4. Une mémoire professionnelle : la transmission du savoir

La memoria paraît tellement liée au munus des orateurs qu’il pourrait être tentant de la réserver à ceux-ci, d’en faire une chasse gardée. Outil de savoir, elle peut devenir un instrument de pouvoir dit Crassus dans le De oratore. Il y révèle que les élites ont ainsi voulu s’approprier la connaissance (scientia) du droit, en interdire la diffusion ; cette mémoire réservée apparaît comme une arme de domination d’une minorité savante sur un peuple ignorant :

‘primum, quia ueteres illi, qui huic scientiae praefuerunt, obtinendae atque augendae potentiae suae causa peruolgari artem suam noluerunt 72

C’est une attitude déplorable selon Crassus, qui d’une part assujettit une partie de la population à une autre — la scientia du droit étant ici ravie, anciennement par l’aristocratie, et plus récemment par des spécialistes —, et détourne d’autre part les orateurs d’un apprentissage pourtant utile à leur discipline. Néanmoins, selon D. Roman, rejoint par G. Achard, la fermeture par Crassus censeur, en 92, des écoles des rhetores latini démontrerait que Crassus défend une mémoire aristocratique, élitiste 73 . Toutefois, le propos même du De oratore nous paraît contredire ces assertions. Ne prône-t-il pas au contraire l’ouverture de l’éloquence à tous, notamment à travers l’exemple de la memoria ? Malgré la situation d’énonciation, mettant en scène les happy few qui reçoivent les leçons d’Antoine et de Crassus, le message humaniste de Cicéron est clair, et s’adresse à tous les Romains qui veulent bien l’entendre. Nous nous rangerons de préférence à l’avis de J. Préaux et d’A. Michel, selon qui cette mesure répond à l’attachement de Crassus pour l’apprentissage du grec dans la formation de l’orateur 74 .

Autour de la memoria comme faculté d’apprentissage tournent donc des enjeux de pouvoir politique, qui se répètent à l’échelle de chaque corporation 75 . En effet, chacune d’elles détient une mémoire professionnelle, jalousement gardée, mais nécessairement transmise de génération en génération pour permettre la continuité de la discipline, voire son développement à Rome 76 , et même hors de Rome 77 .

Cicéron observe les tiraillements nés de ce paradoxe dans le Brutus, à l’instar de son porte-parole Crassus dans le De oratore. Il constate en effet le refus de certains orateurs de laisser des écrits, de peur que ceux-ci ne déçoivent, considérant que la gloire acquise par leurs discours suffit :

‘memoriam autem in posterum ingeni sui non desiderant, cum se putant satis magnam adeptos esse dicendi gloriam eamque etiam maiorem uisum iri, si in existimantium arbitrium sua scripta non uenerint 78

Contre cette attitude sclérosée, Cicéron prône l’ouverture de la corporation (comme Crassus vantait l’ouverture du droit à des non-juristes), seule capable de pérenniser une memoria, condamnée sinon à dépérir, comme le constate C. Moatti, qui démontre que la mémoire préservée antérieurement par les optimates comme outil de pouvoir se diffuse partout à la fin de la République 79 . C’est ainsi que Cicéron loue l’entrée d’un homo nouus, Quintus Pompeius, dans le monde des orateurs, et son accès aux plus hautes charges par l’apprentissage de l’éloquence :

‘Q. enim Pompeius non contemptus orator temporibus illis fuit, qui summos honores homo per se cognitus sine ulla commendatione maiorum est adeptus. 80

