprendre comment sont attribués les noms des motifs, et de suivre le fil des interprétations qui en sont faites, dans une structure et un processus linguistique spécifique : celui de la parole et non de la langue, au sens de Jakobson, c’est-à-dire dans son actualité, ses contextes, son mouvement. Cette approche structuraliste (culture/parole en tant qu’actualisation de la structure/langue) permet déjà d’ouvrir une première porte vers une meilleure compréhension du travail aux piquants ; son dépassement à travers une logique syntagmatique et symbolique permet d’aller encore plus loin, ou en tout cas d’aller différemment.

Ainsi, Wissler comme Boas ont tendance à considérer les motifs, séparés les uns des autres, comme des signes linguistiques, aux significations préalablement établies dans un code (alphabet) référentiel. Ils ne seraient donc que des éléments –à la signification « interne » préalablement fixée- qu’on combinerait, associerait, sélectionnerait et agencerait différemment dans une totalité (la phrase ou le décor), selon la production de sens escomptée. Dans cette perspective, il serait alors possible de dresser un tableau quasi exhaustif de ces codes, ce qu’ont tenté de faire Kroeber, Wissler, Lyford, et Boas.

Voici deux tableaux ainsi élaborés par Lyford :

“Sioux designs I”, figure 17 p. 73, in Sioux Quill and Beadwork, C. Lyford, op. cit.

“Sioux designs II”, figure 18 p.74, in Sioux Quill and Beadwork, C. Lyford, op. cit.

Le tableau suivant permet de comparer les terminologies associées aux motifs selon les auteurs et les noms en langues indiennes.

Cependant, malgré ces listes, qui semblent proposer pour un motif, un ou au maximum deux sens possibles, les interprétations proposées pour une même forme divergent très souvent. J’ai pu faire le même constat en interrogeant les brodeuses sur le terrain. Des formes comme celle du diamant, sous une représentation plus ou moins étirée (répertoriées en tant que deux motifs distincts dans le tableau précédent, comme « plume » et « diamant ») et surtout, selon les autres motifs lui étant associés, pouvaient être interprétées comme « plume », « femme » ou encore « rayon »… Lowie également notait jusqu’à dix interprétations différentes pour ce même motif du diamant : cordon ombilical, personne, œil, lac, étoile, vie ou abondance, tortue, ventre de bison, montagne, intérieur de tente 292 .

S’intéressant aux insignes honorifiques et aux emblèmes totémiques, Boas en vient également à s’interroger sur cette variabilité des sens possibles accordés aux motifs aux piquants. Voici ce qu’il dit de ce qu’il considère comme un « problème » :

‘« Pour que ces conditions soient réunies, il faut, bien entendu, que l’interprétation d’un ornement et de ce qu’il signifie d’un point de vue émotionnel soit admise de tous, que l’ensemble de la communauté y réponde sans hésitation. Or c’est loin d’être toujours le cas, et bien souvent les avis quant à la signification de tel ou tel symbole sont au contraire hésitants. Ainsi chez les Indiens de Californie, un dessin peut recevoir un nom différent selon l’interlocuteur, voire selon le moment où une personne prend la parole : une même forme sera ainsi décrite comme une patte de lézard, une montagne couverte d’arbres, ou une serre de hibou. » 293

Puis :

‘« On conçoit qu’un dessin puisse avoir une forte valeur émotionnelle pour un individu, mais un symbole qui change de sens selon les associations d’idées qu’il appelle, n’a pas le pouvoir de rassembler l’ensemble d’une tribu dans une même émotion. Plus les associations qu’il éveille chez un même individu ou au sein d’une même tribu varient, moins il est pertinent. »’

On voit vers quelle analyse il s’achemine progressivement : l’art de la broderie aux piquants, dans sa perspective symbolique, manquerait de cohérence et de pertinence, ne pouvant pas résoudre sa logique dans une équation évidente : celle d’une grammaire commune établie, fixée, et fonctionnelle. Avant de s’acheminer vers cette analyse, Boas tente cependant de chercher ce qu’il nomme un « arrière-plan culturel très structuré, très stable […] conditions facilement réunies dans des sociétés dont l’organisation conserve une certaine simplicité ».

