B. D’autres pistes à explorer

Préalablement à l’exploration plus complète de la piste « forme-sens » suivie avec le modèle linguistique de Meschonnic, il faut nous intéresser à d’autres hypothèses explicatives de cette polysémie des motifs aux piquants.

Wissler comme Boas, devant ces variations de sens effarantes, en viennent à supposer que leurs informateurs sont « médiocres », mal informés, ou même que le responsable de cette incohérence est déjà le travail de sape de l’acculturation des cultures indiennes, ne l’oublions pas, « en voie de disparition » à l’époque.

Si une perte des connaissances était déjà probable dès ce moment là, elle ne peut cependant répondre de façon satisfaisante à une polysémie qui, pour le coup, semble bien plus récurrente et systématique, et ce dans tous les domaines abordés (mythes, écologie, parenté, langues…), pas seulement dans celui de l’art.

L’une des premières pistes est assez simple, mais renforce finalement peut-être plus le questionnement que les réponses. Il s’agit de l’importance quelque peu démesurée qui a été accordée par les différents auteurs aux noms donnés aux motifs. En effet, il est très possible d’envisager des dénominations assez éloignées de ce que la forme est effectivement censée représenter, ou symboliser, les deux processus existant. Ainsi, il semble pouvoir exister parfois une grande distance entre ces deux aspects : le nom du motif, et ce qu’il signifie.

Ainsi l’exemple d’un motif nommé « tripes » chez les Dakota (information confirmée par Jainie, brodeuse dakota évoquée plus haut), répertorié chez Kroeber (voir plus haut, tableau comparatif) :

Il se nomme « tripes » et n’a pourtant (si ce n’est la possibilité d’évoquer peut-être les guirlandes que peuvent former les tripes d’un animal, mises à plat dans une perspective avancée…) pas de rapport formel avec les tripes, ni même de rapport direct dans son sens métaphorique. En effet, ce motif est apposé pour symboliser parfois la famille, parfois l’accomplissement personnel qui, a priori, n’a rien à voir avec les tripes d’un animal. Cependant, on peut penser qu’il existait un lien entre ces deux notions et le plat de tripes, tel que, peut-être, il était mangé ou partagé à une certaine époque dans les Plaines… Lorsque j’ai questionné Jainie au sujet de ce motif, elle s’est contentée de me dire que ce motif était très « traditionnel », « ancien » et « apprécié ». C’est elle qui m’a suggéré cette idée de viscères mises à plat dans la figuration : sa grand-mère préparait les tripes en les mettant à plat, puis en les rassemblant en paquets…

Peut-être ce motif a-t-il également un lien avec les mythes : rappellons que c’est la dégustation d’un plat de tripes préparé par la belle-mère, qui détermine qui, de l’épouse crapaude de Soleil ou de l’épouse humaine de Lune, est la mieux élevée et la plus agréable (voir plus haut, le cycle des épouses des astres, Chapitre 2, II/ Des histoires de porc-épic).

Même si cette forme évoque effectivement des « tripes », son but n’est pas, semble-t-il, de « parler » de tripes… C’est là une distanciation qu’il est nécessaire, impératif même de prendre en compte afin de ne pas se noyer dans une tentative de compréhension des motifs.

A l’inverse, ce n’est parfois pas la forme que prend le motif qui est importante, mais la matière dans laquelle ce motif est réalisé. Ainsi Boas donne-t-il l’exemple de la teinture rouge issue du cèdre, qui sur la côte Nord-Ouest, est en elle-même symbole de protection accordée par les esprits 303 . C’est la teinture qui compte, plus que le motif par le biais duquel elle est apposée. Peut-être en est-il également parfois de même pour les motifs aux piquants, pour certains d’entre eux tout du moins, notamment lorsqu’il s’agit de simples franges ou bordures qui n’esquissent même pas de motifs, mais seulement des intercales de couleurs. Il est probable alors que ce qui compte est la broderie en piquants elle-même, et toute la symbolique, tout le lien aux mythes au cœur duquel elle se situe. Ce qui fait sens, c’est la présence des piquants eux-mêmes, et le fait que la main d’une brodeuse, peut-être rêveuse de la Femme Double, l’ait créé là.

