3. Eloge des hommes de mémoire

a. Avoir une bonne mémoire dans les dialogues rhétoriques

Ces maîtres en éloquence dépeints par Cicéron sont à la fois hérauts et héros de la mémoire. Quel stimulant plus puissant pour le lecteur que la mise en scène des réussites techniques offertes à ces hommes par la memoria ? Cicéron donne à voir les gains possibles à travers l’éloge de ses modèles, tous célèbres pour leur mémoire.

Ainsi, Antoine, dans le Brutus, paraît improviser un discours, en fait préparé, grâce à ses capacités de mémorisation exceptionnelles, louées par Cicéron :

‘Erat memoria summa, nulla meditationis suspicio ; imparatus semper aggredi ad dicendum uidebatur 45

Cet avantage de la memoria était du reste avancé plus tôt, dans le De Oratore, par Crassus, qui soulignait l’importance de l’entraînement de la mémoire pour le développement du talent d’improvisation de l’orateur et sa facilité. Il citait l’exemple d’Antipater qui exerçait à la fois son intelligence et sa mémoire en improvisant des hexamètres :

‘Quod si Antipater ille Sidonius, ille quem tu probe, Catule, meministi, solitus est uersus hexametros… fundere ex tempore tantumque hominis ingeniosi ac memoris ualuit exercitatio ut, cum se mente ac uoluntate coniecisset in uersum, uerba sequerentur… 46

La mémoire permet donc de susciter une parole spontanée, réactive, particulièrement utile dans les débats auxquels prend part l’orateur.

Le Brutus poursuit l’énumération des hommes de mémoire et de leurs atouts 47 . Ainsi, la bonne mémoire de P. Antistius complète avantageusement ses autres qualités oratoires (inuentio, dispositio) :

‘Rem uidebat acute, componebat diligenter, memoria ualebat 48

Torquatus, lui, est doté d’une mémoire « divine », qui fait de lui un orateur complet, parmi d’autres qualités rhétoriques :

‘Erant in eo (Torquato) plurimae litterae nec eae uulgares, sed interiores quaedam et reconditae, diuina memoria, summa uerborum et grauitas et elegantia. 49

Pour finir, Cicéron loue la mémoire prodigieuse de celui qui fut à la fois son aîné, son modèle et son rival, Hortensius, dont la mort est le point de départ du dialogue :

‘Primum memoria tanta, quantam in nullo cognouisse me arbitror, ut quae secum commentatus esset, ea sine scripto uerbis eisdem redderet, quibus cogitauisset. Hoc adiumento ille tanto sic utebatur, ut sua et commentata et scripta et nullo referente omnia omnium aduersariorum dicta meminisset. 50

L’accumulation des intensifs (tanta, quantam, tanto) souligne la puissance exceptionnelle de la mémoire d’Hortensius, sa capacité de thésauriser des informations de manière exhaustive. Elle lui permet de posséder parfaitement son sujet, sans en négliger le moindre aspect 51  :

‘Rem complectebatur memoriter, diuidebat acute, nec praetermittebat fere quicquam quod esset in causa aut ad confirmandum aut ad refellendum. 52

La memoria ouvre l’orateur à la connaissance. Elle favorise un processus d’apprentissage, à l’œuvre lorsque dans le De oratore César invite ses auditeurs à retenir sa leçon sur l’humour dans les discours :

‘Sed hoc mementote, quoscumque locos attingam unde ridicula ducantur, ex isdem locis fere etiam grauis sententias posse duci. 53

Cicéron se place lui-même dans ce processus d’apprentissage, expliquant ses propres succès par l’ignorance, notamment en matière historique, des autres orateurs de sa génération, qui n’ont pas su ressusciter les grandes figures historiques :

‘nemo qui memoriam rerum Romanarum teneret, ex qua, si quando opus esset, ab inferis locupletissimos testes excitaret 54

Memoria prend ici le sens d’“histoire”, dont nous reparlerons plus loin, le contenant et le contenu se confondant : la memoria apparaît comme un réservoir d’exempla pour l’orateur, qui peut lui offrir un avantage décisif sur ses adversaires.

Les textes de Cicéron lancent une invitation permanente à ne pas relâcher l’effort de mémoire ; certains orateurs présentent une mémoire exceptionnelle certes, comme Thémistocle, à tel point, rapporte Antoine, qu’il refusa la méthode de mémoire artificielle proposée par Simonide, lui préférant un moyen d’oublier les souvenirs qui encombraient son esprit :

‘ad quem (Themistoclem) quidam doctus homo atque in primis eruditus accessisse dicitur eique artem memoriae, quae tum primum proferebatur, pollicitus esse se traditurum ; quom ille quaesisset, quidnam illa ars efficere posset, dixisse illum doctorem, ut omnia meminisset ; et ei Themistoclem respondisse, gratius sibi illum esse facturum, si se obliuisci quae uellet, quam si meminisse docuisset. 55

Mais Thémistocle, à la mémoire proverbiale, sert de contre-exemple ; car Antoine continue aussitôt en enjoignant aux apprentis-orateurs, nécessairement moins doués que l’Athénien, d’entraîner leur mémoire :

‘Sed neque propter hoc Themistocli responsum memoriae nobis opera danda non est… 56

La double négation neque… non marque avec humour le contraste entre un modèle idéal et mythique, statufié parmi les exempla, inaccessible, et un orateur contemporain, médiocre, que le labeur constant seul peut doter d’une mémoire efficace.

Notes
45.

CIC., Brut. 139 : « Sa mémoire était très grande : impossible, à l’entendre, de soupçonner qu’il eût préparé son discours ; c’était toujours une improvisation qu’il avait l’air de faire quand il prenait la parole ». Cf. M. Ledentu, « L’orateur, la parole et le texte », Orateur, auditeurs, lecteurs : à propos de l’éloquence romaine à la fin de la République et au début du principat, Actes de la table-ronde du 31 janvier 2000, éd. G. Achard et M. Ledentu, Lyon, De Boccard, 2000, 57-73, p. 59.