Il est difficile de ne pas voir dans cet éloge une allusion à son propre statut d’homo nouus. La relation de ce dernier avec la memoria est nécessairement complexe ; en effet Cicéron, patriote et homme politique, entend conserver la memoria républicaine, représentée par les grandes familles romaines. Il défend donc activement leurs valeurs qui fondent le régime, parce qu’elles sont nécessaires à sa stabilité. Toutefois, homo nouus lui-même, il sait que le repli sur soi de ces classes dirigeantes provoquera nécessairement l’extinction de leur memoria, et donc la perte des racines de Rome. Pour éviter cet oubli, un seul recours : l’ouverture et la transmission de cette memoria à d’autres catégories de citoyens qui, par leur implication, sauront s’intégrer à elle et faire cause commune avec ses détenteurs initiaux ; tous constitueront alors une communauté partageant une memoria pourvoyeuse des mêmes valeurs politiques et morales, la concordia ordinum. L’homo nouus est donc désireux de s’intégrer dans cette mémoire nationale, collective, pour exister, se définir à l’intérieur d’une identité romaine ; en échange, il est la garantie que cette mémoire se transmettra.

Cicéron se déclare donc opposé à une fermeture corporatiste qu’il considère comme une erreur à l’échelle collective : il invite tous les citoyens à adhérer à la memoria nationale — tandis qu’il fustige ceux qui l’oublient, affirmant leur indépendance à son égard, en individualistes ; à l’échelle de la corporation des orateurs, il invite tout autant à l’ouverture de la carrière, à la transmission par la memoria professionnelle des enseignements nécessaires à la formation de l’apprenti. Par la bouche de Brutus, par exemple, il regrette l’absence de discours écrits par Antoine et la rareté de ceux de Crassus 81 , alors qu’ils auraient pu laisser à tous le souvenir de leur travail, indispensable au jeune orateur :

‘cum enim omnibus memoriam sui, tum etiam disciplinam dicendi nobis reliquissent. 82

On le voit, Cicéron ne peut concevoir la memoria que dans une conservation par la transmission, non par l’exclusivisme des grandes familles ou des corporations ; elle constitue un principe d’apprentissage, comme le souligne le parallélisme memoriam sui/disciplinam dicendi, qui met en équivalence le souvenir de la personne et la leçon tirée de son éloquence.

Cicéron affirme s’inscrire lui-même dans cette démarche d’enseignement, comme relais entre la génération des Crassus, Antoine… et la postérité, à laquelle il veut confier le souvenir des paroles de Crassus :

‘… sermonemque L. Crassi reliquum ac paene postremum memoriae prodamus… 83

Nous l’avons vu, l’orateur est par excellence un homme de mémoire, la memoria est inscrite à son programme, et désormais, Cicéron veut faire connaître son nom à la mémoire de la postérité selon A. Gowing 84  ; avec cette mise en abyme, la boucle est bouclée.

En évoquant Crassus, en pérennisant son souvenir, il s’inscrit lui-même dans une lignée dont il est l’aboutissement et assure la continuité de la mémoire professionnelle des spécialistes de l’éloquence, réclamée par le Brutus qu’il mettait en scène 85 .

Notes
72.

CIC., De or. I, 186 : « D’abord, chez nos ancêtres, ceux qui détenaient cette science, jaloux de maintenir et d’accroître leur crédit, refusèrent de divulguer un savoir qu’ils considéraient comme leur bien. »

73.

