A. Une faculté nécessaire

1. Naturelle et essentielle

Dans l’ensemble de ses ouvrages théoriques, Cicéron place la memoria parmi les cinq divisions de l’art oratoire, conformément aux définitions rhétoriques connues de tous. Dès le De inuentione, œuvre de jeunesse rédigée probablement en 84-83 22 , il confirme la validité du classement hérité de la tradition aristotélicienne 23 , et présente ainsi les cinq facultés oratoires :

‘Quare materia quidem nobis rhetoricae uidetur artis ea quam Aristoteli uisam esse diximus ; partes autem eae quas plerique dixerunt : inuentio, dispositio, elocutio, memoria, pronuntiatio. 24

Suivent les définitions de ces différentes notions, dont celle qui nous concerne :

‘memoria est firma animi rerum ac uerborum [ad inuentionem] perceptio. 25

D’emblée, cette définition envisage deux objets de mémoire, res et uerba, qui correspondent respectivement à l’inuentio et à l’elocutio ; mais surtout, elle la considère comme une firma animi perceptio, c’est-à-dire l’outil d’une connaissance assurée. La mémoire appartient au domaine de l’esprit (animi) et lui garantit un savoir solide (firma).

De même, l’auteur de la Rhétorique à Herennius, à la même époque, fait de la memoria l’une des cinq qualités de l’orateur :

‘Oportet igitur esse in oratore inuentionem, dispositionem, elocutionem, memoriam, pronuntiationem. 26

Sa définition suit, très proche de la précédente :

‘Memoria est firma animi rerum et uerborum et dispositionis receptio. 27

On le voit, la nuance tient à la paronymie de perceptio et de receptio. Là où la perceptio cicéronienne indique une connaissance dynamique, avec une activité intellectuelle qui porte l’esprit à la rencontre de l’objet de mémoire, via les sens, la receptio 28 semble envisager la memoria sur un mode plus passif, comme un réceptacle d’informations 29 , ici, l’organisation argumentative (res, uerba, dispositio), où l’orateur trouve à puiser — Cicéron n’évoquait pas la dispositio.

Malgré cette différence, les deux théoriciens sont d’accord pour attribuer un rôle essentiel à cette faculté dans l’éloquence, usant des mêmes expressions élogieuses. La Rhétorique à Herennius, avant un long développement sur la mémoire artificielle, définit la faculté par la richesse (thesaurum) et la conservation (custodem) :

‘Nunc ad thesaurum inuentorum atque ad omnium partium rhetoricae custodem, memoriam, transeamus. 30

La memoria apparaît comme la dépositaire des arguments (elle l’était, précédemment, de la structure argumentative), et plus largement de l’ensemble des quatre autres parties de la rhétorique. Cicéron, lui, développe cette idée dans le De oratore, filant la métaphore, sans doute banale alors dans les traités de rhétorique 31 , pour souligner le rôle essentiel de la memoria, sans laquelle les quatre autres compétences se révèlent impossibles à maîtriser ; c’est elle qui sauve l’orateur devant la multiplicité des opérations à accomplir :

‘Quid dicam de thesauro rerum omnium memoria? Quae nisi custos inuentis cogitatisque rebus et uerbis adhibeatur, intellegimus omnia, etiam si praeclarissima fuerint in oratore, peritura. 32

La question oratoire, le subjonctif délibératif, le prolongement de l’image de custos dans le verbe peritura, tout concourt à renforcer l’importance accordée par Cicéron à une faculté qui s’approprie cette fois tous les domaines (rerum omnium), et non plus seulement les divisions de la rhétorique (omnium partium rhetoricae). Lorsque l’auteur de la Rhétorique se contente d’une définition somme toute ordinaire et passive (la memoria comme capital), l’Arpinate, avec bien plus d’énergie, reprend une image usée pour l’approfondir, lui donner plus de force, pour affirmer le rôle actif de la memoria. De simple réceptacle conservateur, le custos devient défenseur actif des richesses de l’orateur, empêchant leur perte.

