c. La théorie des loci

Les chapitres 30 à 32 développent la théorie des emplacements 109 . L’auteur use d’une analogie avec l’écriture, et désigne pour la première fois la mnémotechnie sous le terme de « mnémonique » 110  ; il justifie l’analogie par une série d’assimilations : les emplacements avec le support de l’écriture (cire ou papyrus), les images avec des lettres, l’organisation spatiale des images dans les emplacements avec l’écriture, l’exécution du discours avec une lecture 111  :

‘Nam loci cerae aut cartae simillimi sunt, imagines litteris, dispositio et conlocatio imaginum scripturae, pronuntiatio lectioni. 112

Dès lors, quelles sont les caractéristiques de ces emplacements favorables à la mémorisation ? Ils seront nombreux, pour retenir beaucoup d’images, donc beaucoup d’idées 113  ; classés dans un ordre immuable, de façon à former une série que l’orateur puisse prendre dans n’importe quel sens, ou commencer à n’importe quel endroit 114 sans pour autant confondre les images 115 . Une nouvelle analogie illustre cette idée : les emplacements doivent être considérés comme une série de personnes de connaissance, dont on ne saurait confondre les identités, quel que soit l’ordre des rencontres 116 .

L’image de l’écriture affine de nouveau la compréhension du système : si les images doivent être effacées, comme des lettres, les emplacements doivent rester identiques, offrant un support stable et constant, comme la cire 117 . L’auteur envisage une numérotation des emplacements pour faciliter leur organisation, au moyen de repères visuels : une main d’or tous les cinq emplacements, un ami nommé Decimus au dixième 118 . S’ajoutent des caractéristiques physiques très précises : un environnement désert pour rendre la visualisation des contours des emplacements plus précise et fiable ; des loci d’aspect et de nature variés, pour éviter toute confusion 119  ; assez petits pour offrir des images nettes, assez grands pour paraître les contenir 120  ; suffisamment éclairés pour permettre de voir les images 121  ; des intervalles de trente pieds 122  ; enfin, l’imagination peut relayer le manque d’emplacements de référence réels, et fournir des emplacements fictifs 123 . On le voit, l’auteur est d’une minutie particulièrement pointilleuse.

Notes
109.

Cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1997 (Bibliothèque des histoires), 1ère éd. 1966, trad. 1975, p. 18-20. M. Carruthers, Machina memorialis : méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen âge, trad. F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2002, parle de “mémoire localisante” (p. 23) et étudie son influence sur le Moyen-Age (p. 18 sq.). M. Carruthers voit cette mémoire localisante en action dans la mise en scène de Crassus qui se retire dans une chambre de méditation pour réfléchir au dialogue suivant, dans le De oratore (p. 226-227).

110.

Rhet. ad C. Her. III, 30 : G. Achard (Paris, CUF, 1989) retient nemonica, mais signale également la leçon mnemonica.

111.

Cf. CIC., De or. II, 354 ; II, 360 ; Partit. 26 ; Platon, Theaet. 194 c (la mémoire est associée à de la cire) ; Phèdre 274 e-275 b. G. Achard, La communication à Rome, Paris, Belles lettres, 1991 (Realia, 12), p. 98-99, insiste sur l’ordre des emplacements. F. A. Yates, L'art de la mémoire… analyse l’image de la cire (p. 48-49) et rappelle la méfiance de Platon envers la mnémotechnie : « Il est clair que, du point de vue de Platon, la mémoire artificielle, telle que l’utilise un sophiste, ne peut être qu’une malédiction, une profanation de la mémoire… Une mémoire platonicienne ne devrait pas être organisée aussi vulgairement que cette mnémotechnique, mais en rapport avec les réalités supérieures. »

112.

Rhet. ad C. Her. III, 30 : « En effet les emplacements sont tout à fait comparables à une tablette de cire ou à un papyrus, les images aux lettres, la disposition et la localisation des images à l’écriture ; et prononcer le discours, c’est comme lire. »

113.

Ibid. III, 30.

114.

Ibid. III, 30.

115.

C. Baroin, « La maison romaine… », relève à juste titre l’importance de l’organisation de l’espace offerte par une domus pour les nécessités de l’ars memoriae (p. 181). En effet, cette organisation, connue de tous les Romains, doit permettre à l’orateur de parcourir mentalement la maison avec facilité, en même temps qu’il prononce son discours (p. 183-184) : le parcours doit correspondre à la dispositio ; le vestibule matérialise l’exorde, les différentes pièces, les parties du discours ; la conclusion, quant à elle, correspond à un « regard rétrospectif sur la maison » (C. Baroin se fonde sur la déambulation d’Encolpe dans la maison de Trimalcion, chez Pétrone, Sat. 28, 6-30, 4 : p. 188-190) ; l’importance de l’ordre, du classement des images est soulignée chez Aristote, De memoria et reminiscentia 452 a, 12-16. C’est Quintilien qui nous donne le plus d’informations sur la place de l’architecture dans l’art de la mémoire, rappelle F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 34-35. J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, offre un bon résumé de la méthode (p.38-43) : la déambulation mentale d’un locus à un autre définit la dispositio du discours ; la memoria rerum relève de l’inuentio, la memoria uerborum de l’elocutio.

116.

Rhet. ad C. Her. III, 30.

117.

Ibid. III, 31 ; sur l’image de la cire, cf. Platon, Theetète 194 a-195 a. Selon A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie…, p. 420 n. 156, Cicéron perçoit bien la cire comme une image. Il « est très conscient du caractère philosophique de cette doctrine (de la mnémotechnie), comme l’attesteront les Tusculanes (I, 57), où nous retrouvons l’évocation de Simonide et des philosophes académiciens, ainsi que l’image de la cire et la théorie de la réminiscence. (Cicéron précise d’ailleurs que l’image de la cire ne peut être qu’une analogie, car l’âme est spirituelle, Tusc. I, 61). M. Carruthers, Le livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Paris, Macula, 2002, développe avec beaucoup de détails la métaphore de l’écriture (chapitre Tabula memoriae).

118.

Ibid. III, 31. Aristote, De memoria 452 a 17, envisage l’utilisation de l’ordre alphabétique pour faciliter le classement ; cf. M. Carruthers, Le livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Paris, Macula, 2002 (chapitre Tabula memoriae).

119.

Ibid. III, 31.

120.

Ibid. III, 31.

121.

Ibid. III, 32.

122.

Ibid. III, 32.

123.

Ibid. III, 32.