Afin de mieux comprendre ce sens, ces sens et leur capacité à muer, il est possible de mettre en avant d’autres formes de « langages » artistiques, plus anciens pour certains, plus récents pour d’autres, qui pourraient nous éclairer.

Il existe en effet deux formes de langages additionnants dans les Plaines, qui peuvent nous aider : les pictogrammes gravés dans les rochers des Plaines, et la langue des signes, langage commun élaboré dans un contexte intertribal d’échange.

Le « rock art » des Amérindiens des Plaines, et spécialement des Sioux, se composait de séries verticales de dessins gravés dans la roche. Ce sont des motifs simples, répétés et qui en se combinant forment un décor plus élaboré. Différents auteurs ont émis l’hypothèse d’une sorte de système de communication idéographique 304 .

Contrairement à un système alphabétique, ou à un système syllabique qui sont phonologiques, les idéogrammes et les pictogrammes représentent l’idée d’une chose, pas le son spécifique qui serait émis si l’on prononçait le mot. Les pictogrammes sont faits pour ressembler aux êtres qu’ils doivent représenter, tandis que les idéogrammes peuvent adopter une forme très éloignée, sans lien pictural avec ce qu’ils « signifient » (par exemple les symboles homme/femme en génétique).

Les idéogrammes sont largement utilisés dans les Plaines notamment pour décrire des exploits guerriers, comme les avait relevés Wissler 305  : un rectangle ouvert indique que l’individu menait le raid guerrier, un zigzag vertical au bout d’une demi cercle représentait une patrouille d’éclaireurs en service. Un cercle simple indiquerait une troupe de guerriers retranchés, un double cercle la « capture » d’un bouclier, et un U à l’envers marquerait la capture d’un cheval durant la bataille. Dans le cas du bouclier, la ressemblance entre la forme du motif et la forme « réelle » du bouclier est évidente, dans le cas du cheval, elle l’est moins de prime abord. Cependant, la forme U est souvent utilisée pour évoquer l’empreinte du sabot d’un cheval, nous conduisant ici au cheval lui-même. Nous verrons un peu plus loin que le procédé de la synecdoque (prise d’une partie pour le tout) est très souvent utilisé.

Il est ainsi probable qu’un certain nombre de motifs sont dérivés de ces pictogrammes et idéogrammes, et qu’ils en ont gardé une certaine organisation, notamment dans le sens de « lecture » bien souvent vertical des broderies. Le rapprochement avec l’art des pétroglyphes paraît peut-être encore plus pertinent si l’on note ici que l’ethnographie recèle de nombreux témoignages qui pensent également la Femme Double comme la créatrice de la sculpture sur roche.

En effet, de nombreux témoignages lakota et dakota, entre 1830 et 1880, évoquent la présence d’esprits, venant graver la pierre à la nuit tombée, partant d’un rire à gorge déployée, identifié comme celui d’une femme 306 . Dans les Black Hills (Dakota du Sud), on pense également que ce sont deux femmes mystérieuses qui gravent les images des esprits dans la pierre, et permettent à ces lieux de devenir lieux de prières pour les hommes. Oscar Howe, artiste contemporain dakota, reprend d’ailleurs cette thématique dans une peinture datant de 1971. Double Woman tient dans une main un ouvrage au piquant tandis qu’elle s’appuie sur une roche gravée de pétroglyphes. Le peintre explique que Double Woman incarne toutes les « subtilités de la féminité ».

« Double Woman », Oscar Howe, 1971.
« Double Woman », Oscar Howe, 1971.

Une autre de ses peintures, nommée « Dance of the Double Woman », datant de 1950, figure aussi deux femmes dansant non loin d’une roche gravée.