D. Roman, « Débuts oratoires et causa popularis à Rome au II siècle avant J.-C. : l’exemple de L. Licinius Crassus », Ktèma 19, 1994, 97-110, nuance toutefois la position de Crassus. Celui-ci, par bien des aspects, mène une action élitiste, visant à empêcher les populares d’accéder aux lieux du pouvoir, et parmi eux, l’éducation, qui semble contredire notre propos (p. 100) : « Enfin, ce fut lui qui, lors de la censure qu’il partagea avec avec Cn. Domitius Ahenobarbus, fit prendre l’édit de 92 à l’encontre des rhéteurs latins. Le temps n’est plus en effet, où l’on s’interrogeait sur l’authenticité de cette mesure prise pour supprimer les “écoles d’impudence”, c’est-à-dire les écoles où l’enseignement des techniques oratoires était dispensé en latin et non plus en grec. Il est admis aujourd’hui que cet édit se faisait l’écho d’une réaction ferme, d’une résistance, de l’élite romaine soucieuse avant tout du mos maiorum et de ses prérogatives. Cette décision traduisait clairement la volonté de l’aristocratie romaine de conserver le monopole de l’éducation et, surtout, de mettre un terme aux nouvelles possibilités que ces écoles offraient à des jeunes gens issus soit de milieux moins prestigieux, soit des municipes d’Italie et qui, dans tous les cas, échappaient, de cette façon, au réseau habituel des clientèles et des pratiques aristocratiques. Ils étaient susceptibles de devenir une dangereuse menace pour l’ordre sénatorial. » Mais D. Roman note l’ambiguïté de l’attitude de Crassus qui, malgré son appartenance au camp optimate, a commencé sa carrière par une intervention popularis, en 119 av. J.-C., en faveur de la colonie de Narbonne. Pour expliquer cette ambiguïté, il faut prendre l’adjectif popularis au sens large de “qui se soucie du peuple”, “qui plaît au peuple”, et non le limiter au sens péjoratif de “démagogique” (p. 107-108).

G. Achard, « Les rhéteurs sous la République : des hommes sous surveillance ? », Ktèma 14, 1989, 181-188, présente lui aussi la rhétorique comme une chasse gardée de l’élite romaine (p. 186) : « Il est évident que les principes essaient d’abord de garder la haute main sur l’enseignement de la rhétorique. Ils s’entraînent entre eux, en dehors de la présence de quelque rhetor. Qu’évoque, que symbolise le De oratore sinon la transmission de la doctrine par les maiores à leurs cadets, en dehors de toute intervention des professeurs grecs ? Sulpicius Rufus, C. Aurelius Cotta, Q. Lutatius Catulus, C. Iulius Caesar Strabo, viennent prendre les leçons de leurs aînés, Antoine et Crassus. On voit parfaitement, dans cette œuvre, comment ces consulaires pèsent de tout le poids de leur dignitas pour assurer eux-mêmes le contrôle sur la doctrine hellénistique. Antoine va jusqu’à se proclamer magister. Cicéron, à la fin de la période encore, joue le rôle de maître à l’égard de Caelius, d’Hirtius et Pansa. »

74.

J. Préaux, « Le couple de sapientia et eloquentia », Colloque sur la rhétorique : Calliope I, éd. par R. Chevallier, Paris, Belles lettres, 1979 (Caesarodunum 14 bis), 171-185, p. 172 : « Il suffit, je pense, de constater que ce thème du couple de la sapientia et de l’eloquentia est au centre de la pensée de Licinius Crassus dans le De oratore, ce traité de rhétorique rédigé avec le plus grand soin en 55, mais dont le dialogue est intentionnellement censé s’être déroulé en 91, “au cours de la deuxième année après l’édit promulgué contre les rhéteurs latins” par ce même Crassus agissant en qualité de censeur avec son collègue Domitius Ahenobarbus. » Pour J. Préaux, si Crassus chasse les rhéteurs latins en 92, il n’est pas mû par un réflexe protectionniste visant à protéger le pré carré de l’élite aristocratique, mais bien plutôt par sa haute conception de l’éloquence — la sienne, ou celle de Cicéron — : il juge que les rhéteurs latins privilégient l’impudentia et l’audacia dans leur enseignement, au détriment de la sapientia qui, à ses yeux, doit entrer à part égale avec l’eloquentia dans la formation de l’orateur idéal, l’“orator sapiens” (p. 171). En effet, elle s’appuie sur l’“union intime entre la sagesse et l’éloquence” (p. 178). Nous le verrons, la formation de l’orateur cicéronien repose sur l’apprentissage d’une culture générale, philosophique, qui passe notamment par la connaissance du grec. Un enseignement délivré exclusivement en latin ne correspond donc pas à cet idéal, et ne peut former que de simples techniciens de la rhétorique, privés de l’éducation humaniste revendiquée par Cicéron.

