B. L’umane et autres exemples

D’autres exemples de motifs peuvent être traités sous ce modèle interconnexionnel de la toile, permettant ainsi une meilleure compréhension des polysémies qui leurs sont accordées.

Le motif dit de l’umane (lakota), indiqué comme signifiant, tour à tour, « toile d’araignée », « univers », « pouvoir », mais aussi « étoile ». Il est décrit notamment par Lame Deer 328 comme le pouvoir de la terre prêt à se répandre en toute chose. Voici sa forme la plus géométrique, mais les angles sont généralement plus éfilés vers le « rayon » :

Cette photo en propose une figuration plus habituelle :

Sac brodé aux piquants, Dakota, vers 1850, in Brasser Ted ed.,
Sac brodé aux piquants, Dakota, vers 1850, in Brasser Ted ed., Bo’Jou Neejee. Profiles of Canadian Indian Art, p. 140.

Celle-ci figure différentes robes sioux, dont l’une (dessin « c ») est nommée par Hassrick « femme araignée » et est donc probablement une robe de rêveuse de la Femme Double :

Décorations spécifiques pour robes de peau, in
Décorations spécifiques pour robes de peau, in Les Sioux, R. Hassrick, op. cit., p. 235

Ici la forme semble évidente quant à la suggestion : une toile, pour une toile d’araignée. Il faut noter ici que la représentation circulaire n’apparaît pas comme la seule possible. Cependant on retrouve une caractéristique commune : la construction en spirale. Enfin, les autres interprétations comme « étoile », demeurent ici a priori moins « logiques ».

Voici un exemple où le motif de la toile est perçu comme variation de celui de l’étoile à quatre branches :

Capuche de porte-bébé, Oglala, 1850-75, in catalogue
Capuche de porte-bébé, Oglala, 1850-75, in catalogue Hau Kola, op. cit., p. 149.

L’analyse proposée de l’objet se concentre autour des éléments suivants :

‘« The four-pointed star is in the form used by all Central Plains tribes and often called « morning star » by Cheyenne and Arapaho. The four-cornered design on top of the hood is a variation of the spiderweb. Observing that the spiderweb cannot be destroyed by bullets or arrows, which merely pass through it, leaving a hole, the Oglala associated the web with great power to protect people from harm.’ ‘It represented the heavens, the four points being the four directions, the home of the winds and the thunders. Thunder was considered a friend of the spider, and thus the spiderweb symbol helped to protect the wearer from its danger. The lines radiating from the four corners are lightning symbols.” 329 Annexes p.373’

Ce lien entre araignée et tonnerre, notamment l’allusion aux lignes radiantes à partir des quatre coins du motif était déjà relevée par Wissler 330 .

Pourtant, déroulons à nouveau notre fil de métaphores, associations d’idées er de logiques mythiques. Nous avons vu que l’araignée était conçue comme une créatrice d’univers, qu’ils soient minuscules ou d’échelle cosmogonique. Nous avons vu également que Morning Star, une étoile, fils d’étoile, épousait une femme qui désirait s’échapper du monde céleste, au moyen d’un fil d’araignée ou en se transformant elle-même en araignée.

Nous avons vu également que, par le biais de la gravure dans le roc, dont elle est soupçonnée d’être l’auteur, la Femme Double était rapprochée d’Iktomi l’homme araignée, et ils sont tous deux des êtres mythiques ambivalents, à l’image de la complexité humaine.

Or, Iktomi est précisément celui qui a poussé Anuk Ite (Double Visage), lorsqu’elle n’était encore que Visage, femme de Vent, à tromper son mari, avec Lune, notre astre porc-épic lié à la féminité. La Femme Double, sous le symbole de l’araignée, protège et inspire les brodeuses en rêve ; tandis qu’Anuk Ite leur rappelle, dans les douleurs des règles, l’ambiguité de leur nature, l’attrait mortel de l’araignée (Iktomi). Une fois de plus, aucune figure n’est aussi simple qu’elle pourrait paraître, chacune recèle une dualité alternante, une complexité irréductible.

Dessus de porte-bébé, lakota, vers 1880, in Maurer Evan, « Visions of the People »,
Dessus de porte-bébé, lakota, vers 1880, in Maurer Evan, « Visions of the People », American Indian Art Magazine, spring 1993, vol.18, n° 2, p. 58.

Revoici la photo découverte plus haut, sur son ensemble et en détails, deux femmes elles-mêmes moitié-moitié dans les coloris en symétries inversées, jointes par un cordon où pend une balle. Leurs mains se joignent dans la prise d’un objet : une pipe sacrée reconnaissable à son fourneau et à la plume d’aigle qui lui est attachée. Celle de gauche tient dans sa main droite une plume, celle de droite dans sa main gauche une plume et ce qui ressemblerait à un bâton, courbe, peut-être le fameux bâton à fouir des mythes du mari-étoile…

Par la toile et le fil, on passe d’un univers à l’autre : avec Grand-Mère Araignée, des mondes chthoniens au monde terrestre, avec l’épouse des astres du monde céleste au monde terrestre. Cette toile est donc métaphoriquement celle du cosmos, celle qui relie les êtres, les espaces et les temps.

D’autres exemples pourraient être abordés selon le même modèle, comme celui de la tortue : elle est symbole de protection, mais aussi Terre-Mère puisqu’elle est le continent de « naissance » de l’humanité (le continent tortue des mythes). Elle réunit dans une étroite symbolique maternité et fécondité, tant due aux qualités pratiques de l’animal (carapace de protection, intense fécondité des mères, longévité) qu’à ses dimensions symboliques, ce qui explique l’apposition de ce motif sur les porte-bébés. On pourrait également rappeler les valeurs multiples, mais liées, accordées au motif du « diamant » évoqué plus haut, mais également les rapports forts entre libellule et tonnerre selon l’apposition du motif sur un objet féminin ou masculin. La libellule, nous l’avons vu, peut figurer sur les mocassins de puberté d’une jeune fille, où elle sera alors messager protecteur indiquant la proximité d’un point d’eau et la circulation des énergies ; tandis qu’elle symbolise la rapidité de l’éclair et du tonnerre, par délégation de pouvoirs de son protecteur spirituel, l’Oiseau-Tonnerre lui-même, sur les jambières d’un guerrier à qui l’on souhaite transférer ces qualités. La libellule, insecte à la fois volant et aquatique réunit ces deux aspects. Nous retrouvons une fois encore la dualité alternante des êtres et des choses.

Ces ensembles sémantiques apparaissent également applicables à d’autres contextes culturels, sociaux et historiques. Penser le mouvement et les processus, penser les changements et les métamorphoses, penser les passages possibles entre les catégories ; tout cela n’est pas l’apanage seul des sociétés amérindiennes des Plaines. Mais leur compréhension peut nous amener à mieux comprendre et théoriser les formes fluides, les dynamiques, tout ce qui relèverait même a priori de la contradiction, de l’ambiguité ou du « désordre » : configurations auxquelles l’anthropologie contemporaine ne cesse de devoir faire face, à défaut de faire corps avec elles.

Notes
328.

FIRE John and ERDOES Richard, Lame Deer : Seeker of Visions, New-York : Simon & Schuster, 1972.

329.

Voir le catalogue “Hau Kola !The Plains Indian Collection of the Haffenreffer Museum of Anthropology, Brown University, p. 149

330.

WISSLER C., "Some protective Designs of the Dakota"(1907), op. cit., p. 49.