Pour cela, il lui paraît important de vérifier les corrélations entre forme et sens : « Il est donc important de savoir si les associations entre une forme et une signification sont fermement établies, et si elles s’accompagnent de fortes réactions émotionnelles. » 294 . Il lui faut alors étudier différentes formes susceptibles de « représenter » les mêmes objets ou, à l’inverse, considérer les diverses explications données à propos d’une même forme.

L’un des exemples suivis par Boas lui est fourni dans une grille établie par Kroeber 295 , regroupant divers motifs nommés « étoile » selon divers informateurs arapaho :

Figure 96 p.134, in L’art primitif, F. Boas, op. cit.

Boas commente cette grande diversité des formes autour d’un caractère commun de géométrie : croix, groupes de carrés, losanges. Cependant la diversité des branches de ces « croix », la possibilité d’inscrire le motif dans un carré jusqu’à un hexagone laisse Boas perplexe quant aux raisons explicatives de ces variations.

Un autre motif, que l’on retrouve dans la fin de la série dite « étoile », nommé « papillon » par les informateurs de Kroeber, finit pour Boas de démontrer l’absence de logique dans les interprétations, leur caractère purement subjectif et contextuel, seulement teintée de dérivés d’un fonds esthétique culturel résiduel.

Voici ce tableau des motifs dits « papillon » :

Figure 98 p. 135, in L’art primitif, F. Boas, op. cit.

Boas note que le deuxième dessin en partant de la gauche est interprété comme un papillon ou comme l’étoile du matin. Nous reviendrons sur ce motif du papillon, appelé « apumi » chez les Blackfeet, dans la partie suivante et montrerons que cette apparente étrangeté du papillon et de l’étoile, interprétations à première vue définitivement divergentes, relève en fait d’une parfaite cohérence symbolique et mythique pour la pensée des Plaines.

Pour Boas, le fait qu’un même dessin puisse être interprété comme « papillon » ou « étoile » pose problème, mais trouve son explication dans les subjectivités des informateurs et le travail de « l’usage ». Il commente :

‘« Le fait que l’interprétation d’une même figure puisse connaître de telles variations et que, à l’inverse, des formes diverses puissent exprimer une même idée montre qu’il ne faut pas considérer les termes utilisés pour décrire les dessins comme de simples noms et qu’il s’agit plutôt d’associations entre une forme artistique couramment employée et un certain nombre d’idées dont le choix, dans chaque tribu, est fixé par l’usage, même s’il reflète aussi les préoccupations passagères de la personne qui donne l’explication. » 296

Dans cette analyse, Boas laisse place à une certaine contextualisation. Cependant, elle demeure pour lui tributaire des individus et de « l’usage », force inconsciente de la tradition. Il ne laisse pas de place à une pensée en réseaux, transformationnelle, telle que nous la dégagerons un peu plus loin à travers l’exemple de l’apumi : mais, dans le contexte de l’époque, il est bien évidemment l’un des premiers à défendre les particularités et diversités culturelles contre le modèle d’évolution unilinéaire proposé par l’évolutionnisme, et c’est déjà un pas de géant.

Pour Boas, s’agissant avant tout d’un art « décoratif », les motifs ne sont que très rarement porteurs d’un véritable sens, et seraient souvent associés de manière arbitraire et dans un but purement esthétique sur un support.

Il donne ainsi des exemples qui, pour lui, montrent l’incohérence des associations de motifs apposés sur différents objets, comme un étui à couteau (fig.100 p. 136), et note que :

‘« Non seulement la signification des motifs varie, mais les explications données à propos des formes qui ornent un même objet manquent de cohérence. Rares sont en effet les cas où tous les décors se plient à une interprétation symbolique claire et précise » (p.137).’

