b. Avoir une bonne mémoire dans les dialogues philosophiques

La memoria n’est pas une qualité réservée aux seuls interlocuteurs des ouvrages rhétoriques. Cicéron loue fréquemment sa présence chez les nombreux personnages — fictifs ou non — de ses différents textes philosophiques. Cet éloge certes pourrait paraître une simple convention du dialogue philosophique, ouvrant une pause dans l'argumentation, permettant surtout au lecteur de se remettre lui-même à l'esprit les idées énoncées avant de découvrir la suite ; nous devrons toutefois nous demander s’il n’est qu’un artifice littéraire.

Dans le De finibus, Marcus compte sur sa mémoire pour discuter avec Torquatus et répondre aux arguments de ce dernier :

‘Itaque eo, quale sit, breuiter, ut tempus postulat, constituto, accedam ad omnia tua, Torquate, nisi memoria forte defecerit. 57

Plus loin, c'est à lui-même que Cicéron confie les mots de Caton, reconnaissant leur clarté et leur justesse, de façon à pouvoir s’en servir lui aussi plus tard :

‘Quare attendo te studiose et quaecumque rebus iis de quibus hic sermo est nomina imponis memoriae mando. 58

Plus généralement, le meneur de jeu, Cicéron ou son porte-parole, félicite le contradicteur doué de mémoire. Cicéron apostrophe Atticus, qui, citant Platon, vient d’énumérer les objets dignes d’être consacrés aux divinités, et se prépare à évoquer l'hérédité des cultes domestiques, alors qu'il avait oublié lui-même d'en parler :

‘O miram memoriam, Pomponi, tuam! At mihi ista exciderant. 59

La remarque, faussement exaltée, et vu son tour nominal et exclamatif, ironique, accentue la fiction d'un dialogue enjoué, destinée à agrémenter la matière austère du De legibus, et le relance avec succès, d’autant qu’Atticus flatté semble bien se laisser amadouer, soulignant lui aussi la puissance de sa mémoire, en réponse à Cicéron :

‘Ita credo. Sed tamen hoc magis eas res et memini et exspecto quod et ad pontificium ius et ad ciuile pertinent 60

Le De amicitia trouve même ses origines dans la mémoire de Cicéron, rappelant les paroles de son maître Scaevola l'Augure qui lui-même rapporte la conversation tenue avec son beau-père Laelius des années plus tôt, à la mort de Scipion Emilien. Cette chaîne de souvenirs est un prétexte, la mise en abyme apparaît comme un procédé de mise en scène de la part de l'auteur pour introduire son sujet, l’évocation par Laelius de son amitié pour Scipion :

‘Quintus Mucius augur multa narrare de C. Laelio, socero suo, memoriter et iucunde solebat… 61

Cicéron lui-même grave les paroles de son maître dans sa mémoire :

‘Itaque multa ab eo prudenter disputata, multa etiam breuiter et commode dicta memoriae mandabam… 62

La même expression revient en I, 3 :

‘Eius disputationis sententias memoriae mandaui, quas hoc libro exposui arbitratu meo 63

Au-delà du simple point de départ émerge une notion que nous affinerons plus loin : la mémoire, relayée d'un individu à un autre, traduit une forme de continuité qui construit des citoyens responsables, conscients de l'héritage intellectuel et philosophique qui leur revient, et qui donne une cohérence à leur action politique.

C'est au nom de cette cohérence que l'on use de la memoria comme d'une arme oratoire. En effet, à la fin de l'exposé d'une doctrine philosophique, le contradicteur loue fréquemment la bonne mémoire de l’orateur précédent avant d'entamer sa propre démonstration, évidemment contraire. Reconnaître la mémoire de son interlocuteur, c'est faire de lui un adversaire digne et respectable (il apparaît tel dans tous les dialogues philosophiques de Cicéron). Comme au combat, sa valeur est un gage de qualité pour la discussion, et renforce la supériorité du vainqueur (Cicéron ou son représentant). C'est un outil de transition entre les deux discours antagonistes ; ainsi, Cicéron vante la mémoire de son interlocuteur Caton et la netteté de son exposé dans le De finibus, réclamant, dans un ironique aveu de faiblesse, un délai pour y réfléchir — tant le stoïcisme recèle d'obscurité ! — avant de le contredire :

