A. L’apumi

Le premier motif que nous nous proposons donc d’analyser sous cette nouvelle perspective est celui dit du « papillon » ou de « l’étoile du matin » chez Boas, la deuxième figure en partant de la gauche sur cette série :

Figure 98 p. 135, in L’art primitif, F. Boas, op. cit.

On le retrouve en bas à droite dans la série « étoile », également chez Boas :

Figure 96 p. 135, in L’art primitif, F. Boas, op. cit.

Boas note ainsi :

‘« Le deuxième dessin de la fig.98, en partant de la gauche, est interprété comme un papillon ou comme l’étoile du matin.[…] Le fait que l’interprétation d’une même figure puisse connaître de telles variations, et que, à l’inverse, des formes diverses puissent exprimer une même idée montre qu’il ne faut pas considérer les termes utilisés pour décrire les dessins comme de simples noms et qu’il s’agit plutôt d’associations entre une forme artistique et un certain nombre d’idées, dont le choix, dans chaque tribu, est fixé par l’usage, même s’il reflète aussi les préoccupations passagères de la personne qui donne l’explication. » 323

Si l’on ne peut qu’être d’accord avec Boas sur les associations d’idées à la forme, il demeure tout de même peu convaincu d’une logique profonde présidant à ces associations. Pourtant, c’est bien le cas, à travers la logique de l’interconnexion. Boas ne tentera pas d’élucider le « mystère » des liens entre « papillon » et « étoile du matin », ce que je me propose de faire à présent.

Nous avons vu que l’intervention des animaux dans la création du monde et l’instauration de l’ordre du cosmos est extrêmement récurrente dans la mythologie amérindienne. On retrouve ainsi des papillons ou êtres-papillons intervenant du nord au sud de l’Amérique auprès des hommes, souvent porteurs de signes du monde des esprits, messagers du rêve.

Chez les Blackfeet, le doux bruissement des ailes du papillon entendu en songe était considéré comme le signe annonciateur d’un «rêve de pouvoir» : un rêve où se manifestent les esprits en délivrant au rêveur un don, un «pouvoir», qu’il pourra exercer par la suite 324 .

Le papillon est un messager, en tant que représentant d’une figure mythologique primordiale, Morning Star, Etoile-du-Matin, fils de Soleil et Lune, lui aussi messager ayant révélé aux hommes les sources du pouvoir sacré dans le monde : le Soleil et le Ciel. Ce «héros civilisateur» est considéré par les Blackfeet comme l’initiateur de leurs rites et pratiques religieuses et, de manière plus élargie dans les Plaines, comme instruit des détails rituels de la Danse du Soleil 325 .

Les divers mythes concernant Etoile du Matin le situent comme Found-in-Grass, le fils de Lune-Porc-épic et de son épouse humaine, montée résider aux cieux, puis redescendue sur terre, aidée d’un bâton à fouir et d’un cordon ou fil d’araignée.

D’autres versions font prendre à Morning Star directement le rôle de son père, Lune. Il vit lui aussi dans un campement céleste avec une épouse humaine, nommée Feather Woman. Cette dernière ouvre également le « bouchon céleste » interdit, et regarde la terre, dont elle est nostalgique. Elle se transforme en araignée et tisse un fil pour elle et son enfant, afin de rejoindre le sol. Le fil se casse et ils tombent, l’enfant se blessant au visage. C’est pourquoi l’enfant est par la suite appelé Scarface.

Devenu jeune homme, il décide d’aller voir son grand-père, Soleil. Ce dernier voit en lui trait pour trait son père Morning Star, excepté la cicatrice : il nomme alors son petit-fils Mistaken Morning Star, et décide de l’instruire dans les procédures rituelles nécessaires à son culte, c’est-à-dire les détails de la Danse du Soleil. Scarface alias Mistaken Morning Star retourne sur terre avec ses dons, et entreprend d’instruire les humains. Sa marque est celle de la « croix de Malte », qui authentifie la vérité et probité des rituels. Outre les liens entre Etoile du matin (Etoile Polaire : rappelons que les Pawnee pratiquaient l’Okeepa, cérémonie jugée proche de la Danse du Soleil, mais distinguée par le spécialistes parce que vouée à l’Etoile Polaire et non au Soleil… Nous voyons ici que les deux astres sont plus proches qu’on aurait pu le croire !) et Danse du Soleil, le mythe nous renseigne aussi une fois de plus sur les permutations et ambivalences des êtres : entre les générations, le père peut-être pris pour le fils et inversement, les évènements peuvent se répéter (la fuite de l’épouse)… Les apparences sont souvent trompeuses et les êtres peuvent toujours se révéler autres que ce qu’ils prétendent.

