Conclusion

A travers l’étude d’un objet qui paraissait au départ microscopique, nous avons pu dégager toute une logique dynamique de pensée. Dans une perspective mausséenne renouvelée, l’objet s’est révélé nœud d’interrelations et d’interactions, tant symboliques que pratiques. Le modèle de la toile et du lien nous a permis de mettre en évidence la texture sociale et symbolique des sociétés des Plaines. Dans un dialogue permanent entre l’histoire de ces sociétés et les histoires de ses membres, entre passé et présent, s’est progressivement dessinée une véritable cartographie des liens, chemins et passages entre les générations, les styles, les espaces et les temps, les espèces et les catégories.

Au fil des cinq années passées sur le terrain (depuis ma maîtrise), la broderie aux piquants m’a permis de mieux comprendre non seulement les brodeuses et leurs univers, mais aussi plus généralement la créativité culturelle et le système de pensée des Plaines. Cet objet métonymique est devenu pour moi une sorte de focus d’une logique : celle que j’ai nommée interconnexion. Dans ces cultures du rêve, les sens comme les êtres sont polymorphes, polysémiques, sujets à la métamorphose. En Saskatchewan, on m’a raconté les histoires d’un oncle transformé, d’une belle-sœur changeante, comme la nécessaire existence du monde des esprits : on rencontre encore souvent la Femme Daim, le petit peuple, Iktomi, ou Wesakechak. Chaque être porte plusieurs noms selon les circonstances ou les époques de sa vie : le changement est conçu comme la condition même de l’existence. Au fur et à mesure que mon statut et les perceptions qui l’entouraient se sont modifiés, je suis moi-même devenue tour à tour française, québequoise, indienne, amie, ethnologue, élève, maître, fille, femme, danseuse, brodeuse, conteuse, cuisinière…

Les univers symboliques, religieux et pratiques que j’ai traversés me sont apparus aussi à cette image : mouvants bien que définis, ordonnés, parfois même stricts.

Au fil des histoires et des rencontres, le rôle des traditions et des apprentissages m’est apparu central dans l’exercice de la liberté de pensée et d’action, comme dans la création renouvelée de la matière et du rythme social à travers les générations.

C’est avant tout la mémoire que j’ai pu voir à l’œuvre, dans tout son pouvoir d’invention et de renouvellement, dans toute sa capacité de projection vers l’avenir. Les mémoires des femmes que j’ai rencontrées vivent dans les mythes et récits comme elles vivent dans ce que créent leurs mains : le tissage est sur et dans la peau, dans les corps et dans les esprits. Chacune d’entre elles s’inscrit à sa façon dans ces « figures de femmes » que j’ai tenté de décrire : le réseau est tout à la fois en elles et créé par elles, dans une multiplicité de domaines de leurs existences.

Cette force de l’invention des cultures, située dans les Plaines dans un contexte épistémologique éminemment dynamique, semble s’être accélérée depuis les années 1970 et la « renaissance indienne ». L’accession à la scène publique, à une écoute internationale, à une construction politique sur le modèle occidental a permis aux communautés amérindiennes de relever la tête après l’humiliation et le traumatisme, entre autres des pensionnats indiens.

Les identités qui se créent aujourd’hui sont peut-être encore plus complexes et multiples. Elles naissent de négociations et tensions entre la « tradition », ou l’idée que l’on s’en fait, l’appartenance à une « communauté », et la volonté de s’intégrer, de trouver sa place dans le monde « blanc ». Cette spécificité des identités que j’avais décrites en introduction sous le terme de « clair-obscur », est peut-être encore plus accentuée dans le cas des femmes. Les catégories féminines ne correspondent en effet plus aujourd’hui ni au « modèle indien » du passé, ni au « modèle européen » tel qu’il fût importé en Amérique. De nouvelles voies d’exercice du pouvoir comme de la liberté individuelle apparaissent très fortement chez les Amérindiennes que j’ai rencontrées : elles vivent et élèvent bien souvent seules leurs enfants, travaillent, s’impliquent très fortement dans la vie associative et politique, occupent la scène et la parole, quand les hommes, eux, semblent ne cesser de perdre pied. Elles ont une capacité à concilier les contraires, à négocier entre les mondes et les systèmes de valeurs, qui les rapproche, et permet peut-être encore de mieux l’appréhender, de la figure de la Femme Double.

Cette troisième voie ouverte dans les manières d’être et de se penser, semble trouver toute sa pertinence dans les contextes contemporains. L’accélération du temps comme le rétrécissement de l’espace, observés pour tous les chercheurs s’intéressant à ce qui est regroupé temporairement sous la nébuleuse « mondialisation », affectent de façon radicale les catégories qui furent fixées sous les termes d’ethnie, d’identité, de territoire, de patrimoine…

Il appartient à l’anthropologie contemporaine de réanalyser ces concepts à la lumière du vivant, des pratiques micrologiques qui sont observées sur le (les) terrain (s). C’est dans cette dynamique que s’inscrit mon travail de recherche.