L’association entre la Femme Double et les pictogrammes n’est pas surprenante puisqu’elle inspire des motifs puissants et sacrés. On peut alors également penser que les rêveurs et rêveuses de la Femme Double étaient aussi parfois graveurs sur pierre. Si l’on poursuit jusqu’au bout les liens qui unissent broderie, Femme-Double et roches, on trouvera également très significatif le fait que Iktomi, le trickster araignée, soit considéré par les Lakota comme le créateur du « rock art ». Or, nous avons vu que la Femme Double ou, du moins, l’une de ses incarnations, Anuk Ite, alias (avant sa punition) Visage, avait été l’amie (trompée) de Iktomi, et qu’elle avait même été punie par sa faute (c’est lui qui la pousse dans les bras de Lune, la rendant adultère auprès de son premier époux, Vent).

Iktomi, l’homme-araignée est considéré comme l’inventeur de la technologie et des outils, et l’araignée comme symbole de cette ouvrière parfaite qu’est la brodeuse aux piquants. Enfin, Wissler, nous l’avons vu, précise que l’araignée, ou tout du moins sa toile, est un emblème, signe de reconnaissance des rêveuses de la Femme Double. Nous pouvons ici voir à l’œuvre ce réseau métaphorique et symbolique que j’évoquais tout au long de ce travail. Nous suivrons encore celui-ci et d’autres exemples un peu plus loin dans ce mode de pensée interconnecté et tissé.

Une deuxième piste semble également intéressante : celle de la langue des signes. Développée dans un contexte intertribal d’échange, notamment sur les lignes commerciales face à la très grande altérité entre les langues des commerçants venus par le Sud-Est et Sud-Ouest de la Méso-Amérique, et celles des peuples des Plaines, la langue des signes s’est encore renforcée durant la période des réserves. Or, il est intéressant de souligner que la plupart des objets brodés en piquants datent du 19ème et du 20ème siècle, c’est-à-dire de la période d’expansion des réserves. Il ne serait pas très téméraire de suggérer une possible influence de l’un sur l’autre 307 .

La langue des signes se serait en effet répandue dans les Plaines durant cette période de grands changements, des groupes de l’Est étant repoussés vers l’intérieur par l’installation des colonies européennes sur la côte est ; l’introduction du cheval par les Espagnols rendant la chasse au bison plus attractive et plus aisée, incitant alors des tribus qui ne la pratiquaient que de manière très sporadique à l’adopter comme mode central de subsistance et suivant donc le gibier à l’intérieur des Plaines. Les contacts sont ainsi devenus plus fréquents et plus prolongés entre des tribus qui, jusqu’alors, ne s’étaient peut-être que croisées ou même ne s’étaient jamais rencontrées. Le langage des signes offrait alors un moyen très adapté de communication intertribale. Il semble même qu’il devint dans les Plaines l’équivalent de la lingua franca développée autour du commerce des fourrures dans les régions avoisinant le St Laurent 308 . A partir du 19ème siècle, elle était pratiquée par les dizaines de groupes linguistiques différents.

La plupart des signes sont de type « iconique », c’est-à-dire en relation directe entre le signe (la forme du signe) et son référent (la forme de la chose dont on parle). Au contraire, dans les langues parlées, la plupart des symboles sont arbitraires, il n’y a pas de relation nécessairement « naturelle » entre le symbole et son référent. Ce système lie dans les Plaines diverses dimensions de la « communication » et de « l’expression », conçues généralement comme distinctes. Serge Gruzinski souligne qu’il s’agit d’une perspective toute amérindienne :

‘« C’est pour une part, un mode de communication graphique soumis à une logique de l’expression et non pas au critère d’une imitation réaliste jouant du redoublement, de la ressemblance et de l’illusion. Quand les Indiens peignent, ils élaborent des formes qui sont à la fois illustration et écriture, graphisme et iconicité. Le parallélisme constaté en Occident (ou en Chine) entre « image » et « écriture » fait place ici à une pratique qui les fond. » 309

Cependant, le fait que la langue des signes soit iconique ne signifie pas que le sens des signes soit forcément immédiatement perceptible ou transparent : par exemple, le signe pour « chien » décrit en fait un travois, utilisé dans les Plaines pour le transport, en transformant les mâts du tipi en sorte de traîneau. Les biens étaient ainsi attelés aux chiens, avant l’introduction du cheval par les Espagnols.