A. Michel, « Cicéron et les problèmes de la culture », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae (AAntHung) 20, 1972, 67-76, suggère que cette interdiction de 92 reflète l’importance accordée par Crassus à la langue grecque dans l’éducation du jeune orateur comme langue de culture (p. 70-71) : « Crassus rappelle en particulier deux choses qui revêtiront chacune une grande importance pour l’histoire de la culture européenne : à propos de son opposition aux rhetores latini, il affirme la nécessité de savoir le grec. Au-delà des aspects anecdotiques, c’est bien cela en effet qui nous paraît compter dans cette affaire. Crassus (c’est-à-dire Cicéron) sait qu’on doit connaître le Grec qui est alors à la fois une langue de culture et une langue moderne. En second lieu, Cicéron insiste aussi sur l’importance de l’imitation. Il semble alors la préférer à la déclamation ; bien plus, il lui donne une forme originale, puisque souvent il pratique la version ou le “thème d’imitation” à propos des grands orateurs grecs ou des tragiques. » Du reste, selon G. Achard, « Pourquoi Cicéron a-t-il écrit le De oratore ? », Latomus 46, 2, 1987, 318-329, p. 319, « Antoine, en publiant un De ratione dicendi, s’associait à l’action de vulgarisation des rhetores Latini qui cherchaient surtout à répandre les préceptes de la τέχνηsans se soucier de donner une formation générale. » Sur ce point encore le pragmatique Antoine s’opposerait à l’idéaliste Crassus. La polémique n’est plus d’actualité lors de la rédaction du dialogue, puisqu’ « en 55 cela fait près de trente ans que les écoles de rhetores Latini ont rouvert » (p. 319), depuis 81.

75.

Cicéron se moque par exemple de cette tentation de la spécialisation chez le jurisconsulte Servius Sulpicius Rufus (Mur. 22), comme le rapporte P. Rousselot, « Le langage politique selon Cicéron », BAGB 1996, 3, 232-269, p. 254 : « (Cicéron) centre son attaque sur la science. Elle est un gâchis, le jurisconsulte aurait pu être un homme public, il en avait l’étoffe. Car Cicéron constate chez lui de ces vertus que l’on appelle maîtrise de soi, élévation d’esprit, droiture et bonne foi… Ayant pris soin de signaler ces qualités inemployées, Cicéron bondit sur la science du jurisconsulte, dont la matière est maigre et l’utilité inexistante (Mur. 23-25). » En revanche, P. Rousselot semble outrer cette critique lorsqu’il juge qu’elle correspond à un rejet de la culture chez un Cicéron qui, pragmatique, aurait une vision utilitariste de l’éloquence, dont seule l’efficacité lui importerait (p. 257) ! C’est négliger toute la réflexion du De oratore et l’importance accordée par Cicéron à la culture humaniste. Ce qu’il reproche à Sulpicius, c’est sa spécialisation, qui interdit toute ouverture d’esprit et contribue à réserver le savoir à certaines élites, mais certainement pas son savoir ! La position médiane définie par le couple Crassus/Antoine le montre bien, nous le verrons.

76.

Ce schéma existe aussi dans la société romaine archaïque, et intervient dans le conflit des patriciens et des plébéiens relaté par Tite-Live. Il relève lui aussi la tentation de la classe dominante de conserver le pouvoir, de l’interdire aux plébéiens, par l’affirmation d’une mémoire de classe ; ainsi, au Ve siècle, les plébéiens revendiquent la mise par écrit des lois, auparavant seulement orale, donc menacée d’altération (LIV. III, 55) ; les tribuns de la plèbe luttent pendant dix ans pour obtenir la publication des Douze tables ; au IVe siècle, alors que les tribuns de la plèbe Sextius et Licinius revendiquent pour leur ordre l’accès au consulat, sous la forme d’un quota — un consul plébéien sur les deux élus —, Appius Claudius Crassus invite les patriciens à refuser et à préserver les secrets des auspices associés au consulat, qui garantit leur supériorité sur les plébéiens et qui leur assure une place prépondérante à Rome (LIV. VI, 41) :

