1. La Rhétorique à Herennius

L’auteuranonyme consacre le livre III à trois divisions de la rhétorique : la dispositio, la pronuntiatio, la memoria. Il consacre les chapitres 28 à 40 à cette dernière.

a. L’existence de deux mémoires

Après avoir reconnu d’emblée l’importance d’une faculté qualifiée à la fois de thesaurus inuentorum et de omnium partium rhetoricae custodem 91 , expressions que nous retrouvons chez Cicéron 92 , il énonce un constat d’évidence : la coexistence de deux mémoires, l’une naturelle et innée, l’autre artificielle et exercée :

‘Placet enim nobis esse artificium memoriae 93

Avec une certaine confusion, il a pourtant envisagé le débat lors d’une question liminaire, pour aussitôt le reporter à plus tard !

‘Memoria utrum habeat quiddam artificiosi an omnis ab natura proficiscatur, aliud dicendi tempus magis idoneum dabitur. 94

Au lieu de s’engager dans cette démonstration, il préfère admettre cette coexistence comme un axiome :

‘Sunt igitur duae memoriae : una naturalis, altera artificiosa 95

avant de définir leurs natures respectives : la première est une composante innée de l’esprit humain ; la seconde est une méthode acquise par l’entraînement :

‘Naturalis est ea quae nostris animis insita est et simul cum cogitatione nata ; artificiosa est ea quam confirmat inductio quaedam et ratio praeceptionis. 96

Puis il s’engage dans un long préambule 97 justifiant l’utilité de cette méthode d’entraînement par la complémentarité et l’interaction de ces deux types de mémoire, jugeant que l’artificielle ne peut se développer sans un minimum de capacités naturelles, mais que la mémoire innée ne peut non plus atteindre son sommet sans l’aide de la mnémotechnie 98 , le chiasme naturalis memoria — praeceptione/doctrina — ingenii confirmant la nécessité réciproque de l’inné et de l’acquis :

‘quapropter et naturalis memoria praeceptione confirmanda est ut sit egregia, et haec quae doctrina datur indiget ingenii. 99

Cette dualité de la mémoire, selon notre auteur, est conforme à sa nature d’ars ; en cela, elle est assimilable à toutes les autres artes, qui se fondent sur l’association de l’ingenium et de la doctrina, dont le lien indissoluble est souligné par la répétition de la même structure chiasmatique :

‘Nec hoc magis aut minus in hac re quam in ceteris artibus fit, ut ingenio doctrina, praeceptione natura nitescat. 100

L’auteur estime donc que tout lecteur, même doté d’une mémoire naturelle, pourra tirer profit de cette leçon :

‘Quare et illis qui natura memores sunt utilis haec erit institutio, quod tute paulo post poteris intellegere 101

Mais il ajoute que son but principal est de venir en aide aux élèves défavorisés par la nature 102 , d’où son choix de traiter seulement la mémoire artificielle :

‘et si illi, freti ingenio, nostri non indigerent, tamen iusta causa daretur quare iis qui minus ingenii habent adiumento uelimus esse. Nunc de artificiosa memoria loquemur. 103

Notes
91.

Rhet. ad C. Her. III, 28

92.

Cf. CIC., De or. I, 18.

93.

Rhet. ad C. Her. III, 28 : « Nous pensons en effet qu’il y a un art de la mémoire. »

94.

Ibid. III, 28 : « La mémoire vient-elle pour une part d’une technique ou dépend-elle entièrement de la nature ? Nous en parlerons plus à propos une autre fois. »

95.

Ibid. III, 28 : « Il y a donc deux mémoires : l’une naturelle, l’autre fruit de l’art. »

96.

Ibid. III, 28 : « La mémoire naturelle est celle qui est innée dans notre esprit et qui a pris naissance en même temps que notre pensée. La mémoire artificielle est celle que renforcent une espèce d’apprentissage et des règles méthodiques.

97.

Ibid. III, 28-29.

98.

Ibid. III, 29.

99.

Ibid. III, 29 : « Donc la mémoire naturelle doit, pour atteindre la perfection, être renforcée par des préceptes et la mémoire qui s’acquiert par un apprentissage exige des dons. » Cicéron aussi parlait en ce sens, cf. De oratore II, 360.

100.

Ibid. III, 29 : « Il en est ici ni plus ni moins comme dans les autres arts : la formation réussit avec éclat grâce à un talent inné et les dons naturels grâce à l’apprentissage. »

101.

Ibid. III, 29 : « Aussi ces conseils seront utiles même à ceux qui ont une mémoire naturelle, comme tu pourras toi-même t’en rendre compte bientôt. »

102.

G. Achard, La communication à Rome, Paris, Belles lettres, 1991 (Realia, 12), p. 97, note que « le développement de l’écriture a tout changé : comme le déplore César, “quand on est aidé par des textes écrits, on s’applique moins à retenir et on laisse rouiller sa mémoire.” Admirable observation, qui montre combien l’écriture, malgré tout ce qu’elle a apporté de positif, a émoussé de remarquables aptitudes intellectuelles de l’homme. » Platon lui-même fustige l’écriture, et plus largement les moyens artificiels de se souvenir comme la mnémotechnie développée par le sophiste Hippias d’Elide, qui affaiblissent les capacités naturelles de l’esprit, en lui fournissant un support artificiel (Phèdre 274 e-275 b).

103.

Rhet. ad C. Her. III, 29 : « Mais si ces gens, sûrs de leurs capacités, n’avaient pas besoin de nous, nous aurions cependant une bonne raison de vouloir aider ceux qui ont moins de capacités. Nous allons donc parler de la mémoire artificielle. »