De plus, il est nécessaire pour composer une idée complexe d’associer plusieurs signes, comme on associe plusieurs motifs dans un décor. Par exemple on signera « infanterie » par « homme blanc » + « soldat » + « marcher », ou encore « belle-sœur » par « frère » + « posséder » + « épouse » 310 . C’est ainsi que, dans la broderie, il n’est pas rare que les motifs pris isolément n’aient pas « de sens », mais que, rapportés les uns aux autres, ils forment une idée claire. Cela expliquerait ainsi en partie les difficultés rencontrées par les culturalistes et diffusionnistes cités précédemment.

Alors, dans cette perspective, comment nous proposons-nous de considérer les motifs : en tant qu’allégories, signes, images, métonymies, synecdoques, métaphores, symboles ?

Si l’on suit Boas, la broderie fonctionnerait en grande partie comme un système combinatoire de formes préexistantes, aux sens fixés, les « formes nouvelles » n’apparaissant bien souvent que dans des combinaisons inédites, et pas dans de véritables inventions. Nous avons vu que l’on reconnaîtrait ainsi toujours ce qui relève du « style traditionnel ».

Cette perspective, je l’ai déjà dit, me semble incapable d’interroger les discours et pratiques multiples observées sur le terrain et, encore moins, la pluralité possible des interprétations des motifs, variant certes selon les contextes, les circonstances et les personnes, mais, me semble-t-il, également de manière générale, car inscrites au sein d’un système d’élaboration du sens –des sens-, fondé sur la variation comme « principe de fonctionnement ».

Afin de rendre compte de ce système particulier, il faudrait suivre au départ en référence, puis en « dépassement », une perspective sémantique dérivée de Benveniste, qui cheminerait ensuite vers les « particularités » des langues indiennes.

La première étape consisterait à s’intéresser à la « double signifiance » de l’énonciation, au sens de Benveniste 311 . C’est-à-dire, au « sens » comme résultant de l’enchaînement et de l’appropriation aux circonstances, en même temps qu’à « l’adaptation » des signes entre eux : le sens est donc imprévisible (cela permettrait en l’état d’expliquer les multiples interprétations possibles des motifs, mais cela ne me « satisfait » pas…)

La recherche du sens des motifs ne s’intéresserait donc pas, dans cette perspective, tant aux dessins, aux formes comme « contenants » de sens objectifs (descriptifs ou « symboles » de choses) ; mais à la parole de ceux qui décrivent ces dessins. Le sens ici n’est pas dans le dessin, mais est donné dans les paroles de ceux qui parlent de ces dessins.

Or, nous avons déjà montré que la forme ne peut pas être conçue dans la broderie comme autosuffisante, ni directement interprétable (comme ayant un sens fixe et permanent, donc comme un signe), car sa « valeur » change selon le système de l’œuvre, son « intentionnalité » (pourquoi tel ou tel décor a été brodé), et selon son « historicité », c’est-à-dire les relations historiques (personnelles et communes, voire communautaires) qu’entretient ce système (le décor considéré) avec d’autres décors, et d’autres séries stylistiques (genres, modes…)

Quoi qu’il en soit, le motif n’apparaît pas comme un reflet ou une représentation, d’autant qu’il semble parfois que l’idée abstraite qu’on veut exprimer puisse l’être en présentant dans la forme choisie une qualité ou une caractéristique spéciale d’un objet ou d’un animal : cette « particularité » devient expression du tout, synecdoque (synecdoque : procédé de style qui consiste à prendre la partie pour le tout, le tout pour la partie, le genre pour l’espèce, l’espèce pour le genre, du grec sunekdokhê : compréhension simultanée).

