A. Du cercle sacré à la toile d’araignée

Le concept de cercle sacré, tel que nous l’avons déjà explicité dans la deuxième partie de ce travail, situe sur un même plan, et dans une même parentèle, animaux, végétaux, minéraux, humains, mais aussi astres ou phénomènes météorologiques. Il prend en compte dans sa « forme » la conception d‘un temps cyclique, qu’il soit quotidien ou rituel.

Nous avons vu que les années étaient figurées sur les comptes d’hiver en suivant une spirale, que les noms des ancêtres comme leurs âmes pouvaient renaître dans leurs descendants (comme chez les Inuits), que les espaces et les temps pouvaient à tout moment se chevaucher dans l’expérience visionnaire, que la structuration de la famille comme de l’habitat suivait ce modèle circulaire.

Le cercle dans la broderie symbolise pour les Lakota, tout à la fois le camp, le soleil, le monde. Un cercle tissé de « rayons » symbolise l’araignée, la toile, le vent tournoyant, le temps, la roue de la médecine 319  :

Cromlechs, schémas de configurations
Cromlechs, schémas de configurations
Cromlechs, Alberta du Sud-Est
Cromlechs, Alberta du Sud-Est

photos extraites de l’article John Brumley.

Ainsi, le cercle et la toile sont intimement liés. Les mythes du Sud-Ouest mettent en scène Grand-Mère Araignée, héroïne culturelle, qui guida aux premiers temps du monde les hommes, depuis les mondes chthoniens jusqu’à la surface. Pour eux, il est dit aussi qu’elle déroba le feu au Soleil, ce qui explique aujourd’hui pourquoi ses descendantes, les araignées, tissent des toiles en cercles maillés de rayons. Il existe aussi, dans l’univers cosmogonique, Net Maker, “One whose thread never runs out”, celle dont le fil ne vient jamais à manquer, la « faiseuse de toile ».

L’usage de la métaphore de la toile peut être envisagé comme un système social et conceptuel.

Rappelons-nous les charmes en forme de cercle, maillés d’une toile, servant de protection aux enfants, les « net baby charms ». Les lignes du filet ou de la toile servent non seulement à attacher, lier, attraper, mais aussi à relier, connecter et, ce, sur une multiplicité de niveaux à l’image des différents « cercles » concentriques de la toile d’araignée. Ce pouvoir de liaison est intrinsèque à la forme même de la ligne, à sa « nature ». Nous avons vu à quel point la toile ou le fil d’une araignée étaient récurrents dans les mythes, permettant l’arrivée sur terre de la première femme ou, encore la redescente de l’épouse de Lune et de son fils (mythes du porc-épic et des épouses des astres), comme il permet l’émergence de l’humanité dans le Sud-Ouest.

Cath Oberholtzer souligne cette primauté du lien, et donc du fil ou de la ligne chez les Cree :

‘« Fot the Cree the world is full of lines, material lines of hair, sinew, thread and hide strips transformed into snares, carrying strings, belts, bow strings and fringes, and the lines of trail, traplines, sight lines, kinship lines, rivers and mythology. All are, in fact, life lines of protection, provision and connectedness.” 320 Annexes p. 372’

Leur univers tant physique que spirituel se construit sur cette logique, et la broderie précisément lie, noue, coud, tresse ces liens. Les brodeuses procèdent à ces métamorphoses, à cette création du vivant, elles sont les araignées sur la toile, tant pratiquement que symboliquement. Elles connectent les styles, les générations, les cultures : c’est pourquoi ce qui attend le monde, si la brodeuse de Shunka Sapa, la Pénélope, achève son ouvrage, c’est la mort. C’est pourquoi le symbole s’il en est des rêveuses de la Femme Double, elles-mêmes êtres connectés par un cordon ombilical ou fil, est une toile d’araignée.

Les voici réunies sur un même ouvrage aux piquants, sur un dessus de porte-bébé lakota, vers 1880. La photo est issue du numéro 2, vol.18, printemps 1993, de American Indian Art Magazine, p. 58 :

Cradle cover, lakota, 1880, National Museum of the American Indian, Smithsonian Institution.
Cradle cover, lakota, 1880, National Museum of the American Indian, Smithsonian Institution.

Nous commençons ici à voir ce réseau de sens en action, nous continuerons à la suivre un peu plus loin, sur les liaisons d’interprétations entre étoile et toile d’araignée.

Le cercle sacré s’épanouit dans la toile d’araignée : « From great-grandparents to great-grandchildren we are only knots in a string »,les noeuds du filet de pêche ou de la toile d’araignée sont autant de points interconnectés, à l’image de tous les êtres vivants dans la cosmogonie des Plaines : « we’re all related », « mitakuye oyasin ».

Les fameux « capteurs de rêve », autres charmes du même type que les petits disques apposés sur les berceaux des enfants, reproduisent, à l’aide de fibres végétales ou tendons, la forme d’une toile d’araignée. Ils sont censés filtrer les rêves, laisser passer les bons et retenir les mauvais.

