2. Formation et réussites de la memoria chez les orateurs du dialogue cicéronien

Cicéron met en scène des orateurs de premier plan ; une mémoire exceptionnelle assure la qualité de leurs discours. Il incite par leur exemple le lecteur à développer sa mémoire naturelle par tous les moyens. Le propos de chacun d’eux est une invite en ce sens. Ainsi, aux dires de Crassus, dans le De oratore, les dons naturels sont essentiels à l’art oratoire, permettant l’activation des qualités nécessaires, dont la memoria :

‘Nam et animi atque ingeni celeres quidam motus esse debent, qui et ad excogitandum acuti et ad explicandum ornandumque sint uberes et ad memoriam firmi atque diuturni 36

La memoria, seule citée nommément, semble occuper une place à part, alors que l’inuentio et l’elocutio n’apparaissent que sous forme de périphrases.

C’est encore le cas dans cette énumération des cinq divisions de l’art oratoire par Crassus, où la memoria apparaîtra en quatrième position, après l’inuentio, la dispositio et l’elocutio, et avant l’actio :

‘Cumque esset omnis oratoris uis ac facultas in quinque partis distributa, ut deberet reperire primum quid diceret ; deinde inuenta non solum ordine, sed etiam momento quodam atque iudicio dispensare atque componere ; tum ea denique uestire atque ornare oratione ; post memoria saepire ; ad extremum agere cum dignitate et uenustate… 37

Les quatre autres divisions sont développées par de longues périphrases, mais la memoria est clairement désignée par son nom. E. Courbaud voit dans ces périphrases une volonté d’éviter les termes techniques traditionnels, jugés trop scolaires, pour donner une forme plus attrayante à son ouvrage : « Cicéron ne veut pas que son livre ressemble en rien, ni pour la forme, ni pour le fond, aux manuels d’école. » 38 Dans ce cas, pourquoi ne pas adopter la même méthode avec le terme qui nous occupe ? Ce choix nous semble significatif du rôle particulier de la memoria.

Par l’intermédiaire des interlocuteurs du dialogue, Crassus et Antoine, Cicéron invite le lecteur à exercer sa mémoire et révèle son attachement à cette faculté. Crassus juge l’entraînement salutaire, rappelant son propre apprentissage en ce domaine :

‘Nam de actione et de memoria quaedam breuia, sed magna cum exercitatione praecepta gustaram. 39

Ainsi, il cite pour l’avoir utilisé lui-même l’exercice de Carbon, consistant à apprendre un poème ou un morceau de prose le plus beau et le plus long possible, puis à le reproduire avec d’autres mots :

‘ut, aut uersibus propositis quam maxime grauibus aut oratione aliqua lecta ad eum finem quem memoria possem comprehendere, eam rem ipsam quam legissem uerbis aliis quam maxime possem lectis pronuntiarem. 40

Cependant, il ne lui paraît pas sans inconvénient, car il incite à substituer au mot juste, choisi par le poète, des expressions proches, mais inévitablement moins pertinentes. Il exhorte donc plus simplement à apprendre par cœur :

‘Exercenda est etiam memoria ediscendis ad uerbum quam plurimis et nostris scriptis et alienis. 41

Et encore, à user des lieux et des images employés à l’école pour mémoriser :

‘Atque in ea exercitatione non sane mihi displicet adhibere, si consueris, etiam istam locorum simulacrorumque rationem, quae in arte traditur. 42

Mais nous évoquerons cette méthode plus loin, car il s’agit là de la mémoire dite artificielle, et non plus naturelle.

Cicéron reproduit cet appel à l’entraînement de la memoria dans le livre II par la bouche d’Antoine, qui estime devoir son talent exceptionnel à son travail de mémorisation inlassable :

‘itaque si quid est in me… ex eo est, quod nihil quisquam umquam me audiente egit orator, quod non in memoria mea penitus insederit. 43

Pour finir, dans le livre III, Cicéron donne de nouveau l’exemple de la courte formation de Crassus, qui révèle que, s’il a presque tout appris de son métier sur le forum, par l’expérience du terrain, il a néanmoins suivi un apprentissage théorique en Asie auprès de Métrodore de Scepsis, un maître à la mémoire proverbialement phénoménale, qui a développé certaines méthodes mnémotechniques :

‘Paululum sitiens istarum artium, de quibus loquor, gustaui, quaestor in Asia quom essem, aequalem fere meum ex Academia rhetorem nactus Metrodorum illum, de cuius memoria commemorauit Antonius… 44

Il est intéressant de noter qu’au sein d’une formation personnelle de touche-à-tout, définie comme empirique, l’un des rares enseignements théoriques revendiqués par le Crassus de Cicéron est celui de la memoria, dont la place reste à part dans l’éloquence cicéronienne.

Notes
36.

CIC., De or. I, 113 : « Les dons d’intelligence et d’imagination sont essentiels, j’entends la facilité à recevoir des impressions vives, d’où résulte la finesse pénétrante de l’invention, l’abondance du développement et de l’élocution, la fermeté et la solidité de la mémoire. »

37.

Ibid. I, 142 : « J’ai encore appris que tous les moyens, toutes les facultés de l’orateur s’exercent dans le cadre des cinq divisions suivantes : découvrir d’abord les arguments convenables ; ceux-ci une fois trouvés, non seulement les ranger, mais les répartir suivant leur degré d’importance et les disposer avec sagacité ; puis les revêtir des ornements du style ; ensuite les fixer dans sa mémoire ; enfin les faire valoir par une action noble et gracieuse. »

38.

Cf. CIC., De or. I, 142, éd. E. Courbaud, Paris, CUF, 1922, p. 52 n. 2.

39.

CIC., De or. I, 145 : « Ce qui concerne l’action, la mémoire, je l’avais rapidement effleuré, mais j’avais mis en pratique les préceptes grâce à un exercice assidu. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1922).

40.

Ibid. I, 154 : « il consistait à choisir un morceau de vers ou de prose, le plus beau possible, à en pousser la lecture aussi loin que le permettait l’étendue de ma mémoire, puis à reproduire vers ou prose, mais avec d’autres mots, et les meilleurs que je pouvais trouver. »

41.

Ibid. I, 157 : « Il nous faut aussi exercer la mémoire en apprenant par cœur, et textuellement, le plus que nous pourrons de morceaux écrits par nous et par d’autres »

42.

Ibid. I, 157 : « et ici, je ne m’oppose pas du tout à ce qu’on ait recours, si le moyen vous est déjà familier, aux images que fournissent les lieux et les objets, à la mnémonique qui s’enseigne dans l’école. »

43.

Ibid. II, 122 : « et si j’ai quelque talent… je le dois à ce que jamais un orateur n’a plaidé devant moi, que son discours ne soit resté gravé dans ma mémoire. »

Antoine a mémorisé tous les discours qu’il a entendus ! L’hyperbole nihil quisquam umquam, renforcée par l’emploi de pronoms et d’un adverbe indéfinis, traduit le caractère continu de l’effort de mémoire d’Antoine, et sans doute sa vanité…

44.

CIC., De or. III, 75 : « Malgré ma soif de ces connaissances dont je vous parle, j’y ai peu goûté ; c’était pendant ma questure en Asie, où je trouvai un rhéteur de l’école académique, qui était à peu près de mon âge, ce Métrodore, dont Antoine vous a cité l’étonnante mémoire… »