Auspiciis hanc urbem conditam esse, auspiciis bello ac pace domi militiaeque omnia geri, quis est qui ignoret? Penes quos igitur sunt auspicia more maiorum? Nempe penes patres : nam plebeius quidem magistratus nullus auspicato creatur ; nobis adeo propria sunt auspicia, ut non solum quos populus creat patricios magistratus non aliter quam auspicato creet, sed nos quoque ipsi sine suffragio populi auspicato interregem prodamus et priuatim auspicia habeamus quae isti ne in magistratibus quidem habent.

“Notre ville a été fondée par auspices, par auspices nous agissons en toute occasion, en guerre comme en paix, chez nous comme à l’armée : qui l’ignore? Et qui donc a le dépôt des auspices, selon la tradition des ancêtres? Eh bien, les patriciens : car un magistrat, s’il est plébéien, n’est jamais créé après consultation des auspices. Les auspices sont si bien notre propriété que non seulement les magistrats patriciens créés par le peuple ne peuvent l’être sinon après consultation des auspices, mais que nous-mêmes de notre côté nous n’avons pas besoin du suffrage du peuple pour, après auspices, proclamer un interroi, et que nous possédons pour notre usage privé ces auspices que les plébéiens ne possèdent même pas pendant leurs magistratures.”

Seuls détenteurs de ces rites, ils deviennent indispensables à la vie de la cité, et sont du coup seuls habilités à devenir consuls. Laisser les plébéiens accéder à la charge suprême revient à leur livrer cette mémoire de classe et à trahir le mos maiorum. De même, cf. LIV. IX, 46 : un petit-fils d’affranchi, Cn. Flavius, devient édile curule en 312, ce qui accentue le conflit entre les plébéiens et les nobles. Il en profite pour révéler des formules détenues jusque là uniquement par les pontifes, place le tableau des fastes au forum, afin que tous sachent quand plaider, et dédie à la Concorde un temple, ce qui contraint le grand pontife à lui dicter des formules sacrées, réservées au consul ou au général, seul habilité à dédier un temple. C. Moatti, La raison de Rome…, p. 103-105, résume les étapes de cette divulgation par écrit des lois et des formules qui appartenaient aux patriciens.

77.

C’est ainsi qu’en Gall. VI, 14, César observe que les jeunes aristocrates gaulois viennent suivre une formation exclusivement orale auprès des druides, fondée sur l’apprentissage par cœur :

Tantis excitati praemiis et sua sponte multi in disciplinam conueniunt et a parentibus propinquisque mittuntur. Magnum ibi numerum uersuum ediscere dicuntur. Itaque annos non nulli XX in disciplina permanent.

“Attirés par de si grands avantages, beaucoup viennent spontanément suivre leurs leçons, beaucoup leur sont envoyés par leurs parents et leurs proches. On dit qu’auprès d’eux ils apprennent par cœur un nombre considérable de vers. Aussi plus d’un reste-t-il vingt ans à l’école.”

L’écriture est donc interdite dans la transmission du savoir druidique, ce afin d’éviter une diffusion trop large, et d’en réserver l’exclusivité à une élite destinée à gouverner ; la memoria apparaît donc comme un outil de préservation du pouvoir politique et religieux :

Neque fas esse existimant ea litteris mandare, cum in reliquis fere rebus, publiciis priuatisque rationibus, graecis litteris utantur. Id mihi duabus de causis instituisse uidentur, quod neque in uulgum disciplinam efferri uelint, neque eos qui discunt litteris confisos minus memoriae studere ; quod fere plerisque accidit, ut praesidio litterarum diligentiam in perdiscendo ac memoriam remittant.