46.

CIC., De or. III, 194 : « Ce fameux Antipater de Sidon, cet homme que tu dois bien te rappeler, Catulus, a pu s’habituer à composer sur le champ des hexamètres… l’exercice, appuyé sur son intelligence et sa mémoire, fut si profitable que, lorsqu’il appliquait tout son talent, toute sa volonté à parler en vers, les mots se présentaient d’eux-mêmes. » (trad. H. Bornecque et E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1930). On trouve chez Aristote l’idée selon laquelle les vers facilitent la mémorisation (Rhétorique, , 9, 1409 b).

47.

L’admiration sans borne pour les hommes dotés d’une bonne mémoire dépasse, du reste, le simple cadre oratoire ; ainsi, Caton l’ancien, dans le dialogue qui porte son nom , fait l’éloge devant Scipion et Laelius de Fabius Cunctator, à la fois comme homme de guerre et comme lettré ; parmi d’autres qualités, il vante sa mémoire, qui lui permettait de connaître aussi bien l’histoire romaine que l’histoire étrangère (CIC., Cato 12) :

multae etiam, ut in homine Romano, litterae : omnia memoria tenebat non domestica solum sed etiam externa.

« il était même très lettré pour un Romain : il gardait dans sa mémoire toute l’histoire non seulement nationale, mais encore étrangère. »

La memoria appartient donc à un réseau de qualités intellectuelles et morales convergentes qui définissent simplement le grand homme, hors de toute exigence oratoire. Elle force ici l’admiration de Caton pour celui qu’il considère comme son maître. Sur la mémoire, qualité naturelle du grand homme, cf. M. Bretone, « Il giureconsulto e la memoria », Quaderni di storia 10, n°20, 1984, 223-255, p. 230-231.

48.

CIC., Brut. 227 : « Il trouvait ses moyens avec sagacité ; il les disposait avec art ; sa mémoire était très sûre ». Tribun de la plèbe en 88, édile en 86 (cf. T. R. S. Broughton, The magistrates of the roman republic…, t. 2, New York, 1952, p. 41 ; 54).

49.

Ibid. 265 : « Il avait beaucoup d’instruction et son instruction n’était pas celle de tout le monde : il avait fait des études pénétrantes et approfondies. Sa mémoire était prodigieuse. Son langage réunissait au plus haut degré l’autorité et l’élégance »

50.

Ibid. 301 : « D’abord il avait une mémoire, dont je crois n’avoir jamais chez personne rencontré l’équivalent : ce qu’il avait mentalement préparé, il était capable, sans aucune note, de le rendre dans les termes mêmes qu’il l’avait conçu. Grâce à cette faculté, il retenait non seulement ce qu’il avait lui-même préparé ou écrit, mais aussi toutes les paroles de tous ses adversaires sans que personne les lui rappelât. »

51.

Sur la mémoire prodigieuse d’Hortensius, cf. CIC., Brut. 88 ; 301 ; Luc. 2 ; Tusc. I, 59 ; De or. III, 250 ; QUINTIL. XI, 2, 24 ; SEN., contr. 1, praef. 19 :

aut quod fecit Hortensius, qui a Sisenna prouocatus in auctione persedit per diem totum et omnes res et pretia et emptores ordine suo argentariis recognoscentibus ita, ut in nulla re falleretur, recensuit.

« ou Hortensius qui, provoqué par Sisenna, assista toute une journée à une vente aux enchères, et, sans la moindre erreur, sous le contrôle des commissaires-priseurs, énuméra, dans l’ordre, tous les objets vendus, les prix et les acquéreurs.»

Selon M. Ruch, L'Hortensius de Cicéron : histoire et reconstitution Paris, Belles lettres, 1958, p. 26, « il a réalisé la synthèse des exigences que Cicéron impose à un représentant idéal de l’art oratoire. »

52.

CIC., Brut. 303 : « Il possédait à fond le sujet à traiter, l’ayant tout entier dans la mémoire ; il le décomposait avec pénétration dans tous ses éléments et il était rare qu’il laissât échapper quelqu’un des moyens fournis par la cause soit pour la preuve soit pour la réfutation. »

53.

CIC., De or. II, 248 : « En tout cas rappelez-vous bien ceci : quelques sources du rire que je vous indiquerai, il arrive presque toujours qu’elles soient également les sources de pensées graves. »

54.

CIC., Brut. 322 : « pas un qui possédât l’histoire romaine, pour y trouver, au besoin, les témoins les plus qualifiés et les évoquer des enfers »

55.

CIC., De or. II, 299 : « Un jour, dit-on, un savant des plus instruits vint le trouver et s’offrit à lui apprendre le secret, tout nouvellement découvert, de la mémoire artificielle ; comme Thémistocle lui avait demandé quelle était l’utilité de cet art, ce savant lui dit qu’il permettait de se ressouvenir de toutes choses. Thémistocle lui répondit qu’il l’obligerait bien davantage, s’il lui enseignait plutôt le secret d’oublier à son gré. » (trad. E. Courbaud modifiée, Paris, CUF, 1928). Anecdote récurrente dans l’œuvre de Cicéron, particulièrement frappé par la réaction de Thémistocle ; cf. Luc. 2 ; fin. II, 104.

56.

Ibid. II, 300 : « Cependant, malgré la réponse de Thémistocle, il n’en faut pas moins cultiver sa mémoire ». Neque est ici la première partie d’un balancement neque… neque… dont le deuxième terme n’apparaît pas dans la citation.