‘Ego autem : Ne tu, inquam, Cato, ista exposuisti, ut tam multa, memoriter, ut tam obscura, dilucide. 64

Cotta dans le De natura deorum loue la mémoire de l'épicurien Velleius qui a énuméré de nombreux philosophes anciens. Or, cette référence permanente doit l'amener à admettre à leur exemple que les dieux n'ont pas besoin d'un corps comme les hommes, ainsi que l'ont démontré ces philosophes. Velleius, félicité pour sa memoria, est donc pris au piège, saisi en flagrant délit de contradiction :

‘Etenim enumerasti memoriter et copiose, ut mihi quidem admirari luberet in homine esse romano tantam scientiam, usque a Thale Milesio de deorum natura philosophorum sententias. 65

Face au stoïcien Balbus, Cotta déclare aussi confier à sa mémoire les arguments de celui-ci pour mieux les contredire dans le livre III :

‘Mandaui enim memoriae non numerum solum sed etiam ordinem argumentorum tuorum. 66

Ainsi, la mémoire du locuteur, comme celle de son adversaire, assure la cohérence du dialogue et des démonstrations, comme un véritable élément de transition oratoire.

Nous l'avons vu dans le cas de Velleius, il y a contradiction entre les faits retenus (une bonne mémoire) et la conséquence avancée (le statut des dieux) : le rapport logique n'est pas établi. La memoria doit servir de socle à la raison. Sa mise en pratique seule n'est que psittacisme dans le cas de Philon par lequel Velleius justifie son exposé sur les dieux et sur les plaisirs pour emporter la conviction de ses interlocuteurs 67 . Or Philon, nous dit Cotta, se contente de réciter de mémoire des sentences d'Epicure ou de Métrodore et ne cautionne donc pas personnellement ces propos qui ne l’engagent pas :

‘Summa enim memoria pronuntiabat (Philo) plurimas Epicuri sententias his ipsis uerbis quibus erant scriptae, Metrodori uero qui est Epicuri collega sapientiae multa impudentiora recitabat. 68

La memoria est ainsi dénaturée, puisqu'elle n'inspire pas une approche critique et rationnelle, mais une simple répétition.

La connotation méliorative qui entoure la memoria — qui constitue toujours la bonne mémoire, la mémoire fidèle — dépasse le simple domaine rhétorique : elle révèle les contradictions du discours de l'interlocuteur, comme Velleius. En outre, en la louant chez son adversaire, Cicéron donne d'autant mieux à voir sa faiblesse future, par contraste. Ainsi, dans le De diuinatione, il constate que son frère Quintus s'appuie, pour défendre la divination, sur des exemples tirés de ses Aratea, qu'il cite de mémoire :

‘… ( in quo nostra quaedam Aratea memoriter a te pronuntiata sunt)… 69

Plus loin, il loue la force de cette mémoire :

‘pudet me non tui quidem, cuius etiam memoriam admiror, sed Chrysippi Antipatri Posidoni, qui idem istuc quidem dicunt, quod est dictum a te, ad hostiam deligendam ducem esse uim quandam sentientem atque diuinam, quae toto confusa mundo sit. 70

Mais cette concession, accentuée par la particule quidem, souligne d’autant plus les contradictions de Quintus ; si sa memoria est admirable, parce qu’elle garantit ses qualités humaines, il est paradoxal que Quintus adopte le point de vue absurde des stoïciens Chrysippe, Antipater, Posidonius sur la désignation des victimes sacrificielles par la providence divine ; la présence de la memoria, garantie des qualités humaines de Quintus, est incompatible avec de telles incohérences.

On le voit bien, la memoria ne peut être que positive, et renforce, par sa présence, la déception de Marcus qui distingue d'autant mieux les défauts de la démarche de son frère.