Plus loin, l’orateur Antoine, l’un des deux protagonistes, la définit comme un fondement de l’éloquence, quand il dresse le portrait de l’homme vraiment éloquent:

‘… omnisque omnium rerum quae ad dicendum pertinerent fontis animo ac memoria contineret. 33

La métaphore de la source évoque un jaillissement d’arguments issu de l’esprit et de la mémoire. Encore une fois, celle-ci apparaît comme un principe actif qui permet l’existence de l’éloquence, à égalité avec l’animus.

Essentielle, elle est présentée dans le De optimo genere oratoris comme un socle, sur lequel se fonde, dans une métaphore architecturale, l’usage des idées et des mots par l’orateur :

‘Sed earum omnium rerum [ut aedificiorum] memoria est quasi fundamentum, lumen actio. 34

Nous reconnaîtrons cependant que la memoria fait partie d’un ensemble de cinq qualités qui définissent la tâche, les officia de l’orateur ; si elle est valorisée par les différentes expressions citées, force est de constater que les quatre autres officia, complémentaires, sont tout aussi nécessaires. Ainsi, l’auteur de la Rhétorique à Herennius affirme que l’actio est indispensable aux quatre autres parties de l’art oratoire, qui ne peuvent se manifester sans elle, pas plus qu’elle sans eux :

‘Nam commodae inuentiones et concinnae uerborum elocutiones et partium causae artificiosae dispositiones et horum omnium diligens memoria sine pronuntiatione non plus quam sine his rebus pronuntiatio sola ualere poterit. 35

A ses yeux, toutes les cinq sont interdépendantes : l’équivalence introduite par la litote comparative non plus quam le révèle. Ce professeur anonyme ne prétend pas privilégier la memoria, condition nécessaire, mais non suffisante, à laquelle il accorde un rôle technique dans l’art oratoire, au même titre qu’à ses compagnes. Nous observerons plus loin que Cicéron dépasse ce cadre technique et attribue à la memoria une fonction plus essentielle. Du moins allons-nous observer qu’elle garantit le succès aux orateurs cicéroniens.

Notes
22.

Pour la datation, cf. Cicéron, De inuentione, Paris, CUF, 1994, introduction de G. Achard, p. V-X.

23.

Aristote lui-même ne parle pas de la mémoire dans sa définition de la rhétorique : il évoque trois parties, correspondant respectivement à l’inuentio, l’elocutio et la dispositio, auxquelles il ajoute l’υπόκρισις, l’actio (Rhétorique, III, 1403 b) ; Cicéron évoque ses successeurs (plerique) ; cf. A. Michel, « Eloquence et rhétorique à Rome à l’époque classique », XI e congrès de l’association G. Budé, Pont-à-Mousson, 29 août-2 sep. 1983, t. 1, 63-108, p. 70 ; cf. M. Ruch, « Pro Murena, Pro Archia, De oratore I », Etudes cicéroniennes, Paris, Centre de documentation universitaire, 1970, 13-42, p. 35-36. P. Moraux, « Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote », Ciceroniana N. S. 1975, 81-96, p. 84-85 : « Le domaine de la rhétorique, lié très étroitement, chez Cicéron, à celui de la philosophie, est sans nul doute celui où l’influence de l’aristotélisme paraît la plus marquée. Citations presque textuelles, réminiscences, points de contact doctrinaux, tout cela a été relevé depuis longtemps. Toutefois, ces traces de l’aristotélisme dans les traités oratoires de Cicéron n’ont pas toutes la même valeur probante. Il se trouve, en effet, que la rhétorique postaristotélicienne, à laquelle Cicéron a très souvent puisé, s’est nourrie des théories d’Aristote, non sans les compléter ou les modifier à l’occasion… Enfin, la distinction des cinq parties de la rhétorique… apparaît comme un élargissement de données aristotéliciennes ; la seule différence est qu’Aristote, dans sa Rhétorique, ne traite pas de la mémorisation comme d’une partie de l’art rhétorique (sur l’organisation des manuels hellénistiques de rhétorique et leur dette envers Aristote, voir notamment W. Kroll, Art. Rhetorik, dans RE Suppl. VII, coll. 1096-1100). »