Il insiste alors sur une « absence de relation entre les différents symboles qui composent un ornement ». Il affirme également :

‘« Dans une très grande majorité des cas, les interprétations proposées semblent, à nos yeux, dépourvues de toute cohérence. Les termes qu’utilisent différents individus, à différents moments, pour désigner les mêmes formes varient dans une telle proportion qu’il est difficile de penser qu’on a seulement à faire à des noms d’éléments de dessin. » (p.137)’

En effet, Boas pressent qu’il existe plus derrière cette apparente incohérence. Cependant, il n’explorera pas ces intuitions dans son ouvrage par ailleurs remarquable. Outre la recontextualisation dans le cadre de la pensée mythique des Plaines, à laquelle nous allons nous livrer dans la partie suivante, Boas néglige une variable particulièrement signifiante : pour comprendre une grande partie des motifs brodés, notamment lorsqu’ils sont personnels, comme tout semble l’indiquer dans le cas de cet étui à couteau, il faudrait avoir accès à la parole du porteur de l’objet, c’est-à-dire avoir accès à son histoire. C’est seulement dans ce contexte de l’histoire de l’individu que l’ensemble du décor prendrait sens, comme nous l’avons vu à travers le témoignage des brodeuses.

Dans un absolu fixant une signification pour chaque motif et pour chaque association de motif, ce « code » ne pourrait être valable que s’il renvoyait à des communs d’une tribu ou d’un groupe familial afin d’identifier ses membres et leurs statuts…

Le fait de vouloir isoler les motifs est en effet souvent trompeur et, si Boas le pressent 297 , il ne se résout cependant pas à changer de méthode.

Wissler constate une même variabilité apparemment irréductible des interprétations d’un même motif, atteignant même à la contradiction entre ces interprétations 298 . Il relève, par exemple, que la forme dite du « diamant » évoquée plus haut est simultanément identifiée comme un symbole féminin de fertilité, une tortue, et un symbole masculin de guerre, une plume. Wissler relève également les significations mouvantes selon les contextes d’utilisation de l’objet. A la recherche d’une logique de conventionnalisation des formes réalistes en motifs abstraits dans les Plaines, Wissler restera attaché à la mise en évidence d’une mécanique du sens, tâche qu’il ne parviendra pas à accomplir. Et pour cause, puisque nous allons le voir, et nous avons déjà commencé à l’exposer : la pensée des Plaines ne suit pas un modèle linéaire et mécanique dans ses enchaînements et créations.

La plupart des motifs ne prennent sens qu’en tant que parties d’une histoire et d’un décor. Ces mêmes décors ont une dynamique rythmique, toute de renvois et interrelations, enchaînements d’idées et métaphores filées. Les motifs sont également forgés dans une dynamique historique qui leur imprime sa marque, dans la genèse ou la disparition de certains, comme dans le développement des styles (nous l’avons vu par exemple avec le style floral).

Les appropriations, échanges, emprunts, les acculturations contraires 299 (les drapeaux américains, symboles d’oppression et de génocide culturel sont devenus aujourd’hui symboles phares des broderies de costumes de pow-wow et des revendications de « primo arrivants », les chants guerriers sont mobilisés dans le rap pour la défense des droits civiques, dans les stades pour encourager son équipe…) sont des phénomènes qui tissent toute l’histoire et les histoires de la broderie aux piquants.

Boas, ardent défenseur des singularités culturelles, de la nécessaire prise en compte des contextes historiques spécifiques, élabore bien une méthode dans le but de répondre à cette problématique : dite « historico-diffusionniste », elle devait permettre de comprendre et cerner ces modes de diffusion et emprunts entre sociétés. Et si Boas est aussi un linguiste, ses divers domaines de prédilections ne se sont cependant par rencontrés dans l’analyse du travail aux piquants.

Car si Boas insiste sur la nécessaire prise en compte des contextes culturels et historiques de création et d’utilisation des objets, il semble ne pas avoir perçu, ou désiré approfondir, certains enchaînements logiques que nous nous proposons de mettre en évidence. Si sa question est plutôt celle du pourquoi, des sources de la création et de l’invention des styles, la nôtre sera plutôt celle du comment ils raisonnent, progressent, se transforment.

