B. L’art de la mémoire

La memoria, tour à tour custos, thesaurus, fundamentum, joue un rôle essentiel dans l’activité de l’orateur. Si elle est une faculté naturelle, elle peut cependant être développée à l’aide d’une méthode mise au point par les Grecs, mais plus connue de nous grâce aux Romains. En effet, seuls trois textes de l’Antiquité, la Rhétorique à Herennius, le De oratore de Cicéron et l’Institutio oratoria de Quintilien, proposent une réflexion approfondie sur l’ars memoriae. Le troisième titre s’exclut de lui-même de notre étude, par sa date de composition bien plus tardive à la fin du 1er siècle après J.C., dans un cadre socio-politique radicalement transformé. En revanche, les deux premiers appellent une analyse parallèle, par leur appartenance à une même période historique et politique — la fin troublée de la République, ruinée par les multiples révolutions, coups d’Etat, guerres civiles et autres conjurations — et par leur proximité chronologique — une trentaine d’années seulement les sépare, le premier étant rédigé entre 86 et 83 86 , le second en 55 87 .

La Rhétorique à Herennius est le premier manuel consacré à l’ars dicendi à Rome, après un De ratione dicendi écrit par Antoine, avant 91, sans doute très général 88 . La carrière littéraire de Cicéron a commencé à l’époque de la publication de la Rhétorique, avec le De inuentione, en 84-83 (travail sans doute interrompu par la crise politique déclenchée par l’arrivée de Sylla en 82) ; les deux ouvrages traitaient de thèmes oratoires communs, étaient fondés sans doute sur les mêmes sources grecques, mais écrits avec des points de vue bien distincts quant à la conception morale de la memoria, et plus largement quant à son insertion dans une éthique 89 . Il est légitime d’établir un parallèle entre les deux auteurs. Cicéron offre dans son De oratore le recul de la maturité sur son art, nourri par sa riche expérience. Il y aborde, comme le maître d’Herennius trente ans plus tôt, une méthode permettant de renforcer la mémoire, héritée des Grecs, une « mnémonique », selon l’expression de l’auteur anonyme.

Ce parallèle est d’autant plus important que tous deux s’inspirent d’une même source au sens large : les différences d’approche n’en seront que plus sensibles, et la part personnelle de chacun plus visible. Dans les deux cas, l’ars memoriae bénéficie de développements cohérents et unitaires 90 . Nous suivrons les deux exposés de l’ars memoriae successivement. L’examen de leurs différences nous amènera à constater l’existence de deux objectifs distincts que nous nous efforcerons alors de définir clairement, en observant que l’ars memoriae se réduit chez l’un à une simple technique, tandis que l’autre lui donne une envergure morale et philosophique.

Notes
86.

Pour la datation, cf. Rhétorique à Herennius, éd. G. Achard, Paris, CUF, 1989, Introduction, p. VI à XIII. G. Kennedy, The art of rhetoric in the roman world, 300 B.C.-A.D. 30, Princeton, New Jersey, 1972, p. 113, confirme 86 comme terminus post quem.

87.

Pour une approche technique des trois textes, nous renvoyons à l’ouvrage fondamental de F. A. Yates, L'art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1997 (Bibliothèque des histoires), 1e éd. 1966, trad. 1975.

88.

CIC., Brut. 163 ; De or. I, 94-95 ; cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, t. 1, Paris, Klincksieck, 1952-1956, vol. 1, p. 169-171 : « style de préceptes, lourd et sans art, l’opuscule, dont on ignore le titre était médiocre, et fut publié à l’insu de l’auteur, voire contre son gré. »

89.

Nous mènerons cette comparaison plus loin, p. 89 sqq.

90.

CIC., De or. II, 350-360 ; Rhet. ad C. Her. III, 28-40.