Prisonniers des mailles du filet, les mauvais rêves seront ensuite détruits par la lumière du soleil filtrant au travers de la toile. De la même manière, ces talismans peuvent être utilisés dans une idée de transfert des maladies : elles peuvent être déviées vers un autre être, puisqu’ils sont connectés…

Voici les récurrences du cercle et de la toile, comme motifs des peuples, talismans de protection, lieux de culte, symboles de l’univers :

Les brodeuses, en tant qu’ouvrières de l’interconnexion, agissent comme les araignées sur la toile, elles capturent non seulement la nourriture nécessaire, qu’elle soit spirituelle ou physique, magique ou profane, mais aussi l’extérieur, l’exogène, nuisible ou pas : elles représentent le caractère anthropophagique de toute culture. Les faits nouveaux sont eux aussi capturés, pouvant être digérés, c’est-à-dire assimilés, métissés, adaptés ou rejetés selon les « besoins » culturels. L’ « interfécondation » des cultures, principe mis en avant par Bastide se trouve ici en pleine activité.

Mais la toile n’est pas parfaite, elle subit les assauts du temps, du vent, des contextes historiques et sociaux, il existe aussi des trous dans la toile, les fils peuvent se rompre : ces ruptures peuvent, à terme, conduire à la destruction même de la toile, puisque le propre de ses éléments est d’être interreliés. Ce qui affecte l’un d’entre eux, affecte tous les autres : le cercle sacré, c’est aussi l’influence sur la terre mère et la nécessité qu’ont les espèces de faire bon ménage. Ces ruptures sont aussi celles que nous avons décrites dans la transmission des savoirs et valeurs, c’est la mise en danger d’une conception du monde, les traumatismes profonds subis par les cultures amérindiennes.

L’araignée va alors, garante de l’ordre de la toile, de l’ordre du cosmos, opérer un « raccommodage », une reprise, une suture : elle ne peut retisser à l’identique, mais elle peut créer des formes hybrides, de fortune, parfois un peu « bancales » mais qui peuvent durer longtemps. Ce sont, par exemple, ces formes ambivalentes d’identités, de religions dites « syncrétiques ».

Le modèle apparaît donc comme un outil efficace dans la compréhension d’un système dynamique et en réseaux. La toile, et ses multiples entrées, permet de « voyager », elle permet les passages, les allers-retours, dans le temps et dans l’espace : à chaque point une entrée reliée à toutes les autres. De plus, la toile d’une araignée est en permanente vibration, elle est rythme, et ce sont précisément les variations d’intensité dans ces vibrations et ondes qui permettent à l’araignée de se situer dans l’espace et d’appréhender la nouveauté : une prise dans son filet…

Le corps même de l’ouvrière est un medium : l’idée du corps-tissu proposée par Héraclite semble ici pertinente, d’autant, souvenons-nous, que parfois c’est le corps de la femme araignée qui est lui-même broderie aux piquants (Chapitre 2).

Le tissu auquel est comparé le corps humain est, chez Héraclite, précisément celui d’une toile d’araignée :

‘« De même que l’araignée postée au centre de la toile sent aussitôt qu’une mouche a rompu l’un de ses fils et rapidement y court, comme souffrant de la rupture du fil, de même l’âme de l’homme, si quelque partie du corps est blessée, y accourt en hâte, comme ne pouvant supporter la blessure de ce corps, auquel elle est unie fermement, et de part en part. » 321

La toile d’araignée, et c’est pourquoi elle est le symbole associé à Double Woman, représente à la fois le produit de la créativité et de l’habileté de sa créatrice, mais aussi la capacité à capturer les rêves comme les prières ou « vœux » (rappelons nous que les brodeuses font un vœu afin de parfaire leur habileté dans le travail aux piquants). Les rêveuses de la Femme Double décrites par Wissler 322 portaient souvent des cerceaux maillés d’une toile ou des miroirs, utilisés pour renvoyer des éclairs et détecter d’autres rêveurs potentiels, mais aussi pour « attraper » des rêves et des prières dans le public.

Le lien entre toiles d’araignées et miroirs est aussi relevé chez les rêveurs de l’Elan (Elk dreamers), sociétés exclusivement masculines, qui utilisent ces deux médiums pour « capturer » et charmer les femmes. L’Elan représente l’autre face de la séduction de la Femme Daim : si sa « médecine » rend fous les hommes, c’est celle de l’élan qui rend folles les femmes.

La toile d’araignée apparaît donc à la fois comme symbole en soi, comme structuration de la pensée symbolique et comme de la forme du monde.

Notes
319.

Les « medicine wheels » sont des structures de pierres en forme de cercles, cairns, rayons. Comme ces dispositions (près de 70 recensées dans les Plaines du Nord, du Wyoming et Dakota jusqu’en Alberta et Saskatchewan) ressemblent de façon générale à la Bighorn Wheel, découverte à Sheridan dans le Wyoming, on les a nommées génériquement sous ce terme. Les utilisations demeurent sujettes à diverses hypothèses : cérémonies communautaires comme la danse du Soleil, marquage d’évènements astronomiques, mémoriaux funéraires… Voir les articles suivants : BRUMLEYJohn, «Medicine Wheels on the Northern Plains: A Summary and Appraisal, » Archaeological Survey of Alberta Manuscript Series No. 12 (1988) ou encore KEHOE Alice B. & THOMAS F., « Solstice-Aligned Boulder, Configurations in Saskatchewan, » National Museum of Man Mercury Series, Canadian Ethnology Service Paper 48 (1979).

320.

OBERHOLTZER C., "Net Baby Charms: Metaphors of Protection and Provision," Papers of the 24th Algonquian Conference, op. cit., p.3 23.

321.

HERACLITE d’EPHESE, in Les fragments, Traduction Michel Pouille, Chambéry: Ed. Comp’Act, 1995, p. 57.

322.

WISSLER C., "Societies and ceremonial Associations in the Oglala Division of the Teton-Dakota," Anthropological Papers (1912): op. cit..