On retrouve cette attitude chez Catulus dans les Académiques : il loue la mémoire dont a fait preuve Lucullus dans son exposé, avant d'inciter Cicéron à répliquer ; pour ce faire, il le provoque, déclarant ne pas vouloir le détourner de l'opinion de Lucullus, si celui-ci l'a convaincu :

‘Tum mihi Catulus : “Si te, inquit, Luculli oratio flexit, quae est habita memoriter accurate copiose, taceo neque te quo minus si tibi ita uideatur sententiam mutes deterrendum puto. Illud uero non censuerim, ut eius auctoritate moueare.” 71

Memoriter note l’une des qualités du discours de Lucullus, mais celle-ci ne doit pas empêcher Cicéron de le critiquer. Il s'agit donc de louer la memoria et de reconnaître ainsi le talent d'un orateur, pour s’accorder plus facilement ensuite la possibilité d'émettre une réserve, une position nuancée donnant plus de crédit à la critique.

Notes
57.

CIC., fin. II, 44 : « Cette moralité, après avoir établi quelle sorte de chose elle est, brièvement, comme le temps l’exige, j’aborderai tous tes arguments, Torquatus, si toutefois la mémoire ne me fait pas défaut. »

58.

Ibid. III, 40 : « C’est pourquoi je te suis avec grande attention ; et tous les termes que tu appliques aux choses qui sont l’objet de cet entretien, je les consigne dans ma mémoire. »

59.

CIC., leg. II, 45 : « Quelle étonnante mémoire, tu as, Pomponius ! Tout cela m’avait échappé… »

60.

Ibid. II, 46 : « Je veux bien le croire, mais ce sont des choses dont je me souviens d’autant mieux et que j’attends avec d’autant plus d’impatience qu’elles touchent à la fois au droit pontifical et au droit civil. »

61.

CIC., Lael. 1 : « Quintus Mucius Scaevola, l’augure, racontait avec beaucoup de mémoire et d’agrément bien des traits de la vie de Caius Laelius son beau-père… »

62.

Ibid. 1 : « J’entendis donc de sa bouche beaucoup de savantes discussions, beaucoup de bons mots, courts et spirituels ; je les gravais dans ma mémoire… »

63.

Ibid. 3 : « J’ai gravé dans ma mémoire les pensées exprimées dans cet entretien ; et je les expose ici à ma manière. »

64.

CIC., fin. IV, 1 : « … et, moi, je pris la parole : Dans cet exposé, Caton, lui dis-je, quelle mémoire (il y a tant de choses), et quelle netteté (elles sont si obscures) ! »

65.

CIC., nat. deor. I, 91 : « En effet, tu as énoncé de mémoire et avec abondance — au point que je voudrais exprimer mon admiration pour une telle science chez un Romain — les sentences des philosophes sur la nature divine, cela depuis Thalès de Milet. »

66.

Ibid. III, 10 : « J’ai bien retenu non seulement le nombre, mais aussi l’ordre de tes arguments. »

67.

Philon de Larissa, académicien, réfugié à Rome suite à la progression en Grèce de Mithridate, dont Cicéron a entendu les leçons.

68.

CIC., nat. deor. I, 113 : « Il récitait très fidèlement de mémoire plusieurs sentences d’Epicure dans les termes mêmes où elles étaient écrites. Il récitait même de nombreux propos plus choquants de Métrodore qui est le collègue d’Epicure en philosophie. »

69.

CIC., diu. II, 14 : « … (à ce propos tu as récité de mémoire une partie de mes Aratea)… »

70.

Le début de la traduction proposée par G. Freyburger (CIC., De la divination, Belles lettres, Paris, 1992, collection La roue à livres), nous semble inexact. Nous entendrions plutôt (CIC., diu. II, 35) : « J’ai honte, non pas de toi bien sûr, dont j’admire même la mémoire, mais de Chrysippe, Antipater, Posidonius, qui soutiennent la même opinion que la tienne, à savoir que c’est une force consciente et divine, répandue dans l’univers entier, qui guide le choix de la victime. »

71.

CIC., Luc. 63 : « Si, dit-il, c’est le discours de Lucullus, prononcé avec tant de mémoire, d’ordre et d’élégance, qui t’a convaincu, je dois me taire et ne point te détourner de changer de sentiment à ton gré. Mais je ne serais pas d’avis que tu te laisses impressionner par son autorité céder à l’autorité de Lucullus. » (trad. d’E Bréhier modifiée, dans Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962, Bibliothèque de la Pléiade).