“Ils estiment que la religion ne permet pas de confier à l’écriture la matière de leur enseignement, alors que pour tout le reste en général, pour les comptes publics et privés, ils se servent de l’alphabet grec. Ils me paraissent avoir établi cet usage pour deux raisons, parce qu’ils ne veulent pas que leur doctrine soit divulguée, ni que d’autre part, leurs élèves, se fiant à l’écriture, négligent leur mémoire ; car c’est une chose courante : quand on est aidé par des textes, on s’applique moins à retenir par cœur et on laisse se rouiller sa mémoire.”

C.-J. Guyonvarc’h et F. Le Roux, Les druides, Rennes, Ouest France Université, 4e éd., 1986, p. 45-61, pour apprécier le contenu mémorisé de l’enseignement des druides, passent par une comparaison avec l’Irlande (p. 59) : « l’enseignement versifié, dans sa forme mémorisée, fixe, un condensé, un compendium des connaissances de base qu’il importait de savoir ou, plutôt, de ne jamais oublier… » Il était probablement fondé (p. 59) sur « de brefs aphorismes, des sentences concises, des phrases ou des métaphores, à la fois imagées et invariables, que l’élève ne pouvait comprendre et retenir qu’après avoir écouté le commentaire explicatif et, éventuellement, l’éxégèse. »

78.

CIC., Brut. 92 : « le souvenir qui pourrait rester après eux de leur talent les laisse indifférents, persuadés qu’ils sont d’avoir acquis une renommée d’orateur assez grande et qui paraîtra plus grande encore, si la critique ne trouve d’eux aucun écrit où exercer son jugement. »

79.

C. Moatti, « Mélanges experts et pouvoir dans l’Antiquité (V) : experts, mémoire et pouvoir à Rome, à la fin de la République », RH 626, avril 2003, 303-326, expose de façon nuancée la place des spécialistes à la fin de la République romaine. Pour un exposé approfondi sur cette question, nous renvoyons à l’Annexe n° 2, p. 481.

80.

Brut. 96 : « Quintus Pompeius, en ce temps-là, ne fut pas un orateur dédaigné et c’est ainsi qu’étant un homme nouveau, sans aïeux dont la gloire pût être une recommandation, il s’éleva jusqu’aux plus grands honneurs. » 

81.

Cf. CIC., De or. II, 8. On peut y voir aussi la méfiance à l’égard de l’écriture, conçue comme un affaiblissement des capacités de mémoire. Sur les écrits perdus, cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, p. 169-170 pour Antoine et p. 171-174 pour Crassus.

82.

CIC., Brut. 163 : « En effet, ils auraient laissé à tous un souvenir d’eux et à nous une leçon d’éloquence. » (trad. J. Martha modifiée, Paris, CUF, 1931).

83.

CIC., De or. III, 14 : « achevons de transmettre à la postérité l’entretien de Crassus, presque le dernier où il prit part… »

84.

A. Gowing, « Memory and silence in Cicero’s Brutus », Eranos 98, 2000, 39-64, p. 45 : « Despite the potential inadequacy of writing to convey one’s oratorical talent, it still provides the sole means whereby the orator can be assured of transmitting the memory of his talent to future generations. Each generation is expected to add to the store of memory that the next generation of rhetoricians will need to master. But this goes beyond the bequeathing of clever turns of phrase. What we have here is nothing less than a formula for the transmission of knowledge from one generation to the next. »

85.

Sur l’évolution de l’éloquence romaine vue par Cicéron, cf. M. Rambaud, Cicéron et l’histoire…, p. 100-101, cité dans l’Annexe n° 11, p. 492. Cicéron est attaché à l’idée de progrès de l’éloquence, dont il est l’aboutissement, comme l’explique A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République : essai sur le sens latin du progrès, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 200-201.