En effet, l’usage de synecdoques est courant dans le « langage » artistique des artistes amérindiens en général. Voici comment Aby Warburg décrivait ce processus, concernant les symboles dans la poterie du sud-ouest :

‘« Ce qui caractérise le style des dessins figurant sur ces poteries, c’est qu’il représente l’ossature de la chose, à la manière héraldique. L’oiseau, par exemple, est décomposé en ses éléments essentiels, de sorte qu’il devient une abstraction de forme héraldique. Il devient un hiéroglyphe, qu’il ne s’agit plus de voir, mais de lire. Nous avons là une étape intermédiaire entre la copie réaliste et l’écriture. Le traitement ornemental de ces animaux permet de voir immédiatement comment cette façon de voir et de penser peut conduire à l’écriture symbolique en images. » 312

On utilise également la forme d’un objet pour désigner un autre objet qui lui est lié de manière logique, mythique, ou, encore, par l’usage quotidien -la pratique- : on peut alors parler de métonymie (métonymie : procédé stylistique qui consiste à nommer un objet au moyen d’un terme désignant un autre objet uni au premier par une relation logique ou simplement habituelle, du grec metonûmia : changement de nom. A noter que nous retrouvons ici une caractéristique centrale de la vision du monde propre aux Plaines : le changement de forme, la transformation, la métamorphose).

Les motifs de la broderie aux piquants sont des symboles, exprimés par métonymie, métaphore ou encore allégorie. Ils renvoient à la contemporanéité du sacré, comme nous l’avons vu « activé » dans l’objet. Ils renferment et convoient d’innombrables significations implicites ou explicites, liées dans cette synthèse qu’incarne le symbole.

Lee Irwin le réaffirme au sujet des arts visionnaires, comme dépositaires et acteurs d’un système de pensée et de croyance. L’image a alors un caractère métonymique quant à ses dimensions individuelles et partagées :

‘« The image becomes a metonym expressing the shared structure of religious discourse. It is an immediate synthesis and condensation of an entire range of visionary experiences and mythic ideas that have a long and complex history. Images incorporate other images within themselves to create a complex of symbolic forms, all of which reflect interactively the nonverbal dimensions of religious experience.” 313 Annexes p. 372’

D’un point de vue phénoménologique, on peut même dire qu’il existe une grande « économie visuelle » dans l’utilisation des symboles dans les Plaines qui, sous une forme minimale, « déclarent », « expriment » un maximum de sens. Cet imaginaire, se situant dans le cadre d’une pensée du vivant et du processus, est toujours ouvert à de nouvelles interprétations, sujet à variations et à modulations, sans définition dogmatique, même si les modalités d’association des formes, couleurs, rythmes organisent une « photographie » d’une organisation du monde spécifique.

Il existe dans les Plaines une géométrie jusque dans les relations tissées entre motifs, couleurs, rythmes, qui révèle et invente non seulement une vision du monde, mais aussi une ritualisation de l’espace et du temps, comme l’indiquent les utilisations incontournables du cercle et des quatre directions.

Le symbole assure la présence du symbolisé ou plutôt des symbolisés potentiels, qui viennent se lier à la forme selon les contextes multiples exposés plus haut. Le sens circule, et comme toute chose est liée à toute autre, le symbole peut, par truchements, associations, échanges, interrelations, « voyager » d’une signification vers une autre, d’un « symbolisé » à un autre. Cette « élasticité » du sens correspond à cette pensée du continuum du vivant que nous avions décrite dans la deuxième partie de ce travail : les symboles et leurs significations associées sont inscrits dans cette dynamique de passages et de métamorphoses.

L’isolé dans la pensée amérindienne, au nord comme au sud par ailleurs, c’est le malade : avoir rompu les liens conduit aux maladies, désordres, qu’ils soient physiques, mentaux, mystiques. Les chants navajos comme les peintures de sable ont pour but cette reconnexion, cette remise en relation avec le reste de l’univers, de l’individu affaibli.