Les configurations contemporaines du social semblent, dans cette perspective, prendre la forme de réseaux, de flux, de mobilisations temporaires. Le modèle de la toile, que j’ai dégagé dans un contexte culturel précis, celui des Plaines, semble cependant adaptable à bien d’autres phénomènes et aires géographiques. Il permettrait de mettre en évidence les interrelations, interdépendances, passages, transformations de valeurs et catégories les unes dans les autres. Il permettrait, me semble-t-il, de créer des concepts et modes d’analyse réactifs, capables de suivre ces mouvements parfois contradictoires, en tout cas toujours complexes.

Le décloisonnement des champs d’étude, et leur interprétation dans leurs situations d’imbrications au sein de réseaux signifiants, serait un dispositif de recherche adapté au modèle. Il serait même intéressant d’envisager de nouveaux modes de « rendus » ethnographiques, à travers d’autres pratiques d’écriture et de restitution, comme l’appel aux nouvelles technologies par exemple.

C’est sur cette voie que je voudrais à présent diriger plus avant mon intérêt, et que je vais dores et déjà effectuer la restitution de cette recherche. A travers la mise en ligne sur Internet, la connexion avec des sites de brodeuses, et l’adjonction de mes textes au site d’exposition des œuvres de Sheila. La suite que nous espérons donner serait l’exposition de ses œuvres disposées en regard d’objets anciens, alliée aux commentaires tirés mon travail d’analyse. Inscrire également dans ce projet le « racontage » des mythes, dans leur aspect le plus contemporain, est également une variable que j’ai commencé à aborder avec des conteurs de la Saskatchewan.

Il me semble en effet que c’est, entre autres, dans le story telling que se joue le réseau, qu’il est mis sans cesse en pratique. Allié à la poésie et à la musique, il trouve par exemple un souffle nouveau dans la pratique du « slam » (poésie-racontage improvisé et interactif) de plus en plus répandu chez les jeunes Amérindiens urbains.

Ce sont des œuvres éphémères, inachevées et dynamiques, dont les moteurs sont nourris de pensée symbolique, mythes, métaphores et associations d’idées comme de jeux de mots, néologismes et métissages linguistiques. Ici encore, la tradition et la mémoire sont en pleine invention.

Mon intérêt se dirige donc plus avant vers ces phénomènes de création permettant d’interroger notamment les notions d’art et de féminité ; leurs configurations, intensités et tonalités selon les contextes historiques et culturels.

Mon étude, loin de prétendre à l’exhausitivité ou à l’achèvement (ce serait même rompre avec l’application dynamique sous laquelle sa forme est voulue afin de rester au plus près de son objet), se situe dans un effort de compréhension et d’explicitation de ces phénomènes nouveaux. Comme un « terrain » n’est jamais fini, les fils qui tissent l’art de la broderie et de ses transformations ne cessent d’être noués et dénoués. Il y aurait encore eu d’autres histoires à collecter, d’autres voix à écouter, d’autres lieux aussi qui auraient pu mener à d’autres analyses. Cependant, il faut momentanément conclure, s’arrêter sur un point de la toile, peut-être pour mieux reprendre plus tard le chemin.

Le mot de la « fin » sera donné aux artistes avec lesquels j’ai travaillé. Si Sheila s’est avérée araignée au cœur de la toile, d’autres, peintres, acteurs, écrivains l’ont également parcourue. J’ai eu la chance de rencontrer certains et ils ont tous soufflé un même vent de création et de tradition mêlées, dans l’ironie, la dérision, la férocité parfois.

C’est avec Sherman Alexie, habile écrivain de lacomplexité des identités « indiennes », lucide observateur qui fait déclarer à l’un de ses narrateurs (dans The Life and Times of Estelle Walks Above, dans son dernier roman, Ten Little Indians) :« Je ne sais pas nécessairement ce qu'un Indien est censé être. Après tout, je ne parle pas la langue de ma tribu et je suis allergique à la terre (...) « Spokane » signifie « Enfants du Soleil », mais je suis légèrement allergique au soleil. », qu’il est possible d’imaginer la complexité de ces situations.

Dans cette œuvre, plus on avance, plus les définitions de « l'identité indienne » s'accumulent et s'annulent mutuellement : elles paraissent relever plutôt d'un savoir transitoire, confus et intuitif, que d’une définition tranchée, ce qui correspond parfaitement à mes sentiments sur le terrain comme aux propos tenus par les acteurs.

Les Amérindiens semblent parfois condamnés à demeurer des étrangers sur un territoire qui leur appartient de fait, à errer dans un entre-deux indéfini et indéfinissable, à être d’éternels déracinés à qui il ne reste que l'humour.

Cependant, comme nous l’avons souligné tout au long de ce travail, l’entre-deux est aussi au cœur des catégories amérindiennes : c’est là aussi qu’est leur force et peut-être leur espoir, dans la capacité à incarner et comprendre la métamorphose. Jackson Jackson, un clochard de Seattle, autre personnage d’Alexie, médite encore : « Nous les Indiens, nous sommes de grands conteurs, des menteurs et des fabricants de mythes… ». C’est peut-être par ce talent, alliant mémoire et invention, qu’il est possible de trouver une issue : c’est donc là que doit également se trouver l’ethnographe, au cœur du vivant.