Cette ambivalence et dualité des sens, comme des êtres eux-mêmes, était d’ailleurs relevée par Ruth Phillips dans son étude des motifs géométriques de la région des Grands Lacs 326  :

‘« Artistic expression in such a context must respond to two contradictory imperatives; visionary experience had to be given concrete visual form in order to retain the blessing of the guardian spirit, yet the vision had, at the same time, to be kept private lest its power be forfeited. Ambiguity of visual imagery was thus necessary and desirable. Ambiguous imagery, furthermore, could express the ability of the spirits to transform their appearance which was a basic aspect of Great Lakes Indian belief. Iconographic conventions were at the same time a means of expressing this belief in transformation, and of resolving the visual ambiguity which resulted from this belief into an image which recorded a specific experience.” Annexes p. 372’

Il y a nécessaire adéquation entre l’idée que l’on se fait des choses et la façon dont on les représente ou symbolise. Les êtres mythiques sont tous doubles, si ce n’est toujours, au moins temporairement : Iktomi l’homme-araignée, Double Woman, Deer Woman, Anuk Ite, Vieil Homme Coyote, Net Maker…

Pour continuer à suivre les réseaux de cette toile du sens, il faut dérouler jusqu’au bout les associations et significations associées à chaque aspect de la forme évoquée.

Ainsi l’«apumi», signifiant en langue blackfoot, «ailes déployées du papillon» mais également «être sur le point d’apporter des nouvelles», « to go about telling news », est un motif dont la forme évoque celle d’un papillon, et qui est placé sur des objets dont on veut signifier le caractère sacré ou, encore, le critère «d’authenticité» rituelle.

Il symbolise chez les Blackfeet, ce «sceau» de Morningstar ou Mistaken Morning Star, confirmant la nature sacrée des objets sur lesquels il est apposé. Voici à quoi ressemble cette « croix de Malte » :

Les deux formes sont présentes dans les listes arapaho de Boas à la rubrique « étoile ».

Le motif faisant le lien entre les deux dénominations, qui est aussi lien mythico-logique, permettant de comprendre le passage métamorphique entre les deux êtres distincts que sont papillon et étoile, est bien le suivant :

Nous voyons ici ce motif apposé sur une pipe, objet sacré s’il en est :

Figure 6 p. 9, « Pipe et tuyau de pipe, 20ème » blackfoot, in Julia Bebbington, Quillwork of the Plains, op. cit.

Citons un autre exemple, celui d’un Apumi apposé sur un tipi, ce qui signalait que son propriétaire avait reçu un rêve de pouvoir, et était ainsi autorisé à représenter la marque de son contact avec les esprits. Voici un croquis d’un tel tipi réalisé par Wissler, où l’on voit une panthère aquatique et un « apumi », tout en haut à droite (on n’en voit que trois branches mais il demeure facilement identifiable). Wissler était essentiellement intéressé par la représentation de la panthère :

Dessin de Clark Wissler, in Ceremonial Bundles of the Blackfoot Indians, 1911.

Nous avons également évoqué plus haut le fait que les femmes blackfeet avaient pour habitude de broder la marque de l’Apumi sur une pièce de peau, qu’elles accrochaient ensuite aux cheveux des enfants, afin que le papillon les guide au pays des rêves et protège leur sommeil.

Figure entomologique du papillon et figure mythologique de Morning Star sont donc associées, notamment quant à leur fonction de messager et délégateur de pouvoir. Les Blackfeet utilisaient cependant parfois des couleurs différentes pour les distinguer: le bleu ou le vert pour le papillon, le rouge pour Etoile du Matin, car il a «natojiwa», le pouvoir du Soleil (nous avons vu que dans le mythe Soleil offre des pouvoirs à Mistaken Morning Star).

C’est à partir de là qu’il est intéressant de développer encore un aspect de cette polysémie et capacité de transformation des sens les uns dans les autres : c’est un parcours multidimensionnel qui se développe sous nos yeux.

En effet, il faut noter ici que le papillon, en tant qu’être ailé et sujet à la métamorphose, est une créature associée également à une autre figure mythologique importante chez les Indiens des Plaines : l’Oiseau-Tonnerre, précisément seigneur de tous les êtres ailés et instigateur des rêves de pouvoir. Il inspire notamment les hommes-médecine et les «heyokas», les «contraires» ou «rêveurs de tonnerre» sioux que nous avions évoqué plus haut comme figures de l’ambivalence, de la dualité et de la transformation. Le papillon en est un représentant « complet » symboliquement puisque, dans la pratique, il naît chenille, être terrien, construit une chrysalide, pour renaître papillon, être ailé.