Ainsi, pour comprendre un art qui prend naissance dans cette vision du monde particulière, il me paraît impossible d’avoir recours à une méthode consistant dans l’isolement des motifs les uns des autres…

Cet argument apparaît d’autant plus central si l’on s’intéresse à nouveau aux langues indiennes et à leurs modes d’organisation. Boas comme Powell ont relevé un fort penchant pour les enchaînements métaphoriques dans les langues indiennes 314 . Elles ont tendance à utiliser des « mots-phrases », c’est-à-dire que bien souvent ce qui est un mot en langue indienne devient une phrase en français ou en anglais, si l’on veut respecter la totalité de la signification proposée et détaillée par le biais de la traduction… Cette polysynthèse 315 , dans laquelle un mot contient des informations sémantiques et grammaticales qui auraient été exprimées par une phrase dans les langues d’Europe de l’ouest, est en fait construite de la sorte : ce mot regroupe différents groupes de mots indépendants (les morphèmes) que nous aurions donc exprimés par une phrase afin de les relier, en les séparant par des hyphes.

Les traductions de traductions (par exemple du cree à l’anglais, puis au français) tendent à affaiblir ce foisonnement du sens, et nous conduisent à perdre parfois sa logique.

Boas précise que cette tendance d’un langage à exprimer une idée complexe par un simple terme a été appelée « holophrasis » (grec) ou polysynthèse, et qu’il apparaîtrait que chaque langage peut paraître holophrastique du point de vue d’un autre langage. Boas dit même (ce qui est rappelons-le audacieux et estimable pour l’époque) : « Holophrasis can hardly be taken as a fundamental characteristic of primitive languages” 316 , alors que Cassirer dans ses commentaires (dans Philosophie des formes symboliques) interprète ces mêmes phénomènes comme des formes antérieures ou primitives de langage, précédant les capacités d’abstraction, par exemple.

Nous avons également vu plus haut que les langues indiennes déclinaient un autre rapport au temps et à l’espace, ainsi qu’aux « choses », animées ou inanimées. Le primat dans les langues indiennes est positionné sur l’action et le mouvement. De même, une autre manière de compter, toujours d’après les observations de Boas, Powell mais aussi celles de Gatschet, peut être mise en évidence.

On trouve ainsi une caractéristique commune aux langues indiennes : n’importe quel nombre n’est pas valable pour n’importe quelle chose. La signification du nombre ne serait pas tant d’exprimer la pluralité abstraite de manière absolue, mais plutôt d’exprimer le mode de cette pluralité, sa forme spécifique. Ainsi, les langues indiennes utilisent des séries différentes de nombres selon que sont dénombrés des personnes ou des objets, des choses animées ou inanimées. Boas remarque, dans la langue tsimshiane par exemple, qu’il existe des séries particulières de nombres pour compter des objets plats et des animaux, des objets ronds et des portions de temps, des objets longs et des mesures. C’est toute une richesse des liens et enchaînements de la pensée tsimshiane que l’on pourrait déduire de telles associations de sens.

Toutes ces manières différentes d’exprimer, de percevoir, de s’émouvoir et de concevoir sont à l’œuvre dans la broderie, dans les motifs brodés, dans leurs significations, comme dans les manières de les broder ; et c’est également en partie ce qui freine la compréhension par un œil extérieur de tous les tenants et aboutissants, de tous les « enjeux » de cet art.

Le lien unissant « langue – pensée - art » permet une analyse de la broderie sous trois angles : dans une perspective linguistique, en comparant son fonctionnement avec le fonctionnement des langues indiennes ; dans une perspective « culturaliste » comme expression d’une vision du monde -« pensée à l’indienne »- ; dans une perspective esthétique comme expression de l’imaginaire, du corps et des rythmes, des « manières de faire ».

Dans tout cela, nous pouvons observer une culture qui se transmet et se transforme, mettre en évidence un système symbolique à l’œuvre –en action-.

La broderie étant un « langage » vivant, dans une tradition vivante, les transformations, changements, variations dans cette technique et dans les « messages » qu’elle transmet, ne sont pas perçus sous l’angle de l’inexorable perte ou acculturation des cultures indiennes. La condition même de « changer », de varier, est vue comme propre à l’idée de tradition : tradition qui pour les sociétés amérindiennes consiste à assurer les réactions et la croissance, le changement. L’immobilité ou la constance supposées, nous l’avons vu, n’existent que momentanément.