La question ici est bien finalement de comprendre cette historicité des motifs qui, comme une langue, sont sans cesse renouvelés par la prise de parole et les évènements, par l’aléatoire, l’inédit que cette parole implique souvent. Saussure et, par la suite, Meschonnic, soulignaient cette propriété du langage : il est toujours en train de se faire, à chaque prise de parole. Il est radicalement historique, comme l’est la broderie aux piquants, c’est-à-dire sans autre origine assignable que son invention continuelle dans l’acte de parler 300 . Nous pourrions ainsi pousser la comparaison avec l’invention continuelle que constitue l’acte de broder. Nous l’avons vu, dans la plupart des cas la « forme » -le motif- n’est ni autosuffisante, ni directement interprétable, car sa valeur change selon le système de l’œuvre (du décor, des matériaux, de son porteur, de l’occasion, c'est-à-dire du contexte historique et sociologique du port de l’objet), mais aussi selon les relations que cette œuvre particulière entretient avec un ensemble plus large, avec une série, un style.

Le motif, en suivant la logique de Meschonnic, en tant que signifiant éminemment rythmique, devient un lieu possible d’inscription du sujet : la brodeuse est là, dans cette forme et les associations d’idées et de sens qui lui sont faites, dans un contexte social, religieux et personnel spécifique. La broderie n’apparaît alors plus comme un « langage » réduit au terme de communication, elle n’est plus seulement un instrument : elle est une histoire en action, une transmission, un rapport dynamique établi entre sujets, rythme, historicité, sens. On peut ajouter à cette analyse la prise en compte (évoquée dans la première partie) des intentionnalités et de leurs faisceaux croisés au sein de l’œuvre.

Les formes ne sont plus isolées du sens, à l’image des catalogues de procédés établis par Kroeber ou Lyford (la rupture signifiant/signifié, contenant/contenu), mais font sens tout à la fois 301 .

La spécificité, c’est-à-dire aussi l’originalité, ne se construit alors pas à partir de catégories fixes et isolées (la fameuse « métaphysique du signe »), mais dans une interaction, potentiellement chaque fois différente, des éléments. Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi un même motif (par exemple celui de la tortue ou de libellule) peut revêtir un sens différent selon que son porteur est un homme, ou une femme. Wissler comme Lowie ont relevé ce phénomène.

Loin de cette approche, Boas a du mal à envisager l’artiste amérindien comme créateur, hors cadre de la répétition des styles « traditionnels » 302 , il résiste à concevoir l’invention totale, imprévue, surprenante : pourtant, nous l’avons vu, et Sheila n’en est qu’un exemple, cette création, ce « droit » d’innover et d’être « traditionnel » à la fois existe bel et bien dans l’art du travail aux piquants.

Notes
292.

LOWIE R., in Indians of the Plains, op. cit., p. 149.

293.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit., p. 133.

294.

BOAS F., in op. cit., p. 134.

295.

KROEBER A. L., "The Arapaho," Bulletin of the American Museum of Natural History vol. XVIII, 192-1907, op. cit.

296.

BOAS F., in op. cit., pp. 135-136.

297.

Boas parle en effet de la prise en compte d’« un arrière-plan émotionnel » : « il est possible que des associations qui nous échappent donnent à l’ensemble une plus grand unité que celle qui ressort de ces descriptions », in op. cit., p. 139

298.

WISSLER Clark, "Decorative Art of the Sioux Indians," Bulletin of the American Museum of Natural History Vol. XVIII (1904): pp,.272-274.

299.

DEVEREUX Georges, in Essais d'ethnopsychiatrie générale, op. cit.

300.

MESCHONNIC Henri, in Pour une poétique du rythme, Paris: Ed. Bertrand Lacoste, 1997.

301.

La notion de « forme-sens » élaborée par Meschonnic se révèle ici très utile pour penser la complexité du symbolisme de la broderie.

302.

Voir la synthèse de Marie MAUZE en présentation de BOAS Franz, L’art primitif, op. cit., pp. 7-22.