d. La théorie des imagines

Une leçon chasse l’autre ; après ce bilan technique, il considère de son devoir d’évoquer la deuxième composante de cette méthode, en exposant la théorie des images :

‘De locis satis dictum est ; nunc ad imaginum rationem transeamus. 124

Il établit les deux domaines d’activité de la mémoire artificielle : la memoria rerum et la memoria uerborum, distinguées par le choix des images 125 . La première reproduit en images les objets retenus :

‘Rerum similitudines exprimuntur cum summatim ipsorum negotiorum imagines conparamus 126

La seconde use d’images évoquant phonétiquement ou lexicalement des syllabes, voire des mots entiers :

‘uerborum similitudines constituuntur cum unius cuiusque nominis et uocabuli memoria imagine notatur. 127

Cette dernière expression paraît redondante, voire tautologique, marque du jargon d’un maître qui, sous le verbalisme, n’aboutit pas à l’explication satisfaisante ; on peut considérer que l’auteur l’a jugée nécessaire pour respecter le parallélisme avec la première subdivision. Il procède à une analyse détaillée de chacune des deux sous un angle pratique.

La memoria rerum doit passer par une image synthétique, en fait composée de plusieurs images dont l’alliance construit un sens global perceptible et résume le souvenir d’un ensemble d’éléments cohérent :

‘Rei totius memoriam saepe una nota et imagine simplici comprehendimus 128

Puis vient un exemple-type 129  ; ainsi, la victime d’un crime, alitée, l’accusé debout à ses côtés, tenant une coupe évoquant l’empoisonnement, des testicules de bélier faisant référence aux témoins par un jeu de mots, ainsi que des tablettes, liées au testament de la victime — le mobile ! L’auteur se révèle ici très utile pour la connaissance des procédures techniques utilisées par l’orateur dans l’ars memoriae : il doit choisir une image concentrée, ramassée, en fait un rébus 130 , permettant une visualisation globale, et la mettre en scène, la dramatiser ; en effet, une narration introduit un sens de lecture, donc une cohérence, facilitant la mémorisation, et la théâtralisation permet de marquer les traits de façon accentuée, de donner un relief plus facile à saisir. La couleur peut même intervenir, pour donner plus d’expressivité ; ainsi, le rouge connotant des significations symboliques comme la violence, le meurtre, le sang 131 … Cette image doit être complétée par d’autres — conséquence logique soulignée par l’emploi du connecteur deinceps 132 — évoquant les autres chefs d’accusation ; toutes sont alors localisées dans les emplacements, dans l’ordre de leur utilisation par l’orateur 133 . L’auteur considère que deux conditions sont nécessaires à l’efficacité de la mémoire artificielle, la mise en scène — caractérisation et dramatisation — et l’ordre des images :

‘et, quotiescumque rem meminisse uolemus, si formarum dispositione et imaginum diligenti notatione utemur, facile ea quae uolemus memoria consequemur. 134

Puis il développe la memoria uerborum avec de nombreux détails, grâce à l’exemple d’un vers à mémoriser. Elle fonctionne par associations d’idées, par jeux de mots, chaque son ou mot devant trouver un équivalent visuel à sa prononciation 135 . L’auteur reconnaît cependant les limites de cette technique, qui doit seulement venir à l’appui de la mémoire naturelle, qui passe par la répétition, l’apprentissage par cœur :

‘Sed haec imaginum conformatio tum ualet si naturalem memoriam exsuscitauerimus hac notatione… Hoc modo naturae subpeditabit doctrina. Nam utraque altera separata minus erit firma, ita tamen ut multo plus in doctrina atque arte praesidii sit. 136

Il réaffirme ainsi la complémentarité des deux mémoires (natura/doctrina), dont l’alliance apparaît comme une garantie de réussite (multo plus praesidii).

Notes
124.

Ibid. III, 32 : « C’en est assez à propos des emplacements. Passons maintenant à la théorie des images. »

125.

Ibid. III, 33. Cf. CIC., inu. I, 9. Cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 20-21.

126.

Ibid. III, 33 : « Les ressemblances avec des choses s’obtiennent quand on forme sommairement l’image des choses elles-mêmes. »

127.

Ibid. III, 33 : « On parvient à des ressemblances avec des mots lorsque le souvenir de chaque nom et de chaque terme est conservé grâce à une image. »

128.

Ibid. III, 33 : « Souvent nous faisons tenir dans un seul signe et dans une image unique le souvenir d’un ensemble de choses. »

129.

Ibid. III, 33.

130.

Comme le suggère J.-P. Poitou, « Histoire de la mémoire artificielle », Mémoire de la technique et techniques de la mémoire, éd. C. Lenay et V. Havelange, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1999 (Technologies, vol. 13 n° 2), 35-61, p. 41 : « Il y a dans ce dernier tour un recours au jeu de mots, plus précisément à ce que Freud appelle la substitution d’une représentation visuelle à une représentation auditive, sur le mode du rébus. »

131.

Pour l’étude précise des imagines proposées par l’auteur anonyme, cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire…, p. 21-27.

132.

Rhet. ad C. Her. III, 34.

133.

C. Baroin, « La maison romaine… », juge, là encore, que la domus constitue pour l’orateur le pourvoyeur essentiel en imagines, « un “réservoir” d’images » (p. 186). En effet, les objets d’art, l’ornementation, les colonnes, les portraits d’ancêtres, sont autant d’images propices à la mémorisation, faciles à identifier et à repérer dans les loci offerts par la structure de la domus (p. 187-188). A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne : Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C.,Rome-Paris, de Boccard, 1989, en particulier p. 307-311, analyse les imagines de la memoria artificiosa à la lueur de l’histoire de l’art et y recherche les indices d’une réflexion sur la peinture à Rome (p. 307) : « Dans l’art de la mémoire, le processus est intériorisé puisque l’orateur constitue à son propre usage des tableaux imaginaires. » Cf. aussi A. Rouveret, « Peinture et art de la mémoire », Comptes rendus des séances de l'année de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 1982, 571-588, qui analyse également l’influence de l’ars memoriae sur les tables iliaques, qu’elle qualifie de « tablettes à mémoriser » (A. Rouveret, « Les tables iliaques et l’art de la mémoire », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France 1988, 166-176).

134.

Rhet. ad C. Her. III, 34 : « Et quand nous voudrons nous souvenir de quelque chose, si nous disposons soigneusement les images, si nous les caractérisons bien, nous nous rappellerons aisément ce que nous voudrons. »

135.

Ibid. III, 34. Chez Aristote déjà, les vers offrent des facilités de mémorisation (Rhétorique, , 9, 1409 b).

136.

Ibid. III, 34 : « Mais cet emploi des images est utile seulement si nous mettons en branle grâce à ces repères la mémoire naturelle… Ainsi la méthode viendra en aide à la nature. Séparées, elles auraient chacune moins de force, mais soulignons bien que la méthode et l’art offrent un secours bien plus grand. »