G. Achard, dans son édition de la Rhétorique à Herennius, Paris, CUF, 1997, évoque les sources de cette définition (p. 3 n. 15) : « Pour Aristote ce sont des έργα του ρήτορος, ce que les Latins traduiront par officia oratoris. L’auctor utilise aussi simplement res. Certains les considéreront comme des parties de l’art (cf. QUINT., I.O. III, 3, 11). La liste de ces qualités s’est constituée progressivement. C’est Aristote qui semble avoir ajouté l’υπόκρισις (Rhet. 1403 b) et les rhéteurs hellénistiques la μνήμη. » Quintilien, I. O. III, 3, 8-9, énumère les différentes divisions de l’art oratoire issues de la tradition rhétorique. Il se réfère avant tout à Cicéron, mais aussi aux Grecs : Dion, rhéteur inconnu (RE V, 1903, 847) qui fait de la memoria la cinquième partie ; les disciples de Théodore de Gadara, Hermagoras de Temnos (cf. Hermagorae Temnitae testimonia et fragmenta, éd. D. Matthes, Leipzig, Teubner, 1962, fr. 1).

24.

CIC., inu. I, 9 : « Aussi l’objet de l’art rhétorique nous paraît être celui qu’a, nous l’avons dit, approuvé Aristote. Les parties d’autre part sont celles que la plupart des maîtres ont indiquées : l’invention, la disposition, le style, la mémoire et l’action oratoire. » Cette définition de la rhétorique est précisée, avec des variantes, dans d’autres ouvrages théoriques de Cicéron : De or. I, 142 ; Partit. 5-26 ; Orat. 43-60.

25.

Ibid. I, 9 : « La mémoire consiste à bien retenir les idées et les mots. »

26.

Rhet. ad C. Her. I, 3 : « L’orateur doit posséder les qualités d’invention, de disposition, de style, de mémoire et d’action oratoire. »

27.

Ibid. I, 3 : « La mémoire consiste à bien retenir les idées, les mots et leur disposition. »

28.

Receptio est la leçon retenue par G. Achard dans son édition de la Rhétorique à Herennius, Paris, CUF, 1997 (F). Toutefois, il indique également perceptio (VE) dans son apparat critique.

29.

En ce sens, la nuance de la définition d’Aristote, De memoria et reminiscentia 450 a 30, limite également la portée intellectuelle de la mémoire, passive, par rapport au souvenir, dynamique, selon J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, p. 46 : « Aristote… distingue entre la mémoire (memoria) et le souvenir (reminiscentia). La première est l’état de durée d’une impression sensorielle. Le second consiste en une action intellectuelle délibérée pour retrouver une image mentale définie parmi les impressions enregistrées par la première. » Limiter la memoria à un réceptacle de sensations contribue au désenchantement de la faculté que nous relevions en introduction, contre lequel Cicéron doit lutter pour rendre à la memoria toute sa valeur spirituelle et morale.

30.

Rhet. ad C. Her. III, 28 : « Passons maintenant à la mémoire, trésor qui rassemble toutes les idées fournies par l’invention et qui conserve toutes les parties de la rhétorique. »

31.

Marcus lui-même la reprend dans ses Partitiones oratoriae, en 46, manuel destiné à son fils (3) : earum rerum omnium custos memoria.

32.

De or. I, 18 : « Que dirais-je de ce trésor de toutes les connaissances, la mémoire ? Si elle ne conserve pas fidèlement en dépôt tout ce qui a été trouvé et médité, idées et expressions, les autres facultés de l’orateur, fussent-elles en lui les plus éclatantes, seront évidemment comme perdues. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1922).

33.

Ibid. I, 94 : « (l’homme éloquent était celui) chez qui toutes les sources de l’art de parler jaillissent intarissablement de la pensée et de la mémoire. »

34.

CIC., opt. gen. 5 : « De tout ceci la mémoire [comme dans les maisons] fournit comme les fondations, l’action, l’éclairage. »

35.

Rhet. ad C. Her. III, 19 : « En effet trouver des lieux adéquats, employer un style élégant, disposer avec art les parties de la cause, retenir avec soin tous ces éléments n’aura pas plus de pouvoir sans l’action que l’action n’en aura toute seule sans ces autres qualités. »