C’est ainsi que la forme généralement employée pour représenter le pouvoir de l’Oiseau-Tonnerre est extrêmement proche de celle utilisée pour figurer le papillon :

Croix de Malte
Croix de Malte
Oiseau-Tonnerre
Oiseau-Tonnerre

Les deux motifs sont même parfois associés sur un même objet, avec les différences de couleurs associées notées plus haut : rouge pour le pouvoir du soleil (natojiwa) associé à Morning Star, et vert pour le pouvoir de l’Oiseau-Tonnerre, celui qui apporte la pluie et le renouveau, comme l’illustre la photo suivante :

Peau d’élan identifiée comme partie du costume de la femme sacrée initiant la danse du Soleil chez les Blackfeet, Smithsonian Institution, in
Peau d’élan identifiée comme partie du costume de la femme sacrée initiant la danse du Soleil chez les Blackfeet, Smithsonian Institution, in Indiens des Plaines. Les peuples du bison (catalogue exposition Abbaye de Daoulas), op. cit., p. 63.

En voici une autre photo, montrant l’ensemble de l’œuvre :

Robe en peau d’élan, blackfoot 1844, in “The Spirit sings. Artistic Traditions of Canada’s First Peoples”, op. cit.
Robe en peau d’élan, blackfoot 1844, in “The Spirit sings. Artistic Traditions of Canada’s First Peoples”, op. cit.

Détail :

La boucle est bouclée si l’on fait une dernière référence aux liens unissant papillon et oiseaux tonnerre : ces derniers se transforment, dans les visions de Black Elk, en papillons.

Dans cette perspective, la variabilité des interprétations données aux motifs, comme « étoile », « morning star » ou « papillon », apparaît à présent plus que cohérente.

Nous pourrions poursuivre un peu plus loin le modèle d’interconnexion selon la toile d’araignée, en sortant de l’analyse seule d’un motif. Relions-le schématiquement à l’ensemble des représentations et métaphores qui lui sont liées (nous pourrions aussi le faire avec un autre motif comme celui de l’umane, que nous allons aborder ensuite) : nous verrons alors le réseau en action. Les points sont interconnectés par les lignes, mais aussi par les cercles, pouvant agir en spirales (rappelons-nous le fonctionnement des comptes d’hiver évoqués plus haut). J’ai, ici, mis le papillon au centre, mais n’importe lequel des autres « points » mentionnés pourrait être au centre, et fait en soi office d’« entrée » dans le réseau sémantique.

Voici comment se construit une toile d’orbitèle, variété d’araignée : voici donc aussi comment peut se construire une pensée interconnectée, c’est-à-dire en cercle, mais aussi en spirale (Figure 4) et en rayonnements :

Afin d’amener à considérer ici encore le cercle comme image synthétique du mouvement du monde, notons avec Paul Klee dans ses « esquisses pédagogiques », grammaire des formes :

‘« La dernière forme dynamique peut être étendue par une amenée mobile du pendule. Le sens de cette labilité du point d’amenée se répercute sur l’extension indiquée des formes dynamiques. Mais la plus pure des formes en mouvement, la forme cosmique, n’apparaît qu’avec la suppression de la pesanteur. Il faut imaginer cet événement survenant au milieu d’un simple mouvement du pendule. Le pendule s’élance alors en cercle, la plus pure des formes dynamiques. […] Les variations progressives du rayon combinées avec le mouvement périphérique transforment le cercle en spirale. De l’accroissement du rayon résulte la spirale de vie. Le mouvement n’est plus infini, si bien que la question du sens reprend son importance. Celui-ci décide ou bien d’une évasion centrifuge vers une liberté croissante de mouvement, ou bien d’une soumission croissante à un centre qui finit par tout engloutir.» 327

Le cercle de la toile, allié à sa construction en spirale, permet de considérer le modèle comme une forme dynamique et évolutive, et non point comme une forme finie et enfermante, voire auto-suffisante : les allers-retours, les « erreurs », les imperfections se produisent et créent le caractère unique de chaque toile. Nous l’avions vu plus haut avec Bastide, et Klee le souligne dans ses réflexions sur la spirale : ici l’évenement peut avoir lieu, les ruptures dans la toile se produire, le sens –les sens- être renouvelés, même inédits. Le cercle s’inscrit dans le mouvement, il est forme dynamique, il s’inscrit à ce titre dans l’histoire.

Notes
323.

BOAS F., in L'art primitif, op. cit., pp. 135-136.

324.

GRINNELL G. B., "The Butterfly and Spider among the Blackfeet," American Anthropologist, 1899, New Series I, pp. 194-196.

325.

Voir chez CLARK E., "The Origin of the Sundance"," in Indian Legends of Canada, op. cit., pp. 63-67, et WISSLER C & DUVALL D., “The Fixed Star” et “Scar-face”, in Mythology of the Blackfoot Indians, op. cit., pp. 58-65.

326.

PHILLIPS R., "ZigZag and Spiral" Papers of the 15th Algonquian Conference, op. cit., pp. 418-419.

327.

KLEE Paul, in Théorie de l'art moderne, Genève: Gonthier, 1964, pp. 126-127.