Ainsi, les variations subtiles ou tranchées observées dans la broderie aux piquants relèvent parfois de la contrainte, parfois de choix, parfois de la redéfinition ou interprétation d’une technique étrangère pour se l’approprier. Ce phénomène d’intégration de la nouveauté dans la broderie, comme dans le mythe, apparaît comme un principe générique de fonctionnement. Il n’y a là rien de « dégradant » (pas de « perte » ou de « bricolage » pour reprendre une terminologie fréquente ou lévi-straussienne), il n’y pas d’appauvrissement dans ce phénomène, mais un système intrinsèque qui prévoit l’apparition de la nouveauté.

Le langage lui-même, dans cette perspective, peut être vu comme tissu textuel : il est texte et texture (du latin texere : tisser, écrire). Les motifs sont texture et écriture, ils sont aussi rythme. Cet ensemble constitue une parole vivante, une musique. Nous avons vu que la valeur des « mots » ou motifs varie selon leur place dans ce tissu, dans le tissu de la phrase, et selon le contexte d’énonciation, de création comme d’interprétation de l’œuvre. Les accentuations, les emphases, les chuchotements sont autant de contrastes, harmoniques et disharmoniques, intensités des couleurs et des formes, comme des gestes des brodeuses. Le lien est ici établi entre image visuelle (forme) et image verbale (métaphore).

Les temps et espaces de la broderie se répercutent dans les souffles et enchaînements des « fils du tissu ». Celui qui va « lire » ce tissu va insérer par son récit (c’est aussi là la double signifiance de Benveniste et l’historicité de la forme-sens de Meschonnic) et son regard une nouvelle « trame ». Chacun retisse la dynamique du texte, comme Jainie le fait en proposant sa propre interprétation, liée à son histoire, ses connaissances comme au fait que c’est à moi, l’ethnologue qu’elle livre cette parole, du motif « tripes » ou « montagne ». Nous sommes ici dans l’invention d’une mémoire partagée, à la rencontre des intentionnalités et historicités.

Les motifs de la broderie aux piquants sont donc me semble-t-il, à considérer comme des réseaux symboliques et métaphoriques, des réseaux sémantiques interconnectés.

Notes
303.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit., p. 132.

304.

KEYSER James D. & KLASSEN Michael A., "Vertical Series Tradition" in Plains Indian Rock Art, Vancouver: University of British Colombia Press, 2001, p. 291.

305.

WISSLER Clark, "Societies and Ceremonial Associations in the Oglala Division of the Teton-Dakota," Anthopological Papers (1912), op. cit.

306.

SUNDSTROM L., "Steel Awls for Stone Age Plainswomen", op. cit., p. 105.

307.

SILVER S. & MILLER W., in American Indian Languages. Cultural and Social Contexts. Tucson: University of Arizona Press, 1997, p. 181.

308.

TRIGGER Bruce, in Les Indiens, la fourrure et les Blancs. Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Paris : Boréal Seuil, 1992.

309.

GRUZINSKI Serge, in La guerre des images, op. cit., p. 85.

310.

SILVER S. & MILLER W., in op. cit., p. 179.

311.

BENVENISTE Emile, in Problèmes de linguistique générale II, Paris: Gallimard, 1966, pp. 43-66.

312.

WARBURG Aby, in Le rituel du serpent . Art et anthropologie (1923), Paris: Macula, 2003, p. 66.

313.

IRWIN Lee, in The Dream Seekers, op. cit., p. 215.

314.

BOAS Franz, in Introduction to Handbook of the American Indian Languages (1911); Lincoln: University of Nebraska Press, 1966. et POWELL J. W., in Indian Linguistic Families of America North of Mexico (1891), Lincoln: University of Nebraska Press, 1966.

315.

SILVER S. & MILLER R., in American Indian Languages. Cultural and Social Contexts, op. cit., p. 17.

316.

BOAS F., in Introduction to Handbook of American Indian Languages, op. cit., p. 22.